La vie militante devrait aussi être une vie sociale

Interview fictive destinée à l’origine à venir conclure le dossier de la revue suisse Moins! pour préparer les (f)estives qui devaient avoir lieu à Vevey sur le thème de la vie sociale. Mais l’édition suisse est repoussée à l’an prochain ; seule l’édition française des (f)estives est maintenue, dans les Vosges, du 15 au 21 août.

D’où vous est venue cette attention portée à la vie sociale et à une critique de l’individualisme ?

Chez ceux qui voient dans la décroissance une variante radicale de l’écologie, on entend souvent que les valeurs dont on a besoin pour protéger les vivants sont les mêmes que celles qui relient les humains entre eux. De ce point de vue, on pourrait s’attendre à ce qu’à l’intérieur de nos milieux engagés, les valeurs du commun, de la confiance, de l’entraide, de la bienveillance… soient consciencieusement respectées. Mais ce n’est pas toujours le cas.

C’est-à-dire ?

Comme nous organisons depuis des années des rencontres – les (f)estives – nous avons relevé tout un ensemble de mauvaises habitudes que nous avons avec ironie compilées dans un « Ceci n’est pas un règlement intérieur »1, en faveur d’une décroissance de l’empreinte égologique pour essayer d’échapper à ces travers : ne pas savoir écouter, prendre la posture du prophète de l’apocalypse, décentrer le sujet et tout ramener à ses obsessions idéologiques, ne respecter le travail ni des organisateurs ni des intervenants, surjouer les affects contre les arguments ou inversement…

Mais cela c’est dans la nature humaine, surtout quand on est en groupe, ce n’est pas particulier aux décroissants ?

C’est assez vrai mais c’est chez les décroissants que le hiatus est vraiment embêtant parce qu’on s’attend non seulement à ce que nos manières de faire soient en accord avec nos manières de penser mais aussi à ce que la décroissance s’oppose frontalement à l’idéologie libérale de l’individu et en particulier à cette conception libérale-libertarienne d’une liberté comme affranchissement de toute limite et de toute contrainte.

Peux-tu montrer cela sur une valeur précise, par exemple celle du commun ?

Tout à fait. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’y a pas d’un côté les individualistes et de l’autre les partisans du commun, non, il y a une façon individualiste de définir et pratiquer le commun. Un individualiste, ce n’est pas un égoïste, c’est quelqu’un qui ne voit dans un tout qu’un assemblage de parties, d’éléments. Pour un individualiste, le commun est une addition de points de vue individuels ; le collectif est une collection de points de vue. Pour faire du commun, il suffirait alors de « faire la collecte ».

Et pour ceux qui refusent ce point de vue individualiste ?

Pour eux, le commun n’est pas le plus petit dénominateur commun. En géométrie, on dirait que ce n’est pas une intersection mais une union. Dans ce cas, le commun est un « tout » et ce tout est plus que la somme des parties. Ce n’est pas la même chose de manger un gâteau ou de manger séparément ses ingrédients. Dans un sport collectif, on voit bien que l’esprit d’équipe est quelque chose d’autre qu’une somme de compétences.

D’accord, mais un tout est bien composé de ses parties ; sans des éléments, il n’y a pas de tout, de commun, de collectif.

C’est pour ça que j’aime bien prendre l’image de l’esprit d’équipe. Parce que l’existence d’un tout est peut-être toujours une existence spirituelle. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas matérielle qu’elle n’existe pas.

Mais ça c’est de la théorie,  en quoi la conception individualiste du commun est « embêtante » dans la pratique ?

Dans la conception individualiste, on va des individus au tout alors que dans la conception inverse, on pourrait dire « socialiste » ou « communiste », on commence par le commun. Une langue, ce n’est pas simplement une collection de mots, ça c’est un dictionnaire, et quand je nais, ma langue (maternelle), elle est déjà là. C’est pareil pour une société : quand je nais, la société précède mon existence. Autrement dit, dans la conception individualiste, c’est comme si une société ou un groupe devait recommencer à chaque dernier arrivé.

Oui, mais concrètement.

