J’ai lu : Basculements de Jérôme Baschet

Si l’on remarque que tout l’art d’une bonne stratégie est de laisser les adversaires gagner quelques batailles pour mieux les détourner de la victoire, alors cela permet de relativiser les soi-disant victoires du camp de la résistance :

  • L’abandon du projet d’aéroport de NDDL en est l’exemple canonique : la « victoire » a consisté à se contenter de la non-construction d’un non-aéroport au profit du renforcement non seulement de l’aéroport existant mais aussi du monde de l’aéroport. Pour rester dans le monde de la mobilité, on pourrait aussi se raconter que l’interdiction annoncée des véhicules diesel est une « victoire » écologique alors qu’elle n’est que le renforcement du monde de la voiture.
  • « Mais que l’on ne nous raconte pas qu’on est en train de gagner, que les bonnes pratiques s’étendent et que la société se transforme actuellement dans le bon sens », l’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines (Seuil Anthropocène, 2021), page 159.
  • Une bonne tactique peut donc permettre de gagner quelques batailles mais la victoire réelle dépend d’une stratégie 1.

Combien de stratégies s’offrent à la décroissance ?

J’en viens au livre de Jérôme Baschet, Basculements, Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).

« On ne cachera pas que cette notion [de basculement] entend faire pièce à celle d’« effondrement », dont le succès récent, promu par la « collapsologie », est à certains égards préoccupant » (page 19).

C’est là ce qui fait l’intérêt de cette lecture pour la décroissance et la question de la stratégie. Car le « basculement » est l’une des stratégies possibles. J. Baschet en désigne une autre : l’effondrement 2. Y en a-t-il d’autres ? Oui, la stratégie par le « renversement ».

  • Dans une stratégie de renversement, le changement se fait par la conquête préalable du pouvoir. On peut distinguer 2 variantes de cette stratégie : la variante réformiste, majoritaire, par les urnes ; la variante révolutionnaire, minoritaire, par la rue. Dans les 2 cas, la stratégie est verticale, descendante (top-down) dans le cas de la victoire électorale (la victoire électorale permet de faire passer des lois), ascendante (bottom-up) dans le cas insurrectionnel.
  • A contrario, on range dans le « basculement« , toute stratégie qui ne fait pas de la conquête du pouvoir central un préalable. C’est le titre d’un livre de John Holloway qui explicite cette stratégie : Changer le monde sans prendre le pouvoir (Syllepse, 2007). Dans cette stratégie (qui revendique son horizontalité), on va retrouver les notions de « masse critique », d' »essaimage », de « préfiguration », de « bifurcation ». J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de critiquer les illusions de la séquence : prise de conscience → expérimentation → exemplarité → préfiguration → essaimage → masse critique → bifurcation.
  • Le scénario de l’effondrement prétend rendre obsolète l’hésitation entre prendre ou non le pouvoir, entre verticalité et horizontalité, entre bottom-up et top-down, au nom d’un pronostic, sinon d’une prophétie. L’effondrement serait inéluctable : il ne pourrait pas ne pas avoir lieu (pour certains, il aurait même déjà commencé, ce qui les oblige pour ne pas trop venir en contradiction frontale avec la réalité à parler de « petits effondrements »…). Pour Y. Cochet – dans une définition (institutionnelle) plutôt restrictive de l’effondrement – l’effondrement est l’effondrement du pouvoir central, de l’État, en particulier dans sa capacité à fournir des services publics.

La critique des stratégies de renversement n’est pas au cœur de livre ; elle est abordée en quelques pages sous le nom de « Grand Soir » (pages 182-192) ; on peut la retrouver dans cette récente interview très complète de J. Baschet : https://acontretemps.org/spip.php?article919.

Pour une présentation du livre, chapitre par chapitre : https://journals.openedition.org/lectures/50419.

→ Ce livre se concentre sur a) une critique de l’effondrement et b) une promotion du basculement. Pour un itw directement sur cette opposition : https://reporterre.net/Ne-parlons-plus-d-effondrement-mais-de-basculements.

a) Quelles sont les critiques que J. Baschet adresse à la thèse de l’effondrement ?

