Plaidoyer critique pour les intermédiaires

à propos de l’ESS et des « alternatives »

Version longue de mon intervention lors d’une journée consacrée à l’ESS. Préalablement à la discussion, nous avions constaté entre participants que nous défendions tous la conviction que la richesse produite devait être partagée.

L’idée directrice de mon intervention doit être comprise comme un plaidoyer en faveur de la transition, et donc en faveur des intermédiaires, qu’il s’agisse de territoires (des échelles de proximité 1), de chronologies (des étapes2), d’institutions (plus ou moins pragmatiques ou utopiques3) et même d’attitudes (tant théoriques que pratiques4).

Je vais parler de transition, de ses conditions de possibilité, plus exactement de ses conditions politiques de réalité.

Car une transition – puisque c’est un « intermédiaire » – est définie autant par son départ (son début) que par sa visée, son horizon (son but). Et à ne s’occuper que du départ, on peut en venir à oublier ou à reculer sans fin l’objectif ; et du coup le résultat, c’est qu’on en reste à la situation de départ, en se perdant juste dans des variantes plus ou moins écolo, sociales ou solidaires.

Festival de l’ESS, 9 NOV 2021 AU MANÈGE à CHAMBÉRY

Il me semble que tel est le danger qui menace d’une façon générale l’ESS et tout ce qui concerne les « alternatives » : on sait à peu près d’où elles partent mais on peut avoir beaucoup de doutes quant à savoir où elles vont.

Je vais procéder en 3 temps :

  1. Poser quelques interrogations sur l’ESS et ce que l’on appelle les alternatives : pour juger qu’elles souffrent d’un déficit d’horizon.
  2. Proposer ensuite comme horizon le cadre de la décroissance, parce que seule aujourd’hui la décroissance me semble en position de revendiquer vraiment une « sortie de l’économie ».
  3. En venir à évoquer quelques propositions politiques potentiellement intermédiaires pour enfin se libérer vraiment de l’économie.

Mon pari c’est de proposer la décroissance comme un cadre suffisamment large pour qu’aussi bien mes propositions que celles de mes partenaires (MPRA5, salaire à vie6 et modalités de décorrélation entre activité et revenu7) puissent venir y trouver place en tant qu’intermédiaires vers un horizon commun qui ne peut être que celui du commun, et faire de la décroissance un communisme pour le 21ème siècle.

1. Est-on vraiment « autre » quand ce dont on est autre reste de l’économie ?

D’emblée ma réponse : oui si et seulement si le but qui ne doit jamais être oublié, c’est de se libérer de l’emprise de l’économie, non pas immédiatement mais sans plus trop tarder.

Je peux nourrir mes interrogations à 3 sources : la définition juridique de l’ESS, les confettis de l’ESS, quelques concepts polanyiens8.

1.1 La définition juridique de l’ESS : vantardise ou inquiétude ?

Depuis le 31 juillet 2014, dans la loi9 du même nom, l’ESS est assez clairement définie par les articles 1 et 2 ; on peut lire :

  1. Un mode d’entreprendre et de développement économique (production, transformation, distribution, échange et consommation de biens ou de services) à 3 conditions : que a/le but poursuivi ne soit pas le bénéfice mais b/une « utilité sociale », que c/la gouvernance soit démocratique…
  2. Quant à l’utilité sociale, il y a 4 cas :
    1. Soutien à des personnes en situation de fragilité et lutte contre l’exclusion,
    2. Préservation et développement du lien social,
    3. Education à la citoyenneté, lutte contre les inégalités sociales « notamment entre les femmes et les hommes »,
    4. concourir au développement durable, à la transition énergétique.

Ce qui amène d’emblée toute une série d’interrogations (qui reviennent toutes à s’interroger sur le type de société utilitariste qui a besoin de s’occuper de ce qui lui est « utile », et qui ne peut être que ce que son fonctionnement lui-même met en péril) :

  1. Question 1 : Dans quel type de société sommes-nous pour que nous y ayons besoin de tels types de dispositifs ?
    • La réponse est simple : nous sommes dans une société d’exclusion, où le lien social qui est une condition d’existence d’une société (nous y reviendrons) est sapé, où il y a des inégalités, où la nature – qui est l’autre condition – est malmenée.
  2. Question 2 : D’où aussitôt une nouvelle question : qu’est-ce qu’une telle société ?
    • C’est une « société de croissance » c’est-à-dire une société qui est dominée par une économie qui est elle-même seulement orientée vers la croissance : cela donne, non pas une société avec une économie de croissance, cela donne une « société de croissance ».
  3. Question 3 : et pourquoi dans cette société traitons-nous ces problèmes en aval et non pas en amont ? Un traitement curatif de ces problèmes n’est-il pas toujours un « soin palliatif », fut-il du care ? Le pire n’est-il pas quand même le préventif n’est que du palliatif…
    • Parce que dans une société de croissance, les problèmes ne sont traités qu’en aval : c’est ce qu’on appelle le progrès. Pensons au progrès « technique » qui n’est que l’enchaînement de solutions qui provoquent de nouveaux problèmes qui sont à leur tour résolus, et qui déclenchent de nouveaux problèmes…

