Nous autres décroissants !

Dans les luttes les plus récentes – gaz de schiste, grands et petits projets inutiles imposés, ogm, nucléaire, dérèglement climatique – les décroissants rencontrent une frange de la gauche de la gauche avec qui ils partagent des objectifs fort proches : décroissance de l’impact des activités humaines sur notre écosystème, décroissance des inégalités sociales, décroissance de la dépolitisation.

Pour autant cette convergence des luttes suppose-t-elle un objectif commun vers ce que nous définirions comme des sociétés désirables ? Reconnaissons que sitôt l’effervescence de la mobilisation passée, les divergences et les incompréhensions réciproques renaissent et elles portent tant sur la question politique par excellence – celle de la transition, avec ses étapes, ses moyens, ses compromis – que sur l’horizon d’espérance/attente qui oriente nos résistances. Nous devons nous demander d’où peut provenir un tel hiatus et surtout s’il est évitable ?

Nous faisons l’hypothèse que des discussions franches devraient porter sur les origines et les fondements des Temps modernes. Pas du tout pour préconiser le moindre retour à des temps anciens plus ré-inventés que réels mais pour prendre toute la mesure des ruptures idéologiques qu’il faut assumer : la rupture préconisée avec le productivisme ne surprendra personne mais elle demeurerait insuffisante si elle n’allait plus radicalement à l’attaque des sirènes de l’individualisme.

Faute d’une telle rupture, beaucoup trop d’anticapitalistes croient échapper au productivisme alors qu’ils cèdent à l’appel de l’individualisme généralisé. Nous ne sommes pas dupes non plus que le reproche qui nous est souvent adressé de « moralisme » ne provient que d’un impensé individualiste au fond même de la critique anticapitaliste Nous allons donc essayer de montrer que beaucoup de ceux qui croient échapper à la racine productiviste du capitalisme ne font en réalité que renforcer sa racine individualiste.

« On ne va tout de même pas tomber dans la décroissance ! »

Nous choisissons de partir d’une situation concrète et très actuelle : la lutte menée depuis des décennies par des habitants d’une « belle province » pour s’opposer à la construction d’un nouvel aéroport[3] près de Nantes sur une zone humide et agricole : la ZADAfin de situer les enjeux pour nos camarades québécois, nous ferons appel à  nos adversaires idéologiques qui par leur propos racontent ce que représente la décroissance dans leur imaginaire de dominants.

Du côté des productivistes de droite, rien d’étonnant à lire, sur le site Atlantico, un cri d’alerte pour expliquer « [p]ourquoi c’est l’avenir économique français qui se joue à Notre Dame des Landes »[5]. « La décroissance est l’enjeu de la bataille qu’ils mènent à Notre-Dame-des-Landes. Cet aéroport est devenu pour eux le symbole expiatoire d’un combat contre le développement économique. »

Et du côté des productivistes de gauche, l’exaspération est identique : dans son communiqué du 11 mai 2013, Jacques Auxiette, le président socialiste de la région Pays de la Loire (5ème PIB de France) rappelait, dans une logique de concurrence généralisée des territoires : « Notre détermination reste entière pour construire l’avenir de l’Ouest de la France et de ses habitants. Cette nouvelle manifestation a réuni les opposants habituels[…], pour exprimer leur refus du développement et promouvoir la décroissance »Excédé par la résistance des « zadistes », le Premier ministre français Jean-Marc Ayrault, et ancien Maire PS de Nantes, lâchait : « On ne va tout de même pas tomber dans la décroissance ! » Une brochette de cinq dirigeants socialistes nous qualifie « [de] partisans de l’immobilisme [qui] utilisent symboliquement ce projet pour condamner le transport aérien. […] plus radicalement, pour promouvoir un modèle social basé sur le refus de toute forme de progrès et le repli sur soi »[7]. Sans oublier les productivistes du PCF[8] : « Contrairement à ceux qui font le choix de la désertification économique et de la décroissance, les élus communistes de Nantes et de Nantes Métropole ont toujours choisi de défendre des projets structurants pour le territoire, répondant aux attentes et aux besoins des populations »[9].

Acteurs capitalistes, élus socialistes et communistes sont sur la même longueur d’onde ! Cherchons l’erreur… en faisant un détour par une petite histoire relatée récemment par une amie décroissante.