Concrètement, c’est toute la différence dans un groupe entre un nouveau qui prend tout de suite la parole et un nouveau qui commence par écouter. Concrètement, c’est l’organisation d’un tour de parole où la procédure de file provoque plus des « cadavres exquis » que des échanges : c’est peut-être surréaliste mais ce n’est pas du partage. Concrètement, cela flatte l’expression de points de vue sans avoir au préalable vérifié que c’est bien de la même chose, du commun, que l’on est en train de parler. Quand tout cela se cumule, cela donne des échanges où chacun parle de tout – et surtout de lui – mais où le commun n’est jamais découvert, mis en valeur, mais au contraire parcellisé, éclaté, individualisé.

C’est quand même un peu sévère.

C’est vrai. C’est pour cela qu’on fait la différence entre un débat où l’important c’est que tout le monde puisse s’exprimer dans les mêmes conditions (de temps, de fréquence, sans discrimination) et une discussion où l’important ce n’est pas qui parle mais de quoi on parle.

Waouh, cela suppose un sacré décentrement de soi !

Oui, une sorte de lâcher-prise de… soi. Où les interventions ne sont justifiées que si elles ont la modestie et l’humilité de se mettre au service de la recherche commune du commun. Je sais bien qu’il y a des techniques de communication qui reposent sur l’expression de son « ressenti ». Bien sûr qu’il est important de ne pas réduire un individu à son « intellect ». Mais l’inverse est tout aussi important parce que si je ne voyais les choses que de « mon » point de vue, sans possibilité de me décentrer, alors un individu ne serait qu’une bulle et une société serait juste un tas de bulles2. C’est d’ailleurs un peu ce que l’on voit déjà à l’œuvre dans les réseaux asociaux où chacun devant son écran voit le monde comme un spectacle, où il ne s’intéresse plus qu’à ce qui lui ressemble…

Ça peut sembler très exigeant ?

Ces exigences sont à la hauteur de ce que peut être une « vie collective », une « vie sociale ». J’en donne deux exemples. Dans la conception individualiste du commun, l’individualisation des relations sociales devient une psychologisation, et les reproches de forme prennent toujours le pas sur les critiques de fond. Du coup, toute critique est vécue comme une attaque personnelle. Le groupe dans ce cas devient incapable de faire la différence entre une polémique, qui est stérile, et une controverse, qui est féconde. Et il n’y a pas que la critique qui est ainsi abimée, il y a aussi la confiance. Un groupe quand il est animé par un « esprit » peut plus facilement faire confiance à l’un de ses membres, au sens de lui « confier », de lui déléguer, une responsabilité. « Sur cette tâche précise, c’est toi qui fais, c’est toi qui parles pour le groupe, c’est toi qui décides pour le groupe, on a confiance ». Cette façon de pratiquer le commun permet donc à chaque membre de dépasser son individualité fermée pour accéder à une individualité ouverte ; et c’est cette ouverture d’esprit qui fait que l’on accepte alors plus facilement de l’autre ses jugements, ses jugements de valeur. Et c’est ainsi qu’un collectif fait vivre concrètement ses valeurs.

Pour finir, est-ce que tu pourrais nous indiquer en trois mots comment réussir cette « vie sociale » du groupe ?

Repérer, définir, discuter. Pour que la vie sociale ait (un) lieu, il faut « réhabiter » la discussion. Ne surtout pas s’y engager sans les deux préalables du repérage des problèmes – et là, la forme-débat avec tour des paroles est fondamentale – et de la définition des termes employés – et là, va commencer le travail de décentrement  pour commencer à donner la priorité à ce qui est en train de naître entre les participants :  « toc, toc, toc, esprit es-tu là ? » Ensuite, la discussion peut débuter…

A chacun sa bulle…
  1. http://ladecroissance.xyz/wp-content/uploads/2018/06/NON_RI.pdf []
  2. C’est cette forme-bulle de l’individu qui peut expliquer que certains ne défendent la décroissance qu’à l’état gazeux, en « nébuleuse ». D’expérience, nous pouvons dire qu’une décroissance vaporeuse devient vite poreuse… Et alors le commun s’envole… []

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