J’anticipe la critique face à la sévérité de ma critique qui serait trop théorique car en pratique l’ESS c’est plein d’initiatives formidables portés par des personnes formidables.

Je n’en doute pas et là n’est pas la question ; à moins de valider la stratégie habituelle de détournement des responsabilités vers les épaules des individus.

C’est donc bien la société que je critique et pas les individus qui y sont embarqués. Cette société dans laquelle les expérimentations critiques sont enfermées dans le pointillisme, les confettis.

1.2 Les confettis de l’ESS

Je prends cette image pour 2 raisons :

  1. Les confettis, c’est convivial, c’est « festif ».
  2. Mais les confettis nous donnent aussi une assez bonne image de l’irréversibilité10 du cours des choses : on peut fabriquer des confettis à partir d’une feuille de papier ; mais bon courage pour à partir de confettis fabriquer une feuille de papier.

Or je crois que les initiatives de l’ESS ne peuvent proposer qu’une « politique des confettis » :

Fabriquer son savon, son éponge (tawashi – l’éponge « zéro déchet » alors que son matériau suppose des déchets), trier ses déchets, recycler les bâches, le verre, les skis, échanger autrement avec une Accorderie, une monnaie locale (Elef), une Cigales, se rencontrer dans un café associatif, dans un tiers-lieu, produire dans une Scop, dans un potager à l’école, dans une CAE (coopérative d’activité et d’emploi), loger dans un habitat participatif, sécuriser sa vie par une « mutuelle » comme la MAIF…

Mais si c’est festif11, c’est déjà ça ? N’est-ce pas mieux que rien ?

Plutôt que d’en appeler à un éventuel courage pour oser poser le plus fortement possible ces autocritiques vis-à-vis de l’ESS, il me semble plus juste de me demander pourquoi ce courage nous manque.

C’est là que je reviens à la « société de croissance ». Or la croissance, c’est normalement juste ce que nous lisons à partir de cet indicateur qu’est le PIB. La croissance est un concept économique. Mais c’est un concept économique qui a gagné la bataille de l’hégémonie culturelle : autrement dit, la croissance est un concept qui est devenu un « monde et son idéologie ». : Dans une société de croissance, la croissance n’est pas seulement un indicateur, c’est d’abord une boussole.

Le courage nous manque parce que l’économie de croissance est une sorte de religion, qui dispose des corps et des esprits. Avec ses « miracles » économiques, ses « paradis » fiscaux, ses « prophètes » ; avec surtout son purgatoire, son enfer…

Toute la question est de savoir si nous réussirons à sortir de l’économie comme nous sommes arrivés il y a quelques siècles à sortir de la religion ?

C’est à dessein que je traite l’économie de « religion » car ce dont il s’agit quand on parle de religion, c’est d’horizon de sens. Et voilà la question : l’ESS a-t-elle réellement un horizon de sens ? (je ne le crois pas). N’est-elle pas plutôt un fourre-tout ?

1.3 L’ESS comme fourre-tout, du moment que c’est « autrement »

En théorie, l’ESS pourrait se présenter comme un espace de convergence, et au meilleur sens du terme une hybridation.

On peut le dire de plusieurs façons :

  • L’ESS comme tiers-secteur12 entre le secteur public de l’État (comme porteur de l’intérêt général) et le secteur privé du Marché (animé par la concurrence des intérêts particuliers).
  • L’ESS à la croisée de ce que Polanyi appelle des « formes d’intégration » (la réciprocité par le don/contre-don, la redistribution, les échanges)
  • L’ESS comme valorisation de tout ce qu’il a de tellement humain dans l’activité : l’expression de soi dans la production d’objets dont l’usage fait réellement lien (et non pas profit), l’activité comme production de valeur d’usage.