« Et la faim dans le monde, tu t’en fous ? Moi je nourris les gens »

Voici un extrait de conversation[10] entre Carilone et Jean, tous deux impliqués dans la résistance au projet d’aéroport à NDDL. Jean est paysan, il a refusé de vendre sa terre à la multinationale Vinci, et continue de l’exploiter tant que le projet est bloqué par la résistance sur les terrains physiques (occupation de la ZAD), politiques et juridiques. Carilone est sa voisine décroissante, quinquagénaire, elle s’est installée et habite sur un coin de terre. Depuis deux ans, ils apprennent à cohabiter. L’hiver touche à sa fin, il vient la prévenir que dans quelques jours il va mettre des pesticides dans la terre, juste à côté de la vigne dont prend soin sa voisine.

« Elle : Mais ça va polluer le raisin.

Lui : ça je ne peux pas te dire le contraire mais depuis le temps qu’elle reçoit des pesticides, elle n’est pas morte, alors, elle ne va pas en mourir. Et puis si je la tue je me tue.

Elle : Tu vas nous empoisonner.

Lui : Je peux pas t’en dire plus, c’est pas mon boulot, tout ce que je sais c’est ce qu’est écrit sur le bidon : une croix noire, une tête de mort et de mettre des gants…

Moi : Et les conséquences de « ton boulot » ?

Lui : Et la faim dans le monde, tu t’en fous ? Moi je nourris les gens.

Elle : Moi, tu ne me nourris pas, je ne mange pas de cette viande, et je ne bois pas de lait de vache.

Lui : Et ceux qui ne peuvent pas se nourrir eux-mêmes qu’est-ce que t’en fais ?

Elle (la colère monte) : Je m’en fous, oui, parce que c’est un processus sans fin, tu tues la terre pour que les gens continuent à pousser leur caddie.

Lui : Tu es fasciste.

Gros silence

Lui : Tout ce que je peux faire c’est reculer de 20 mètres et je viendrais te prévenir comme ça tu pourras partir… ».

Deux opposants au même projet et pourtant une approche du milieu de vie radicalement différente.

Cherchons l’erreur

Demandons-nous quels sont les fondements qui autorisent un paysan à attaquer la terre à coup de pesticides, à faire (une) abstraction de sa voisine, tout cela pour que des consommateurs inconnus continuent à pousser leurs caddies, qui légitiment la destruction d’un écosystème[11] pour que des gens continuent d’avoir un emploi ? Pour nous, décroissants, ces fondements sont des croyances :

  • La croyance en l’illimitation, qu’une croissance infinie dans un monde aux « ressources » limitées est possible.
  • La croyance dans la maîtrise et la domestication de la nature par l’Homme grâce à la technique : croyance prométhéenne que nous trouverons toujours des solutions à tous les problèmes engendrés par le développement de techniques non « conviviales ».
  • La croyance que tout ce qui est détruit peut se reconstruire, que tout est réversible : négation de l’entropie.
  • La croyance que « le temps, c’est de l’argent » cache en fait que la question de l’emploi est d’abord celle de l’emploi… du temps. Comment « réussir », accomplir nos vies ? Est-il sensé de continuer à produire des automobiles, des avions et des armes alors que nous connaissons l’effet délétère de la généralisation de ces outils sur nos milieux de vie et sur nos modes de vie (souffrance au travail, santé dégradée dues à l’organisation sociale productiviste, industrialisation de toutes les productions, guerre contre la nature…).

Toutes ces croyances nous semblent reposer sur une vision courte de ce que c’est qu’exister. Au niveau de l’individu, est-il réaliste d’agir avec ses contemporains comme si les interactions étaient une quantité négligeable par rapport aux seuls calculs de l’intérêt égoïste ? Si « L’essence de l’homme (…) est dans sa réalité, l’ensemble des rapports sociaux » (Marx, VI Thèse sur Feuerbach), toute pratique individuelle humaine est une activité synthétique, une totalisation active de tout le contexte social. […] Notre système social est tout entier dans nos actes, dans tous nos rêves, délires, œuvres, comportements et l’histoire de ce système est tout entière dans l’histoire de notre vie individuelle. […] L’individu n’est pas un épiphénomène du social »[12]. La même illusion se répète au niveau des générations : est-il réaliste de faire comme si le présent n’avait jamais hérité des générations précédentes, comme si le monde pouvait bien disparaître à notre propre mort : « Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant… Il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons »[13].

