Décroître ou subir la croissance : réduire, ralentir, conserver. Paris, le 2 avril

Dans les sociétés libérales modernes, à cause du primat accordé à la liberté individuelle sur d’autres formes possibles de liberté (sociale, civique), la question de la vie bonne est devenue une question (de propriété)  privée : non seulement c’est à chacun de devenir l’entrepreneur de sa propre vie, mais cet entrepreneur portera seul la responsabilité – et le mérite – de sa réussite (ou de son échec).

A partir du moment où a) l’on voit dans la croissance plus qu’une domination économique (et donc sociale), plus qu’une hégémonie culturelle mais aussi une aliénation politique et b) qu’on en déduit qu’il faut définir la décroissance comme l’opposition politique à la croissance alors c) se repose la question de la vie bonne comme une question politique, c’est-à-dire comme une question qui va renvoyer à des normes, à des institutions, à des dispositifs, bref à du commun.

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L’objectif de l’intervention est de présenter une conception cohérente de la décroissance dont le nom est aujourd’hui plus souvent employé pour dénigrer que pour discuter.

L’enjeu de cette intervention sera donc de refaire de la question de la vie bonne (= de la vie sensée) une question politique : sans prétendre faire le bonheur des gens malgré eux, réarmer institutionnellement et conceptuellement le débat public pour que la question du sens de la vie ne soit plus privatisée par les individus mais redevienne un objectif (du) commun. Ce qui reviendra à dénoncer les effets illibéraux du néolibéralisme : et à construire la décroissance comme un antilibéralisme.

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Mais avant d’en venir à expliquer en quoi « réduire, ralentir et conserver » permettrait d’éviter de « subir la croissance », il va falloir A) poser quelques éléments de définition sur la décroissance et B) caractériser la croissance et son régime.

C’est dans le troisième moment qu’en tant que « militant-explorateur » j’esquisserai ce qui me semble l’apport le plus « novateur » de cette intervention : au moment de passer à la dimension programmatique, ne pas céder à l’injonction de faire des « propositions » mais esquisser des « matrices de solutions », et s’apercevoir que ce sont des normes, et même des « normes du commun ».

La façon la plus simple pour contrer le cliché du « terme mal choisi » n’est-elle pas de commencer par une définition la plus directe possible de la décroissance ? Dans ce cas, la définition est : la décroissance est le contraire de la croissance.

Le grand avantage de cette définition c’est qu’elle anticipe la suite de la discussion en faisant porter l’effort de réflexion non plus sur le préfixe (le « -dé ») mais sur le radical (« croissance »).

Sans verser dans la parano, on peut quand même suggérer que toutes ces réticences qui s’arrêtent au préfixe parce qu’il serait « négatif » ne sont peut-être que des stratagèmes pour retarder, sinon éviter, la discussion sur le radical[1]. Venons-en alors à lui : qu’est-ce donc que cette « croissance » dont la « décroissance » est le contraire ?