Mais en réalité, l’ESS ne semble proposer que des formes affaiblies et molles de parcellisation (sinon de désintégration) :

  • Un sous-marché de l’emploi et des services publics de rattrapage.
  • La réciprocité sous-entend des mouvements entre points corrélatifs de groupes symétriques : or le champ d’intervention de l’ESS est précisément de tenter de venir combler des dissymétries sociales.  La redistribution suppose un centre redistributeur : or les insuffisances de la fiscalité et de la contribution réduisent cette redistribution à des niveaux trop bas pour permettre une vie décente.  Les échanges « autrement » se recroquevillent soit dans des niches de l’entre-soi bourgeois soit glissent plus ou moins subrepticement dans des stratégies de communication et de facilitation technique.
  • Des activités très souvent abimées : des emplois subventionnés dont une grande partie du temps est consacré à chercher des… subventions ; des conditions de travail où la frontière entre emploi et bénévolat est régulièrement bafouée ; un monde dans lequel le syndicalisme est quasi toujours absent ; des formes sociales d’entreprenariat dans lesquelles le dialogue social n’est qu’une façade pour étouffer de classiques rapports de pouvoir entre décision et exécution…

Et c’’est ainsi que le monde de l’alternative, le monde où l’autrement devrait régner, n’est en réalité que le monde du « sous » : du sous-emploi, de la sous-rémunération, de la sous-reconnaissance, de la sous-critique, de la sous-démocratie, des hiérarchies muettes mais omniprésentes…

Pourquoi ?

  • Parce que l’autrement ne suffit pas à constituer une sortie : par exemple, s’agit-il de « limiter l’exploitation » ou bien de l’abolir ?
  • Parce que de l’économie autrement, c’est encore de l’économie. « Moins de profits, pour profiter plus » : mais on reste encore dans cette rationalité quantitative de l’économie, celle des plus et des moins ; et pourquoi pas « plus de bonheur », tant qu’à quantifier toujours et encore plus l’incommensurable…
  • Parce que pour que l’autrement soit une sortie, il ne suffit pas d’afficher un rejet, il faut être porté par un horizon, par un projet public qui dépasse le projet particulier de l’entreprise ou de l’association.

Je pose la question autrement : mais au fait quel est le public de l’ESS ? Ne faut-il pas reconnaître que l’ESS est un secteur où les inégalités de classe sont encore terriblement distribuées ?

De fait, quelle est la place des « classes populaires » dans l’ESS ? Certes, la cible c’est que ces classes soient à la source des projets, mais en réalité13 il y a là plus souvent une injonction paradoxale (sois libre ! ») et condescendante qu’une ouverture réellement bienveillante et émancipatoire…

Pour sauver l’autrement du « sous », il faut qu’il s’oriente avec une autre boussole que celle de l’économie. Il faut même que cette boussole lui permette de s’orienter dans la sortie effective de la société de croissance.

Au bilan : l’ESS restera un intermédiaire tronqué tant qu’il ne se mettra pas volontairement en perspective d’un cadre politique pour sortir de l’emprise actuelle de l’économie sur la nature et sur la société.

C’est à un tel cadre que convient le terme de « décroissance ».

2. La décroissance est un cadre qui est lui-même cadré

Rappelons l’objet de notre table ronde : elle « abordera des propositions alternatives d’économie sociale qui visent à replacer les initiatives locales de l’ESS dans une perspective plus large ».

Quand une telle perspective est absente, alors le monde de l’autrement n’est qu’un chemin détourné vers le « même ».

Je ne vois pas d’autre « perspective plus large » que la décroissance. Pourquoi ?

2.1 Prendre assez de recul pour redoubler la critique du capitalisme d’une critique des critiques du capitalisme

  • Oh il y a bien eu déjà des critiques du capitalisme mais ces critiques ont historiquement échoué faute d’en être restées à des formes tronquées de critique :
    • Le socialisme marxiste n’a pas échappé au productivisme.
    • Le socialisme social-démocrate n’a pas échappé au consumérisme.
    • Le socialisme anarchiste échappe rarement à une promotion de l’individu.
    • Les trois échappent encore plus rarement aux fables du technologisme et du travaillisme. Sans parler de leur oubli de l’écologie, de la question féministe14
  • Une perspective large c’est donc une critique du capitalisme et une critique des critiques du capitalisme.

Pourquoi est-ce que je propose que cette perspective soit celle de la décroissance ?

Parce que la décroissance propose un cadre politique qui est lui-même cadré écologiquement.

2.2 Le cadre écologique

Je commence par le cadre écologique : il s’agit là de renverser l’antienne qui place l’écologie au cœur d’un projet politique. Ce qu’il faut c’est replacer la politique au cœur du cadre écologique.

Un cadre, c’est juste un périmètre à l’intérieur duquel le jeu peut se poursuivre ; hors du cadre, c’est hors-jeu. Dans le cadre, toutes les formules de jeu sont possibles. L’écologie politique, ce devrait juste être comme un arbitre qui siffle une touche ou un hors-jeu, celui qui fait respecter les limites.