  • D’être un « scénario » fatal (page 52).
  • D’être une notion « largement dépolitisée » (page 53).
  • De n’être qu’une version renversée de l’attente émancipatrice, et donc de demeurer une « invocation d’un processus absolument certain » (page 53).
  • De n’être guère exempte « d’un certain scientisme » : « d’une manière générale, l’idée de limites infranchissables tend à négliger la capacité du capitalisme à se métamorphoser et à inventer, sous l’effet de sa dynamique d’innovation, de nouveaux champs où déployer son exigence de valorisation » (page 55).
  • « Si l’effondrement du système actuel est déjà acquis, lutter contre lui n’apparaît pas nécessaire, puisque le processus s’accomplit inexorablement et sans nous » (page 55).
  • « On en oublie de se demander ce qui, au juste, s’effondre. Une fois la question posée, on s’aperçoit que la notion confond au moins deux « effondrements » de sens opposés : d’un côté, celui du vivant ; de l’autre, celui du système capitaliste » (page 56).

En lisant cette suite de critiques, il me semble que l’on peut quasiment toutes les ramener à la critique dirigée contre ce que j’appelle (à la suite de Michel Dias, dans le premier numéro d’Entropia) l’argument de la nécessité, ou plutôt argument de la fatalité : s’il n’y a pas d’autres alternatives que l’effondrement, à quoi bon s’engager dans une stratégie politique de transformation ? Les époux Larrère me semblent avoir bien montré – dans Le pire n’est pas certain – que, dans ce cas, l’effondrement est juste une version inversée du TINA (there is no alternative).

→ Cette dernière remarque permet de repérer la difficulté intrinsèque à toute stratégie : il n’y a pas de stratégie inéluctable, et aussi, si c’est inéluctable, pas besoin de stratégie. D’un côté, une stratégie est un choix, une modalité de la volonté ; d’un autre côté, toute stratégie est une sorte de promesse ou de garantie qu’elle va réussir, qu’elle est la seule façon de réussir, parce qu’elle est la bonne stratégie : en ce sens, c’est la bonne stratégie qui détermine la victoire. IL y a donc bien de la volonté à l’œuvre dans la stratégie, mais attention ce n’est pas celle du libre-arbitre pour lequel l’important c’est juste de (pouvoir) choisir ; c’est celle de la bonne décision, du choix réfléchi et délibéré.

b) J. Baschet a-t-il alors une bonne stratégie à proposer ?

Oui. « L’hypothèse stratégique proposée ici : on peut la qualifier d’insurgence communale – d’un terme qui cherche à entrelacer l’émergence des mondes communaux, espaces libérés s’affirmant dans les interstices de la domination économique, et les moments d’intensification de la conflictualité, par l’extension du blocage généralisé des rouages de l’économie comme par la multiplication probable de soulèvements qui sont autant de sursauts pour tenter de sauver la possibilité d’une vie digne. L’hypothèse proposée ici allie stratégies interstitielles et stratégies non étatiques de rupture – les deux interagissant dans une dynamique de crise structurelle » (page 217).

Qu’en penser ? Qu’elle témoigne d’une double exigence idéologique ; a) un désir de proposer une stratégie de transformation tout en étant b) conscient (les leçons de l’histoire sont inévitables) des limites des stratégies traditionnelles.

J. Baschet réussit-il à tenir ces 2 exigences ? Je ne le crois pas. Du coup, l’intérêt de son livre est d’y voir jusqu’à quel point et comment le projet politique d’une stratégie de transformation peut être mené.

Le cadre dans lequel J. Baschet mène son analyse (dans le cinquième et dernier chapitre) s’inspire du « triangle stratégique » proposé par Erik Olin Wright dans Utopies réelles (La Découverte, 2017) qui propose « trois manières de penser le dépassement du capitalisme : les stratégies de rupture (visant à défaire le capitalisme par la voie insurrectionnelle), les stratégies symbiotiques (qui luttent de l’intérieur des institutions de l’État, d’une manière qui augmente le pouvoir social d’agir et renforce les éléments non capitalistes présents au sein du système) et les stratégies interstitielles (qui se déploient par petites transformations successives, dans les failles de la structure sociale et en dehors de l’État) » (page 208).

Par rapport aux 3 stratégies que j’ai évoquées plus haut – renversement, basculement et effondrement – il n’est pas difficile de s’y retrouver : la stratégie de rupture est une stratégie de renversement par l’insurrection, les stratégies symbiotiques (on peut penser ici à l’ESS ← ma critique de l’ESS comme alternative tronquée.) et interstitielles sont des variantes de l’essaimage (la stratégie symbiotique est mâtinée de réformisme alors que la stratégie interstitielle relève du contre-pouvoir ou de l’anti-pouvoir).