Travail de définition, étape 1 : la croissance est l’augmentation de la production et de la consommation.
  • C’est la définition de la croissance mesurée par cet indicateur économique qu’est le PIB. Dans ce cas, la croissance c’est celle de la « richesse d’une nation ».
  • On peut étendre cette définition économique en amont de la production, par l’extraction, et en aval de la consommation, par l’excrétion (les déchets).
  • On peut croiser cette définition économique avec la question socio-économique de la justice : quelle répartition, quelle distribution de la richesse, quel revenu ? Ce moment de la distribution ne se résume pas à articuler socialement le passage de la richesse produite à sa consommation ; en amont de ce moment, il y a déjà la question de l’accumulation des richesses précédemment distribuées (accumulation primitive, inégalités de revenus qui deviennent des inégalités de patrimoines, question de l’héritage…) : en aval de ce moment peut se poser la question de la réparation, quand on en vient à se demander si l’égalité se réduit à l’équité c’est-à-dire à l’égalité des chances et à la validation procédurale des résultats ou bien si l’égalité n’est pas ex ante une procédure (dont le modèle canonique est celui de la compétition, de la concurrence, du marché « libre et non faussé ») mais ex post et dans ce cas, la question de la justice attendra une réponse plus substantielle que procédurale.
  • On peut approfondir cette définition économique en voyant les flux économiques comme les effets de flux matériels et énergétiques[2].
Pourquoi ne peut-on pas en rester à cette première étape ?
  • Parce la croissance est bien davantage qu’un simple phénomène économique.
  • On le voit particulièrement quand il s’agit de définir la décroissance par rapport à la récession. La plupart des auteurs décroissants refusent de définir la décroissance comme une espèce de récession :
    • On comprend leur intention, et elle est louable : ils ne veulent pas réduire la croissance au seul domaine économique. D’où leurs argumentations maladroites pour évoquer des « objectifs » et des « contextes » qui justifierait de dire que la décroissance n’est pas une récession. Mais les définitions sont têtues : si une diminution du PIB pendant au moins deux trimestres consécutifs est une récession, alors a fortiori une diminution plus longue de la production et de la consommation sera une récession. A moins de croire, et de montrer, que la décroissance se fera sans réduction de la production et de la consommation ou bien que cette réduction n’excédera pas deux trimestres : mais alors est-on bien en train de parler de décroissance ?
    • Pour garder cette bonne intention tout en s’immunisant de commettre ce genre de malentendu qui enferme d’emblée la décroissance dans une rupture avec le bon sens de gens que l’on prétend quand même convaincre, il aurait suffit d’affirmer : que la décroissance soit une espèce de récession (avec ses différences spécifiques) ne veut dire ni que la décroissance n’est qu’une récession, ni que toute récession est de la décroissance[3].
  • Pourquoi est-il erroné de ne voir dans la décroissance qu’un phénomène économique ?
    • Parce que si c’était le cas, alors la baisse du PIB pourrait être un objectif (économique) de la décroissance. Ce qui n’est pas le cas : « Que la baisse du PIB puisse indiquer une décroissance, c’est une chose ; que l’on fasse de cette baisse un objectif, c’est autre chose ; à discuter » (note 2, p.32-33 du livre de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, Utopia, 2022). Il faut l’écrire clairement : la baisse du PIB ne doit pas être considérée comme un « levier politique » mais seulement comme le « résultat »[4] de politiques de décroissance (dans ce cas, le PIB reste un indicateur).
    • Parce que, quand une économie devient une économie de croissance, alors la société dont elle constitue l’économie ne devient pas une société avec une économie de croissance, mais elle devient une « société de croissance » (Serge Latouche). Dans ce cas, ce n’est plus l’économie qui s’encastre dans la société, c’est la société qui est encastrée (embedded) dans l’économie (Karl Polanyi).
Travail de définition, étape 2

Si la croissance est plus qu’une économie, il faut donc élargir sa définition. Ce qui va conduire à élargir notre critique en ajoutant à la critique socio-économique une critique culturelle[5].

Pas plus qu’il n’est ni cohérent ni réaliste de réduire la croissance à la croissance économique, il ne faut donc pas restreindre la décroissance à la seule réduction de la production et de la consommation. Pourquoi ? De la même façon que toute récession n’est pas la décroissance, toute « réduction de la production et de la consommation » n’est pas non plus de la décroissance : c’est pourquoi même les plus fervents contempteurs de la décroissance comme récession ajoutent à la réduction (économique) toute une série de caractéristiques.

C’est particulièrement net si l’on procède à un inventaire systématique des définitions de la décroissance et qu’on en retire les éléments les plus populaires de la littérature académique. On obtient alors une définition analytique telle que : la décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être[6].

Toute la question est maintenant de savoir si les caractéristiques (2) à (5) permettent à la partie (1) de la définition de sortir d’une conception seulement économique de la décroissance :

  • En tout cas, l’intention y est et elle se concrétise par un renvoi explicite à des valeurs : (2) la responsabilité écologique, (3) la conviction démocratique, (4) l’exigence de justice et (5) l’objectif de bien-être.
  • Mais si nous faisons retour vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs : (2) par la croissance verte ou le développement durable, (3) par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique, (4) par une théorie procédurale de la justice et (5) par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.