  • Les chercheurs du Stockholm Resilience Centre ont  identifié 9 limites planétaires dont le dépassement  « expose à des ruptures d’équilibre global » : Climat, biodiversité, cycles de l’azote et du phosphore, déforestation, eau douce, couche d’ozone, acidification des océans, pollution chimiques, aérosols atmosphériques ; lors de l’actualisation de 2015, une 10ème limite fut ajoutée, qui concerne la diffusion d’entités nouvelles dans l’environnement, telles les molécules de synthèse et les nanoparticules ; Atlas de l’Anthropocène, sous la direction de François Gemenne, 2019, page 10.
  • Les 3 premières limites sont dépassées. Est dépassée aussi l’empreinte écologique mondiale (1,7 Terre aujourd’hui). Le « jour du dépassement » était en 2021 le 29 juillet (le 22 août en 2020, « grâce » au confinement).
  • Dans le cas de la France : Il faudrait 2,9 planètes Terre pour subvenir aux besoins de l’humanité si nous vivions tous comme les Français.

2 remarques :

  1. Les dépassements sont systémiques : on se concentre aujourd’hui beaucoup sur le cycle du carbone – lobby pro-nucléaire qui vante/vend son bilan GES – mais le cycle de l’eau (reforestation, désimperméabilisation des sols15 (béton asphalte, artificialisation…), économies d’eau douce, réhydratation16) devrait/pourrait tout autant être pris en compte.
  2. Chacun peut bien voir en comparant les EE pays par pays que les inégalités écologiques sont aussi des inégalités géopolitiquement sociales.

2.3 la décroissance est le cadre politique pour revenir à la responsabilité

Quand on constate que les limites sont dépassées, 2 attitudes sont possibles :

  • On s’en félicite, on y voit une indéniable victoire de la définition libérale de la liberté comme capacité à dépasser les limites, à les repousser sans cesse.
  • On réfléchit de façon responsable et on envisage de repasser sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique.

La décroissance est précisément l’organisation démocratique des mesures qui vont permettre de repasser sous ces limites, qui vont nous faire revenir dans le cadre écologique des politiques responsables.

Cela implique évidemment de rompre avec le dogme principal de la croissance : ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa nomme la « stabilisation dynamique »17.

En ce sens, la décroissance n’est que le cadre idéologique qui demande de revenir dans les cadres de la soutenabilité écologique :

  • Économiquement, cela veut dire rompre avec la boussole de la croissance ; cela veut aussi dire assumer une baisse durable du PIB. Une telle baisse est une « dépression » quand son poids porte d’abord sur les dominés. La décroissance vise d’abord les dominants du nord global.
  • Psychologiquement, cela veut dire une période de sevrage. C’est pourquoi pas plus qu’un sevrage ne peut constituer un projet de vie, la décroissance ne peut prétendre être un projet de société : on ne va pas décroître pour décroître, vers le zéro et en deçà ! Il y a un après-décroissance.

La décroissance est juste une période de transition, une période intermédiaire : c’est le cadre des intermédiaires qui veulent libérer les sociétés de la domination par la croissance, de cette course en avant sans but.

Il faut donc souhaiter que la décroissance sera à la fois la plus démocratique et la plus brève possible : son but c’est la sortie de la logique de la « stabilisation dynamique ».

Voilà alors explicitement son horizon : viser une stabilisation non pas comme « dynamique » mais comme « équilibre ».

Cela veut dire rompre avec les logiques du dépassement et de l’arrachement : juste la préservation, la conservation et l’entretien des conditions qui rendent possibles une vie (à taille) humaine.

Reformulation de l’horizon : prendre pour objectif la préservation des conditions : pas plus, pas moins. Ces conditions sont des « communs », ce sont aussi des « préalables » :

  • C’est comme pour une langue : quand je nais, une langue est déjà là et c’est parce qu’elle est commune qu’elle permet la communication.
  • Ces « communs préalables » sont les communs naturels et sociaux : ce sont les conditions naturelles et sociales de la vie humaine dont la protection doit devenir un objectif politique.

3. Quelques propositions intermédiaires

Rien n’est gagné car il s’agit maintenant de nourrir ce cadre par des propositions à la fois mobilisatrices et responsables : par des propositions qui acceptent la double exigence des intermédiaires et de l’horizon de sens.