Comment faire sans attendre ?

Le fondement libertaire spontanément éprouvé par beaucoup de décroissants les a fait fuir depuis longtemps le Titanic du socialisme scientifique, souvent pour naviguer sur les barques plus frêles des expérimentations sociales propres au socialisme utopique.

Les luttes françaises contre un aéroport à NDDL et contre un barrage sur la zone du Testet sont emblématiques car l’occupation par une ZAD donne lieu et naissance à tout une chaîne d’expérimentations : organisation de grands regroupements obligeant à faire des choix et à décider collectivement tout en respectant les positions minoritaires, nouvelles productions maraîchères, circuits-courts, zone de gratuité, discussions collectives sur le devenir commun des terres expropriées quand le projet sera abandonné. En face des « mondes » de l’aéroport et du barrage, la défense d’une zone d’autonomie consiste à pratiquer la transition, sans attendre : ce qui revient à organiser symétriquement tout un monde dans lequel l’exigence d’une réelle cohérence entre le fond et la forme, entre le dire et le faire, est primordiale. LA ZAD c’est tout une série de pratiques en rupture vécue avec les formes classiques de résistance :

« C’est différent d’un mouvement, car ces personnes ne rentrent pas chez elles le soir. Chez elles, c’est là. Leur travail, c’est là. Leur magasin, c’est là… la vie est au cœur de la lutte. Toute la vie. Toutes les dimensions de la vie, sans les séparer.

C’est différent d’une manifestation, car le temps long fait qu’une micro-société s’y construit, avec ses rôles sociaux, ses circuits économiques, ses circuits politiques, ses conflits.

C’est différent d’une occupation, car il y a cette possibilité d’y vivre à moyen terme, d’y emménager, c’est un lieu de vie possible, au-delà de la lutte.

C’est différent d’une révolution, car on ne cherche pas à renverser le « pouvoir » d’en haut pour le prendre d’en haut. On fait descendre le pouvoir ici, pour montrer ses objectifs, son impuissance donc sa violence. Et Rémi Fraisse a été tué[14].

C’est différent d’un programme politique parce qu’on y expérimente en vrai ce dont on parle, ici et maintenant. Le but premier n’est pas d’avoir raison ou d’imaginer le « bon système », mais de développer la puissance à la base, seule garante de la réalité démocratique.

C’est différent d’une grève, car on n’y défend pas son emploi, son travail, son revenu. On y défend les conditions même de la vie humaine »[15].

Méfions-nous du raccourci qui nous fait passer trop facilement de la Charybde du collectivisme à la Scylla de l’individualisme

Nous savons bien que ce type de discours ne manque pas de provoquer dans la gauche traditionnelle des haussements d’épaule et des remarques au mieux ironiques. Marx se moquait déjà de ces utopistes qui croyaient pouvoir faire la révolution sur 15 km² ! Nous entendons la critique. De la lecture de L’Idéologie allemande nous nous rappelons que la domination s’exerce aussi sur les consciences ; surtout nous constatons que l’aliénation par la consommation crée beaucoup plus facilement une servitude volontaire[16] que l’exploitation par les conditions de production. Nous voyons bien que le triptyque de la publicité, du crédit et de l’obsolescence programmée crée les conditions d’une soumission désirable et désirée. « Qu’est-ce qui favorise, dans nos sociétés libérales, les progrès de l’égoïsme ou du désir de « réussir » au détriment de ses semblables ? C’est bien tout le contexte mis en place par la civilisation juridico-marchande, à travers par exemple son urbanisme, son organisation du travail, ses structures éducatives, sa propagande publicitaire ou son industrie de l’ »information » et du divertissement »[17].

Ce « contexte » libéral ne pourra pas être vaincu par des appels à la résistance. Car les mobilisations supposent des conditions psychologiques qui présupposent trop souvent que les résistances seraient déjà victorieuses. C’est pour cela que toute « transition » doit commencer par la construction progressive de « contextes » économiques, écologiques, démocratiques qui favoriseront indirectement des « vertus » communes, c’est-à-dire des dispositions à la coopération, à la bienveillance, au partage plutôt qu’à la compétition, à la rivalité de chacun contre chacun, à l’égoïsme. C’est sur ce point que l’écart entre les décroissants et tout une gauche traditionnelle est le plus large : là où « en dernière instance » certains placent les conditions économiques, les décroissants pointent d’abord une situation idéologique.