L’hypothèse de J. Baschet consiste à essayer de construire une « combinaison » :

  • Il ne croit pas qu’aucune des stratégies proposées puisse à elle seule suffire :
    • Nous avons vu qu’il rejette en bloc les thèses de la collapsologie appuyée sur le diagnostic d’un effondrement inéluctable.
    • Il fonde sa « remise en cause du modèle de la Révolution entendue comme Grand Soir » sur « le constat d’un échec historique » (page 192).
    • Il sait la critique principale dirigée contre toutes les stratégies de l’essaimage (que ce soit par les alternatives concrètes ou dans les interstices, dans les failles) : l’auto-enfermement dans des « îlots » ou des « isolats ».
  • La combinaison qu’il propose consiste à éliminer tout ce qui relève de l’effondrement ou du mythe du Grand Soir.
  • Il accorde « dans certains cas de figure » (page 211) qu’il « pourrait être judicieux d’avoir recours aux stratégies symbiotiques – ou de profiter du fait que d’autres y ont recours – afin de stabiliser certaines avancées des stratégies interstitielles et consolider des espaces conquis dans la lutte (pages 211-212).
  • Mais sa proposition est une combinaison de stratégies d’insurgence (on comprend que c’est comme une insurrection mais en plus petit, comme les petits matins sont au Grand Soir) et donc de luttes et de stratégies interstitielles (qui consistent à construire des « espaces libérés », libérés de la domination économique).

Qu’en penser ?

  • La combinaison qu’il propose est en réalité un mixte d’essaimage et de violence :
    • L’essaimage est le fond de la stratégie interstitielle. D’un côté, il faut valider le jugement qu’il porte sur les précédents révolutionnaires et de ce qu’il convient de les juger comme des « tragédies » : « Selon les critiques les plus acérés du modèle dominant des révolutions du XXème siècle, comme Martin Buber, une grande part de leur tragédie a tenu au fait qu’elles n’ont pas su s’appuyer sur des transformations préalables qui auraient commencé à donner corps à la réalité qu’elles se proposaient de déployer » (page 190). D’un autre côté, il sait bien que les « alternatives concrètes » même si elles font sens (et elles sont nécessaires) ne font pas nombre (elles sont donc insuffisantes ← la critique portée par l’Atelier Paysan va encore plus loin que la dénonciation de leur impuissance) : c’est pourquoi J. Baschet est obligé de se donner un deus ex machina pour passer des « isolats » à la transformation sociale : ce qu’il nomme « potentialité réticulaire » (page 197).
    • Une certaine violence reste le fond de l’insurgence. J. Baschet en relève quelques formes actuelles : les blocages de la consommation, de la production, des flux de circulation et d’information, de la reproduction sociale (page 201), les soulèvements (les Gilets Jaunes par exemple) 3.
  • Autant dire alors qu’il me semble que cette combinaison reste prisonnière du dilemme mortifère que l’on retrouve déjà dans la philosophie marxiste de l’histoire : entre le déterminisme (« en dernière instance », c’est l’infrastructure économique qui est déterminante et les contradictions fonctionnelles du système amèneront à son dépassement) et le volontarisme (d’où le rôle accordé au « Parti » pour guider et justifier l’usage de la violence des luttes dans un « front principal des luttes » 4.
  • J. Baschet essaie-t-il d’échapper à ce dilemme ? Oui, et c’est à cela que sert ce qu’il nomme « crise structurelle » et qu’il a introduit dès son premier chapitre consacré aux crises révélées par la pandémie. « On se propose d’identifier une dynamique de crise structurelle caractérisée par une conjonction croissante de dysfonctionnements qui s’intègrent de façon persistante aux formes mêmes de l’accumulation et de l’organisation du monde capitaliste » (page 58).
    • C’est cette « crise structurelle » du capitalisme qui dans son hypothèse permet de voir dans les complémentarités entre interstices et ruptures un cercle vertueux, celui de la « potentialité réticulaire ».
    • Sauf que cette hypothèse d’une « crise structurelle » comme conjonction croissante de dysfonctionnements n’est que le dernier avatar de ce que l’on appelle « critique fonctionnaliste » du capitalisme : à savoir, les contradictions internes du capitalisme ne peuvent pas ne pas mener à son dépassement (où l’on retrouve les affres de la dialectique marxiste). L’argument de la nécessité – que l’on croyait évacué non seulement dès le sous-titre du livre (mondes émergents, possibles désirables) mais aussi dans la juste critiques des impasses impolitiques du scénario de l’effondrement – fait donc ici son retour. Patatras !