Rien n’est gagné ; la décroissance n’est pas inéluctable car d’autres choix politiques peuvent être faits et d’ailleurs ils sont faits. Aujourd’hui la direction générale n’est pas au repassage sous les plafonds ; tout au contraire, on se félicite de la reprise de la croissance. Il y a une minorité qui veut la décroissance ; aujourd’hui la majorité neut la décroissance. Mais ils ont le choix, comme nous : vouloir ou bien nouloir18 la décroissance, tel est le choix.

Remarque fondamentale : ce n’est pas parce que les limites écologiques sont déterminées physiquement que les actions politiques des humains sont déterminées politiquement (le terrain de football est délimité, il existe pléthore de façons de jouer au football).

Je voudrais consacrer ce troisième moment à évoquer le type de proposition politique défendue par des décroissants et qui concilie à la fois la responsabilité des intermédiaires et la conviction fournie par un horizon.

L’horizon est la sortie de la société de croissance : mais alors que devient l’économie dans une société décolonisée de l’imaginaire de la croissance ?

Elle est remise à sa place. Laquelle ?

Elle est réencastrée dans la société, mise à son service (et non pas l’inverse).

3.1 A production sociale, allocation socialisée

Si l’on accepte de découper l’économie dans la succession extraction → production → allocation → consommation → excrétion, voyons comment réencastrer l’économie dans la société en se concentrant sur le chaînon production → allocation (ou répartition, ou distribution).

Le principe est simple : si la production de richesses est une production sociale alors l’allocation doit être socialisée. « Un revenu, c’est un dû » : la richesse doit provenir à ceux qui l’ont produite.

Il s’agit là d’une position radicalement socialiste et radicalement égalitariste : la mutualisation des richesses est un principe concret, juste et responsable (voir Annexe 1.).

Explicitement, une telle socialisation de la production comme de l’allocation s’oppose de plein front à 2 principes de base de la société de croissance :

  1. La fable d’une production individualisée de la richesse.
  2. La fable d’une allocation (une part de richesse) proportionnelle au mérite individuel.

Il s’agit bien là de revenir au sens premier de « socialisme » comme opposition radicale à « individualisme ».

Il faut alors renforcer tout ce qui permettra de reconnaître l’origine sociale de toute production de richesse et c’est de démocratie dont il s’agit : non pas de démocratie économique mais de réencastrement de l’économie dans la démocratie.

En particulier, dans l’organisation des activités :

  • D’abord quant à la répartition entre décision et exécution.
  • On peut aller encore plus loin dans la contestation de la division du travail : genrée, sociale et technique : par un droit à l’inefficacité, par un principe de rotation19.

Il faut aussi renforcer tout ce qui permettra de rendre à tou.te.s la richesse qu’ils ont collectivement produite : nous décoloniser des imaginaires propriétaristes et méritocratiques.

Mais que fait un tel socialisme à l’individu ? N’y a-t-il que le « mérite » pour accorder reconnaissance aux contributions de chacun dans une société rééquilibrée en vue d’une stabilisation équilibrée ?

Je fais maintenant référence à la classification fournie par Axel Honneth des 3 types de reconnaissance sociale20 : sollicitude (pour les relations primaires : l’amour, l’amitié), respect (pour les relations juridiques : le droit) et estime sociale (dans les communautés : la solidarité).

La mutualisation des richesses implique alors une reconnaissance accordée à égalité à tous les membres d’une société qui y ont participé.

Tel est l’objectif de la proposition décroissante de revenu inconditionnel.

3.2 La variante décroissante du revenu universel : le revenu inconditionnel

Quelles sont les caractéristiques principales de cette proposition du RI ?

  • Il est doublement inconditionnel : non seulement il est accordé à tout membre de la société, sans aucune exclusion mais il est accordé sans contrepartie « laborieuse ». Autrement dit, son présupposé est bien que tous les membres d’une société contribuent déjà à la production de la richesse : avant toute distinction entre richesse économique et richesse sociale, entre travail productif et travail improductif, entre production marchande et production non-marchande.
  • Il est doublement suffisant : son montant est suffisant pour permettre une vie décente (socialement) et responsable (écologiquement). Il est articulé avec un plafonnement des revenus et des patrimoines : au-delà du plafond, ça suffit !
  • Il est alloué en 3 parts : monnaie locale, gratuités et monnaie commune.

En quoi cette proposition de RI répond-elle à ce que nous cherchions à savoir comment réinsérer de la démocratie au cœur même de l’économie ?