Du coup, c’est  là que les décroissants subissent la critique de « moralisme, tant de la part de la droite libérale que de la gauche productiviste. Pour rejeter avec raison tout appel à une morale transcendante qui imposerait top down une métaphysique du Bien, ces critiques[18] en viennent à conforter l’illusion individualiste qui fait de l’individu la seule source de sa vie privée : ce qui n’est qu’une illusion qui passe à côté de toute une morale commune et ordinaire déjà pratiquée, celle de ces vertus de la common decency que sont la loyauté, la générosité, le partage.

Il n’y a aucune raison pour que les démarches bottom up n’aient pas leurs limites

Il n’empêche que nous devons reconnaître que les décroissants ne sont pas assez autocritiques vis à vis de leurs propres tentations individualistes. Ils confondent une condition nécessaire avec une condition suffisante. Nous voulons dire par là qu’autant il nous semble indispensable de commencer par soi le changement, autant les décroissants ne seraient que les « idiots utiles » du capitalisme s’ils croyaient que leur engagement personnel était suffisant.

Et pourtant on peut lire : « Le changement de la société est entièrement subordonné à la transformation personnelle. Faire sa part est un acte politique fort et nous sommes convaincus que l’action des individus a des répercussions fortes sur le changement plus global de la société »[19].

La critique politique que nous voudrions porter contre cet individualisme cool porte sur les errements qu’il provoque sur les conditions idéologiques d’une transition. De ce point de vue la « fable des colibris »[20] n’est que la variante bisounours de la fable des abeilles[21]. Nous pensons même que cet individualisme est la cause d’une réticence déclarée pour le mot même de « décroissance » (qui serait trop « agressif »), au profit d’oxymores tels que « prospérité sans croissance », « abondance frugale », voire « développement durable ».

Ces oxymores entretiennent malheureusement la confusion entre l’objectif (le projet) d’une société d’a-croissance et la transition (le trajet) par la décroissance. Ce qui du coup risque de fausser d’emblée toute tentative d’entreprendre sans attendre une telle transition. Politiquement, confondre l’objectif et la transition, c’est prendre ses désirs pour des réalités, c’est mettre la charrue avant les bœufs, c’est placer les transformations personnelles comme préalables alors qu’elles ne pourront au mieux qu’être les effets de la transformation sociale.

Car ces oxymores entretiennent des illusions sur ce que pourrait être cette transition, nourries par toute une série de fables[22].

  • La fable de l’essaimage. Fondée sur la suffisance de l’exemplarité, elle dispense au mieux les décroissants individualistes de se poser la question du passage au collectif. Au pire, elle leur fait définir ce « collectif » comme une simple juxtaposition des mêmes, en produisant une « dissociété »[23] par ceux-là mêmes qui prétendent « refaire société » !
  • La fable de la préfiguration de la société idéale par nos « alternatives concrètes ». Nous avons expliqué ailleurs[24] comment ce mirage relève de la « consolation » : consolation qualitative devant la maigreur du bilan quantitatif de nos alternatives, consolation temporelle quand nous constatons que de notre vivant nous ne verrons guère nos attentes se réaliser. Consolations fondées sur l’incapacité individuelle à admettre que c’est le collectif qui peut déterminer l’individuel, mais non l’inverse.
  • La fable de la bifurcation, qui s’adresse en fait plus aux spectateurs de l’Histoire qu’à ses acteurs, prétend que le carrefour vers une société sans croissance serait devant nous. Mais ce qui est vrai, et quiconque se lance dans la réalité des expérimentations le sait, c’est que nous avons plutôt affaire à un buisson d’hésitations, d’erreurs et d’essais[25]. Ce ne sera qu’après coup, quand les voies auront été tracées que nous saurons que tel embranchement était une bifurcation, mais pas avant ! Auparavant, chaque individu doit au contraire convenir de son incapacité à valider la moindre prophétie collective.