La croissance mérite effectivement mieux qu’une simple critique économique et il est tout à fait pertinent d’étendre la critique décroissante en s’adjoignant une critique culturelle : parce que la croissance est bien un « paradigme », c’est-à-dire un faisceau de récits, de valeurs, de normes, de modes de vie, d’attachements qui formatent nos manières de nous représenter le monde, nos vies, qui colonisent nos imaginaires.

Mais force est de constater que les partisans de la croissance peuvent parfaitement juger injustifiée la prétention des partisans de la décroissance à se réserver les valeurs qui sont précisément mises en avant au moment de voir dans la croissance plus qu’un phénomène économique mais une colonisation de nos représentations.

Autrement dit, l’opposition entre croissance et décroissance peut-elle échapper au dialogue de sourds, c’est-à-dire au renvoi dos à dos des intentions et au face à face des seuls moyens ?

Heureusement la décroissance ne peut pas en rester à cette deuxième étape.
  • Parce que la critique de la croissance par ses valeurs n’est pas suffisante pour provoquer la mobilisation politique dont l’effet sera l’entrée dans un trajet de décroissance.
  • Pourquoi est-ce que cette critique par les valeurs n’est pas suffisante pour mobiliser ? Parce qu’elle en reste à une critique normative (par les valeurs), ce qui est déjà mieux que la critique traditionnelle (marxiste) du capitalisme (qui est une critique fonctionnelle par les contradictions internes, qu’elles soient économiques, matérielles ou énergétiques), sans s’apercevoir que ces valeurs ne permettent pas de tracer une démarcation claire entre croissance et décroissance (ce qui explique pourquoi certains décroissants en reste à ne défendre qu’une décroissance sélective).
  • Pourquoi même une critique normative n’est pas suffisante ? Parce ce qu’elle reste conforme à la caractéristique principale et décisive de la modernité, sans s’apercevoir que c’est exactement cette caractéristique dont la croissance – prise dans toute son extension – est l’effet.
  • Quelle est cette caractéristique principale de la modernité dont la croissance est l’effet ? C’est d’être une forme (institutionnelle) dans lequel les valeurs sont neutralisées par un régime (politique) d’équivalence généralisée.
  • La forme la plus visible de cette équivalence généralisée est le marché dont le vecteur de circulation est l’argent : ce qui se compte, ce qui n’a pas d’odeur, ce qui est à lui-même son propre objectif.
Travail de définition, étape 3

La croissance est un régime politique et la décroissance est son opposition politique.

Quel est le reproche commun que l’on peut adresser aux deux précédentes étapes ? C’est de ne pas assumer une définition assez politique de la décroissance faute de répondre à la question historique principale : mais pourquoi la croissance ? D’où vient son succès, son hégémonie, son emprise ?

Dans la décroissance mainsteam, quand on demande quelle est la confusion dont il faudrait libérer la décroissance, la réponse la plus répétée est celle de la récession. Non seulement, nous ne validons pas cette réponse mais nous lui reprochons principalement de prendre la place de ce qui devrait être la (bonne) réponse : l’anticapitalisme.

  • Pas question de nier la proximité idéologique entre partisans de la croissance et partisans du capitalisme : il y a dans l’accumulation capitaliste une parfaite déclinaison de l’illimitisme propre à la croissance.
  • Mais pas question de tomber dans cette facilité qui consiste à renvoyer toute critique politique portée par la décroissance à la seule critique du capitalisme. Comme si toute la critique politique de la décroissance pouvait se résumer à l’anticapitalisme.
    • Parce que l’histoire économique du capitalisme ne se réduit pas aux temps modernes et à la domination occidentale. Alors que le paradigme de la croissance est un paradigme moderne.
    • Parce qu’historiquement la croissance a assuré son hégémonie au travers d’une compétition qui a opposé, à la suite de la seconde guerre mondiale, le camp capitaliste au camp de l’anticapitalisme.