  1. La mutualisation de la richesse est congruente d’une redéfinition des activités productives que nous avons appelé « indivision sociale des activités ». Mais il ne faut pas être naïf et croire que cette double resocialisation de l’économie – par la mutualisation et par la dé-indivision – suffirait pour produire « comme par miracle » cette stabilité équilibrée (paix sociale) que nous recherchons.
  2. Car il y aura de la violence (c’est à Bernard Friot que je dois qu’il faut ne jamais écarter cette difficile question). Il y aura de la violence même dans une économie remise à sa place, il y aura des rapports de force.
  3. La solution c’est de doter chacun des moyens pour tenir ces rapports de force : chacun peut bien voir que la garantie d’un revenu inconditionnel fournira de tels moyens. Le RI donne les moyens d’attendre : le revenu inconditionnel, c’est du temps inconditionnel.

3.3 La souplesse programmatique du RI

Cette « souplesse » est indispensable politiquement. a/ D’abord, parce qu’elle ne peut être possible que par la conscience des difficultés d’atteindre le « point de fuite » de la perspective. Et bien souvent d’ailleurs, la radicalité intransigeante de la rupture pour la rupture n’est que la preuve d’un déni (ou d’un oubli) de perspective. b/ Ensuite, seule une telle souplesse, celle qui permet de « dézoomer » une revendication en prenant suffisamment de hauteur permet de converger avec d’autres propositions et de ne pas confondre entre « désirable », « faisable » et surtout « acceptable » 21. Et chacun peut voir là comment il existe une échelle des attitudes.

Je voudrais finir en montrant qu’une telle proposition de RI peut parfaitement se satisfaire d’attendre des mesures intermédiaires, autrement dit de se placer à l’horizon d’une reconstruction de la place de l’économie dans la société.

  • Les 3 parts du RI peuvent, suivant des « étapes » intermédiaires, être différemment réparties, dans une sorte de panier du RI : immédiatement pour certaines gratuités. Pour les parts en monnaie locale et en  monnaie commune, il peut y avoir un échéancier.
  • Si l’important c’est la déconnection du revenu et de l’activité, d’ores et déjà nous devrions mener des luttes sur au moins 3 terrains : la réduction du temps de travail, un droit inconditionnel au temps partiel choisi par le salarié, une retraite inconditionnelle d’un montant unique et égal pour tou.te.s.
  • Au niveau des entreprises, la MPRA, La Mutualisation partielle des revenus d’activité, serait comme une sécurité éco-sociale des entreprises. Il n’est même pas certain que l’horizon soit une mutualisation totale à partir du moment où l’économie serait encadrée écologiquement par des plafonds à ne pas dépasser (même argument que pour l’héritage : pourquoi le limiter si les patrimoines et les revenus le sont déjà ?).

Annexes

1. Pourquoi mutualiser la richesse produite ?

Parce que c’est concret, juste et responsable.

  • C’est concret parce que c’est le contraire de la mutualisation qui est une abstraction ; dit autrement : le concret, c’est la production sociale ; l’abstrait, c’est la fable d’une production individualisée. Ce n’est que par abstraction (de la société comme indivision sociale) que l’économie (orthodoxe comme hétérodoxe) envisage une production individuelle. Pour explorer ce qu’il faut entendre par production sociale, je ne cesse de relire les pages écrites par Marx dans les années 1840 et réunies sous le nom de « notes de lectures » (Dans le tome 2 de la Pléiade, pages 23-34). Il entend par « production sociale », la « production humaine », où le sens de l’activité humaine est de produire génériquement l’homme, c’est-à-dire son être social (et non pas son avoir économique) : la « production sociale » est la production de la société = la production par la société pour la société.
  • C’est juste parce que la richesse ne peut pas se réduire à la part calculée économiquement (et qui résulte toujours d’un rapport de forces social et donc d’un rapport de domination) mais que la richesse produite socialement est en réalité produite par tous les membres de cette société, qu’ils aient une activité* lucrative ou non. C’est d’autant plus juste que la répartition de cette richesse est elle aussi toujours un rapport social. Dans les rapports actuels de domination, c’est le « mérite » qui vient tenter de légitimer cette répartition :
    • de fait, cette répartition est injuste et surtout elle ne correspond pas à la réelle valeur sociale des professions : Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009, http://neweconomics.org/2009/12/a-bit-rich/.
    • de droit, je considère tous ces calculs pour des fables qui déguisent des rapports sociaux ; et en réalité, je pense qu’il est économiquement impossible de calculer un montant de la participation de chacun à la production totale de richesse (je ne crois pas à cette définition libérale de la société comme addition d’individus). J’aime à citer Kropotkine :  » les moyens de production sont l’œuvre collective de l’humanité ». Et il enfonce le clou : « il est matériellement impossible de déterminer la part qui pourrait appartenir à chacun dans la production actuelle des richesses ».
  • C’est responsable : parce que la mutualisation sociale signifiera un encadrement des revenus et des patrimoines, par plancher et plafond, et que seul un tel encadrement social permettre de se caler dans les limites de la soutenabilité écologique.