Comment donc ne pas remarquer le fondement individualiste de ces fables qui « vont toujours dans le même sens : elles font toujours naître la société… de la raison et de la volonté des individus »[26]. Loin de toute considération éco-systèmique qui suppose plutôt la coopération que la rivalité, mettre en préalable des individus juxtaposés finit toujours par aboutir à la légitimation d’une sorte de compétition. Si donc les décroissants veulent réellement rêver une société fondée sur le partage plutôt que sur la rivalité, il faudrait qu’ils approfondissent davantage le « lâcher-prise de soi » et qu’ils auto-critiquent tout impensé individualiste de leurs démarches (comment ne pas s’étonner de cette contradiction : les mêmes qui ne cessent de vouloir pratiquer les techniques de développement personnel prétendent en même temps critiquer et la technique et l’individualisme ?).

Comment faire sans illusion ?

Nous avons donc fait l’hypothèse que l’individualisme[27] qui fonde les Temps modernes constitue aujourd’hui le fondement explicite des défenseurs du productivisme dans sa version capitaliste mais aussi le fondement plus ou moins implicite de ses critiques, tant dans la version anticapitaliste que dans la version « développement personnel ». C’est pourquoi il nous semble pertinent que les décroissants opposent au « moi-même » des individualistes un « nous-autres » : en faveur de la diversité et la pluralité plutôt que de la particularité et du narcissisme. Manière aussi s’assumer un clin d’œil ironique et utopique au roman d’Eugène Zamiatine[28].

Une critique conséquente et radicale de cet individualisme devrait donc conduire les décroissants à une double attitude :

  • Au sein même de la « nébuleuse » décroissante, ne jamais oublier d’ajouter une troisième source – politique – aux deux sources classiquement avancées de la décroissance. 1/ La source « culturaliste » alimente une critique de la société de consommation : une croissance infinie dans un monde fini est absurde. De ce point de vue, la croissance n’est pas souhaitable et produit une société de frustration, faussement motivée par la publicité… 2/ La source « naturaliste » alimente une critique de la société de production : une croissance infinie dans un monde fini est impossible. De ce point de vue, la croissance n’est pas soutenable et produit une société d’exploitation et de domination, autour de la valeur-Travail. 3/ La source « politique » alimente une critique généraliste de « l’organisation sociale » en tant que telle.  Une croissance infinie dans un monde fini n’est ni juste ni décente. Quand bien même la nature offrirait des « ressources » infinies et inépuisables, quand bien même nous disposerions de richesses sans limites, et bien nous ne trouverions aucun avantage à l’actuelle organisation sociale basée sur la compétition, la rivalité, l’égoïsme, la guerre de chacun contre chacun. Nous désirons tout au contraire une société organisée par ces vertus humaines que sont l’entraide, l’amitié, la générosité, la loyauté, la bienveillance, l’honnêteté.
  • A l’extérieur de nos groupuscules, dans les convergences des luttes et des résistances avec nos camarades de l’antiproductivisme et de l’anticapitalisme, nous devons accepter de n’être ni majoritaire ni même leader. Nous devons refuser toute stratégie d’isolement (et donc non-collective) et accepter d’être minoritaires[29] mais à une condition impérative : que la fable de l’unité pour l’unité – cette « unitude » qui permet si souvent à la gauche autoproclamée « la vraie gauche » de toujours faire croire qu’il faut (encore) taire les désaccords parce que, « cette fois, c’est la bonne, il ne faut pas briser la dynamique qui frémit » – cesse de nourrir l’éteignoir du consensus de façade.

Nous autres décroissants devons refuser un pseudo-dialogue qui n’aurait lieu qu’entre des thèses soi-disant différentes, dans lequel toute tentative de sortir du consensus serait d’emblée dénoncée comme irresponsable, irréaliste et intolérable. Au contraire, nous faisons pleinement nôtre la distinction que faisait Martin Luther King entre une « paix négative » (qui fait taire les tensions pour mieux imposer un brouet fade) et une « paix positive » (qui résulte du repérage, de la formulation et de la discussion des conflits). Nous renvoyons dos à dos tant un relativisme individualiste qu’une unité collective de façade. Et nous adressons cette critique amicale tant aux objecteurs de croissance encore accros à l’individualisme qu’à la gauche trop peu antiproductiviste. N’est-ce pas dans le dialogue critique ou son absence que se joue précisément tout ce qui va faire basculer un projet de transformation sociale et écologique vers une dystopie ou vers une utopie ?