Même si l’hégémonie de la croissance est corrélée à une nouvelle phase du capitalisme, il est réducteur de ne pas voir en quoi la croissance diffère du capitalisme, et donc en quoi la décroissance diffère de l’anticapitalisme [7]. Que la décroissance soit anticapitaliste ne permet pas de dire qu’elle s’y réduit ni que tout anticapitaliste est décroissant.

Nous atteignons là ce qu’Hartmut Rosa nomme une

« serious question: Is modern society, then, equivalent to capitalist society? Do I simply mean “capitalism” when I refer to the basic structure of modern society? The answer is : capitalism is a central motor, but dynamic stabilization extends well beyond the economic sphere”.

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant : en quoi une définition politique de la décroissance comme opposition (politique) à un régime (politique) de croissance est la condition pour refaire de la question de la vie bonne une question politique : pour repousser la critique anticapitaliste au-delà de la critique sociale, au-delà de la critique culturelle et pour cela nous lirons et nous référerons au sociologue Hartmut Rosa, parce qu’il fournit des éléments pour aller au-delà de la critique sociale, au-delà de la critique culturelle.

Ce qui nous permettra ensuite d’aborder la question du comment, c’est-à-dire la décroissance comme trajet, comme faisceau de trajectoires. Ce qui reviendra à défendre une définition systémique et non pas systématique. Une définition est systématique par sa fabrication : on fait l’inventaire de toutes les définitions, on mesure les différentes occurrences et on aboutit à une définition qui juxtapose les éléments les plus populaires de la littérature académique sur la décroissance.

Une définition est systémique quand on la juge non pas par rapport à sa conformité à un idéal posé mais par rapport à sa capacité politique à produire des effets et des situations propices à favoriser des trajectoires de décroissance → non pas des propositions mais des matrices de solutions.

En quoi peut bien consister cette critique politique, surtout si elle se situe au-delà des critiques sociales et culturelles ?

De la façon la plus générale, cette critique est « contre-croissance » : au sens où elle chapeaute l’objection de croissance (le rejet), la décroissance (comme trajet) et la post-croissance (le projet).

Nous voudrions montrer que seule cette critique politique, c’est-à-dire celle qui voit dans la croissance un « régime » dont l’emprise s’exerce par une « forme » que l’on peut qualifier de libérale (ou néolibérale), ou d’horizontaliste, ou de neutraliste, permet de s’attaquer au verrou qui empêche de poser de façon politique la question de la vie bonne, de la vie sensée[9]. Pourquoi ? Parce que le « régime de croissance » est exactement ce dispositif dont l’objectif est de refuser de faire de cette question de la vie bonne une question politique.

Le régime de croissance est un dispositif de neutralisation politique de cette question :

  1. En caricaturant le sens-signification en sens-direction.
  2. En restreignant la question politique à la fourniture des conditions du bonheur mais sans intervenir dans les conceptions privées.
  3. En maintenant son statu quo socio-économique et institutionnel par une triple injonction à la croissance, à l’innovation et à l’accélération (Hartmut Rosa).
1. La croissance n’a pas de sens (de signification), elle n’a qu’une direction

Elle a une direction mais cette direction n’est pas une signification : une vie dirigée par la croissance n’est pas une vie sensée ; c’est juste une vie vécue dans l’augmentation pour l’augmentation ; c’est une vie dans laquelle l’avenir n’est que l’augmentation d’une quantité de vie, d’une vie quantifiée.