2. Le travail

Le principal problème me semble que le terme de « travail » est pris dans un sens trop général : on le fait passer pour un terme générique alors qu’il n’est qu’une espèce d’un terme plus général.

1. Quel serait ce terme général ? Pour cela j’ai une méthode très simple : je vais chercher la liste des synonymes (https://www.cnrtl.fr/synonymie/travail) et je cherche le terme le plus général. Ayant fait plusieurs fois cette méthode en groupe, le terme qui l’emporte est : « activité » (en deuxième, c’est « occupation »).

Je me plie alors à cet usage : le travail est une espèce d’activité (tout travail est activité mais toute activité n’est pas du travail ; il y a des activités qui ne sont pas du travail).

2. Dans un second temps, je peux aller chercher d’autres espèces d’activité qu’il faut non pas opposer mais distinguer du travail.

Quand on demande à des « jeunes » quelle est l’orientation dont ils rêvent (où à laquelle ils s’attendent), on a 2 grands types de réponses : ils veulent gagner de l’argent et/ou ils veulent s’épanouir.

On obtient ainsi 2 critères (rémunéré/gratuit et choisi/contraint) qui permettent assez bien de baliser les 4 grandes espèces d’activité :

  1. Activité gratuite et contrainte
  2. Activité gratuite et volontaire
  3. Activité rémunérée et volontaire
  4. Activité rémunérée et contrainte

Les 2 premières ne prêtent guère à discussion : c’est l’esclavage (la corvée) et le bénévolat. C’est moins évident pour les deux dernières. En général, le « métier » vient pour le 3. Reste la définition 4. pour le « travail ».

→ Pour emploi : il convient aussi bien pour le métier que pour le travail : un « emploi » est donc juste une activité rémunérée (c’est pourquoi à Pôle Emploi, on propose toutes sortes d’activité mais ni du bénévolat ni de l’esclavage).

Cette définition large de « travail » correspond assez bien aux différents sens (intransitif, transitif et pronominal) de « travailler » (https://www.cnrtl.fr/definition/travailler).

La difficulté idéologique c’est que les constructions « modernes » du travail ont opéré une réévaluation du terme : et que cette réévaluation bourgeoise a été reprise par les mouvements ouvriers (souvent dans la confusion entre « droit au travail » et « droit du travail ») → je défends les luttes émancipatoires du « droit du travail » mais je ne le fais pas au nom d’un « droit au travail » mais au nom d’une exigence de la reconnaissance de la participation de tou.te.s à la production sociale de la richesse.

2 points encore :

  • Il faut que la définition du travail justifie pourquoi on est favorable à une réduction du temps de travail : travailler moins pour travailler tous ou bien travailler tous pour travailler moins ?
  • Lexique décroissant : https://ladecroissance.xyz/2019/04/29/travail/

3. Le revenu

Le revenu est un terme très large qui englobe beaucoup d’espèces : la rémunération, la rente, le salaire, le profit… La difficulté de ce genre de termes, c’est qu’il vient d’un « monde » – celui de l’économie, ou celui du capitalisme, ou celui de la croissance – que l’on veut critiquer. Donc en l’employant, on risque d’y rester prisonnier. :

Pris dans son sens le plus large, le revenu est un flux de ressources (soit le travail, soit le capital)

  • la question de l’accumulation primitive du capital est rarement reposée, pourtant elle devrait l’être si on veut parler revenu

Au sens le plus ordinaire, un « revenu » est ce qui revient à son point de départ. La question du revenu est donc d’abord celle de la source de la richesse produite.  

Cette source étant selon moi la société dans son entier, c’est à l’ensemble de la société que devrait revenir la richesse (pour qu’une « société riche » ne soit pas/plus une « société des riches »).

De ce point de vue-là, la proposition de revenu inconditionnel que je défends avec Baptiste Mylondo est une remise en cause (égalitariste) de la distinction abstraite entre revenu primaire et revenu de transfert.  

Ou plutôt : le revenu inconditionnel dans une société véritablement sociale est le véritable revenu primaire qui est dû à tous les membres de la société ; le salaire au sens courant est en réalité un revenu de complément.

  • Le premier niveau de salaire à vie est un revenu inconditionnel
  • au nom d’une « certification » (d’activité) reconnue primairement (que l’on accorde à tout membre d’une communauté) et non pas au nom d’une « qualification » (par un « travail »)
  • Le MPRA serait plutôt un revenu de transfert, étape tout à fait compatible avec un trajet de décroissance : de la même façon que le Salaire minimum socialisé (SMS) était une étape vers le revenu inconditionnel (https://benoitborrits.fr/2021/05/11/depasser-par-le-haut-le-debat-sur-le-revenu-dexistence/).