Nous ajoutons même que la fable de la priorité du « faire nombre » sur le « faire sens » – la fable de l’unitude – ne se contente pas de méconnaître son impuissance et son échec permanent mais que, avant d’échouer, ses égarements n’auront fait que renforcer le monde qu’elle prétendait dénoncer et combattre.

 

Thierry Brulavoine, Michel Lepesant et Boris Prat, du MOC (Mouvement des objecteurs de croissance, France)


[1] Car en France, la « gauche » gouverne surtout comme une « deuxième droite ».

[2] Une partie significative du travail de Jean-Claude Michéa consiste précisément à montrer que la gauche libérale partage avec la droite libérale et le rejet de la morale et une posture libertaire-individualiste.

[3] La métropole de Nantes possède déjà un aéroport sous-employé. Mais au nom d’une croissance promise, une coalition d’élus soutient la construction d’un nouvel aéroport gigantesque par l’entreprise multinationale Vinci.

[4] « Zone d’aménagement différé » pour les promoteurs. « Zone à défendre » pour les opposants au projet d’aéroport.

[5] « Derrière le motif éco-idéologique au centre du conflit de NDDL, se trouve une volonté bien plus grave et profonde : la mise à mort définitive de l’économie et le retrait de l’empreinte humaine sur la nature. Plus qu’un aéroport, c’est notre avenir économique que nous y défendons » : < http://urlz.fr/1Ks5>

[6] <http://acipa.presse.free.fr/Articles/SaumurKiosque20130512.pdf>

[7] « Déménager l’aéroport de Nantes : « un choix raisonné et responsable » », Le Monde du 14/02/2011, <http://urlz.fr/1Ks2http://urlz.fr/1Ks2>.

[8] Le Parti Communiste Français.

[9] « Communiqué du Parti communiste français NDDL. Poursuivre sa réalisation dans le respect des populations concernées », <http://urlz.fr/1KrZ>

[10] Diffusée le 10 mars 2015 par Carilone sur « ZAD ici aussi » < https://lists.riseup.net/www/arc/zad-ici-aussi/2015-03/msg00000.html>.

[11] Notre exemple porte sur la zone humide de Notre Dame des Landes mais nous aurions pu évoquer celles de l’Alberta ravagées par l’extraction des sables bitumineux.

[12] Franco Ferraroti, Histoire et histoires de vie, Paris, Tétraèdre, 2013, réédition du texte de 1983, p.52.

[13] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.95.

[14]  Sa mort a eu un retentissement national. Premier écologiste tué le 26 octobre 2014 par les forces de l’ordre depuis la mort du militant antinucléaire Vital Michalon en 1977 en France.

[15] Boris Prat, zadiste du Testet, « Les ZAD sont-elles une nouvelle forme de lutte ? », <http://www.les-oc.info/?p=4625>.

[16] Etienne De la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574.

[17] Jean-Claude Michéa, La double pensée, Paris, Champs Flammarion, 2008, p.25.

[18] Pouvons-nous faire méchamment remarquer à certains de ces critiques que leur accusation de moralisme fait trop vite l’impasse sur des idéologies descendantes dont ils demeurent les héritiers ? Jusqu’à quel point l’hôpital peut-il se moquer de la charité ?

[19] Mathieu Labone, Directeur du Mouvement des Colibris, communication personnelle du 5 février 2015 avec Thierry Brulavoine.

[20] « C’est quoi un Colibri ? », <http://www.colibris-lemouvement.org/revolution/cest-quoi-un-colibri>.

[21] Bernard  de Mandeville, La fable des abeilles, ou les fripons devenus honnêtes gens, 1714

[22] Au contraire des fables du capitalisme qui sont performatives, les fables des anticapitalistes détruisent les conditions mêmes d’une transformation sociale et écologique effective.

[23] Jacques Généreux, La dissociété, Paris, Seuil, 2011.

[24] Michel Lepesant, Politique(s) de la décroissance, Paris, Utopia, 2013, chapitre 11.

[25] Ibid., chapitre 9.

[26] François Flahault, Le paradoxe de Robinson, 1001 nuits (2003), page 109.

[27] D’un Sujet souverain de ses pensées comme chez Descartes, d’une Personne propriétaire de sa conscience – comme des fruits de son travail – chez Locke.

[28]  Eugène Zamiatine, Nous autres, Paris, Gallimard, 1979.

[29] http://decroissances.blog.lemonde.fr/2014/11/03/democratie-minoritaires/

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