Tout la question était de savoir si la stratégie de basculement proposée par Baschet pouvait réellement échapper à l’impasse impolitique de l’argument de la nécessité à laquelle n’échappe pas les deux autres stratégies du renversement et de l’effondrement, soit à cause de leur usage dialectique de la critique fonctionnelle, soit à cause de leur emploi des déterminismes physicalistes.

Or l’essaimage a besoin d’un « saut » pour passer à la transformation : la thèse de J. Baschet est de passer par la notion de « crise structurelle » : cela a-t-il été suffisant ?

Je ne le crois pas car ce que semble reprocher Baschet à l’effondrement ce n’est pas la nécessité – en tant que telle – mais qu’elle ne soit pas plurielle : Baschet proposerait donc seulement une variante plurielle de la critique fonctionnaliste combinée d’alternatives de rupture et d’espaces libérés ; autrement dit, la fin du capitalisme ne résulte toujours pas d’un choix mais de la nécessité d’une conjonction de dysfonctionnements.

Rarement, livre me semble avoir autant que celui-ci bataillé avec les questions de transformation (sociale et écologique) comme « stratégies ». Dont acte ; et cela mérite vraiment lecture.

Peut-on, in fine, en tirer quelques pistes ?

  1. Ne devrions-nous pas vraiment donner priorité aux critiques normatives sur les critiques fonctionnalistes ?
  2. Mais une critique normative suppose une perspective.
  3. Au fond, l’impensé de ce livre me semble la confusion entre « porter un projet » et « être porté par un projet ». Au fond, les stratégies interstitielles, de rupture, et même symbiotiques me semblent toutes bercées de la même illusion : que les acteurs de ces stratégies seront ceux qui les porteront. Alors, qu’au contraire, je reste persuadé que seule une perspective systémique peut porter les acteurs. C’est la perspective qui est porteuse, par les acteurs. Mais accepter cela, c’est accepter d’être dépassé, ce qui suppose a) un sens de la transcendance, b) l’humilité de se décentrer.
  4. Le dernier mot du sous-titre de son livre est « désirable ». Or ce terme n’est jamais en tant que tel problématisé. Pas question de rejeter l’exigence d’une perspective désirable ; mais de quel type de désir s’agit-il ? Du désir comme pulsion (qui va de la force du sujet de l’impulsion à l’objet désiré) ou bien du désir comme attirance (qui à l’inverse fournit au sujet une direction).
  5. Bien évidemment, la perspective à laquelle je pense, comme porteuse de mobilisations et d’attirances, est la décroissance (et pas seulement la critique du capitalisme).

A moins, que de façon encore plus radicale, il faille en arriver à se dégager de toute considération d’avenir en termes de « stratégie ». J’ai déjà suggéré que cette piste pourrait encore faire droit à la « révolution » – non seulement au sens de Castoriadis comme « moment bref d’auto-institution » mais aussi au sens où G. Bataille et H. Arendt font du « miracle » le nexus de toute transformation de nature politique et/ou souveraine.

Il s’agirait alors de comprendre qu’une révolution ne se provoque pas, ne se prédit pas, mais qu’elle se prépare et qu’elle s’attend (au sens de : fournir un horizon d’attente, une perspective).

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Les notes et références
  1. Je ne traite pas pour le moment la question de savoir si la décroissance doit disposer d’une « stratégie ».[]
  2. Je mets de côté la question de savoir si l’effondrement est une « stratégie » ou simplement un « scénario ».[]
  3. Comment ne pas remarquer les effets de mode contenus dans ces vagues qui depuis plusieurs années font à chaque fois croire que le « frémissement » est déjà là et que tout va changer ; aujourd’hui, la dernière mode est dans les « désertions » (du monde du travail).[]
  4. Je me permets ici de renvoyer à mon intervention du vendredi 28 novembre 2014 à Liège. La question était assez « théorique » : Déterminisme écologique et volontarisme politique, l’approche décroissante.[]

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