*

Si l’on cherche un exemple d’intermédiaire tronqué, voire même de pratiques en incohérence avec les valeurs affichées, voici ce qu’on peut lire sur le site de « la monnaie autrement » : on se demande ce qu’il peut y avoir d’autrement (avec l’Euro) avec une telle façon de saper tout ce qui pourrait se vivre comme du lien social :

« Arguments en faveur de l’Elef numérique : https://www.elef73.org/quest-ce-que-lelef-numerique/

Les avantages du numérique sont nombreux, que ce soit pour l’utilisateur ou le commerçant.

Pour les utilisateurs :

– toujours avoir des Elefs en poche, sans besoin de passer par les comptoirs de change.

– faciliter le paiement de montants élevés.

– payer au centime près !

– réadhérer à distance. « 

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Les notes et références
  1. Des voisinages jusqu’aux bio-régions en passant par les communes et les bassins de vie.[]
  2. De l’immédiat jusqu’au long terme, voire très long terme (quand il s’agit de gestion des excrétions) en passant par le temps d’une mandature (surtout en cas d’impossibilité de faire suivre 2 mandats), d’une décennie…[]
  3. De ce qui existe déjà (les institutions instituées) à des propositions radicalement instituantes.[]
  4. Pouvant aller d’un pôle de radicalité comme cohérence à un pôle de pragmatisme par des compromis.[]
  5. https://pleinemploi.org/[]
  6. https://www.reseau-salariat.info/.[]
  7. https://vivreletravail.net/.[]
  8. Pierre Alary, « La subsistance de l’homme : l’économie selon Karl Polanyi », Revue de la régulation, 12 | 2e semestre / Automne 2012 : http://journals.openedition.org/regulation/10008.[]
  9. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000029313296/.[]
  10. L’irréversibilité, du temps en particulier, donne un sens, dans les deux sens du terme. Classiquement, on opposait l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps humain à la réversibilité et la prédictibilité du temps des choses, mais l’entropie redonne au temps physique le tragique du temps psychologique.[]
  11. C’est mieux que le « Totnes blues ».[]
  12. Michel Lallementet Jean-LouisLaville, « Qu’est-ce que le tiers secteur ? Associations, économie solidaire, économie sociale », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 42 – n° 4 | Octobre-Décembre 2000 : http://journals.openedition.org/sdt/37065.[]
  13. N’y a-t-il pas corrélation entre la désaffection des classes populaires pour « la gauche » et ce goût irrépressible de toute une frange écolo bobo pour l’ESS, quand ce ne sont pas les organisations partidaires de la gauche de la gauche qui se mettent à s’enticher aujourd’hui des « alternatives » comme ultime indice de ces « frémissements » qui leur semblent annoncer des petites soirées entre révolutionnaires…[]
  14. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas existé de féminisme socialiste, ou d’écologie sociale ; cela veut dire que les socialismes n’ont pas été catégoriquement féministes ou écologistes…[]
  15. https://www.aurba.org/wp-content/uploads/2015/06/Impermabilisation_des_sols.pdf.[]
  16. http://europeanwater.org/fr/ressources/rapports-et-publications/1031-plantes-sols-eau-pour-rafraichir-le-climat-rehydrater-la-terre.[]
  17. « Une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique », Harmut Rosa, Rendre le monde indisponible, pages 16-17.[]
  18. Verbe de l’ancien français qui renvoie à la « nolonté », la volonté de « ne pas ». Et c’est ainsi que volontarisme et déterminisme étaient pensés compatibles dans les discussions théologiques du Moyen-Âge. Il peut y avoir des limites physiques, la liberté politique demeure.[]
  19. Éloge d’une indivision sociale des activités, https://decroissances.ouvaton.org/2021/03/12/eloge-indivision-sociale/.[]
  20. https://decroissances.ouvaton.org/2008/07/11/les-conflits-sociaux-ont-ils-une-logique-morale/#II-_La_structure_des_relations_de_reconnaissance_sociale.[]
  21. Il me semble important devant les alternatives, si on ne veut pas se contenter d’une critique artiste, de se poser 3 questions : 1/ Est-ce désirable ? et là il faut une perspective, un « point de fuite ». 2/ Est-ce faisable ? et là il faut oser tirer les leçons des échecs des précédentes tentatives. 3/ Est-ce acceptable ? et là il faut même si c’est désirable et faisable proposer une souplesse dans la mise en place (des étapes et des échelons) []

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