  • La croissance donne une direction et prétend que c’est suffisant pour donner une signification : comme si le « plus » pouvait donner une signification : le plus est de l’ordre de l’avoir (de la quantité) alors que le sens est de l’ordre de l’être (de la qualité).
  • Ce qui fait que la croissance est un paradigme, ce n’est pas parce qu’elle est une augmentation mais c’est parce qu’elle est une augmentation sans autre finalité que d’augmenter, elle est une augmentation en roue libre. Elle est une compétition dont la ligne de départ est injuste et la ligne d’arrivée toujours repoussée.
  • Quelle est l’historicité d’une telle direction ? Chacun peut facilement comprendre que dans un tel régime, l’avenir n’est que du présent augmenté : demain, c’est comme maintenant mais avec du plus, du plus vite, du plus neuf. Ce qui permet de comprendre que l’on peut présenter ce monde de la croissance comme un monde soit où tout change, soit où rien ne change ; par exemple, toujours des voitures ou des avions, de plus en plus, mais pas les mêmes…
  • C’est ce que Jérôme Baschet[10] nomme le présentisme.
    • L’apport principal de son livre me semble être la distinction qu’il fait entre « régime d’historicité » et « régime de temporalité ». « En résumé, on propose de référer la notion de régime d’historicité à l’échelle longue du temps de l’histoire, à la manière dont chaque société se pense dans son rapport à son passé, à son présent et son futur, tandis que le régime de temporalité concerne l’échelle courte du temps déployé dans les rythmes du quotidien et de la vie vécue » (page 135).
    • Il peut alors en déduire ce qu’il nomme « présentisme » comme étant à la fois régime d’historicité et régime de temporalité, plus exactement le présentisme est cette époque – la nôtre – pendant laquelle « le régime de temporalité phagocyte le régime d’historicité : « L’avènement du présentisme peut alors être saisi comme le processus par lequel le régime de temporalité qui caractérisait de longue date la modernité renforce son emprise et, finalement, envahit le terrain laissé vacant par la ruine progressive du régime d’historicité… Pour caractériser un processus donné comme inéluctable, ce n’est plus la marche de l’histoire que l’on invoque, mais l’imperturbable avancée du temps horaire. Le temps mesuré et abstrait des horloges a bel et bien cannibalisé le temps historique » (page 170).
    • Autrement dit, alors que le régime moderne d’historicité faisait du présent un temps orienté par le progrès en direction du futur, le régime contemporain du présent produit un présent de plus en plus immédiat (avec de moins en moins de passé retenu et de futur projeté) et soumis à la rationalité de la « densification quantitative (hausse du rapport Q/T) ». C’est dire qu’aujourd’hui, ce n’est plus la fable du Progrès qui donne sens et direction à nos actions, c’est juste la rentabilité obtenue dans les délais les plus infinitésimaux (THF : trading à haute fréquence, le transfert de données d’une place boursière à une autre est de l’ordre de 2 à 5 millisecondes).
2. La société moderne, la croissance et la question du bonheur, le libéralisme

Le régime de croissance est un régime libéral pour lequel le bonheur est devenue a) une satisfaction quantifiable et b) une affaire seulement privée.

a) Si on veut mesurer l’impact du régime de croissance sur nos imaginaires, il faut se rendre compte qu’aujourd’hui même le bonheur et l’amour n’échappent pas à son impératif.

C’est un classique de fin de conférence mais à chaque fois c’est la même déception : après 1h30 d’argumentation pour décrire l’extension sans frein du domaine de la croissance, l’intervention terminée, arrive pourtant la rituelle réticence : « – OK pour la décroissance mais quand même il y a des choses dont il faut souhaiter la croissance. – Ah bon, quoi par exemple ? – Le bonheur, l’amour… ».

Et c’est ainsi que l’objection dont on croyait s’être prémuni en insistant vraiment sur la capacité de la croissance à étendre son hégémonie bien au-delà de l’économie, cette objection selon laquelle la décroissance ne serait valable que si elle est « sélective », resurgit dans sa variante bienveillante : celle du bonheur, de l’amour.

Dans un premier temps, il faut commencer par réfuter cette objection :

  • Mais pourquoi, bon sang, se mettre à quantifier ce qui devrait rester du domaine de la qualité de la vie ? Que peut vouloir dire « plus de bonheur », ou « plus d’amour » ? Plus d’amour entre deux amoureux ou entre les gens ? L’amour, l’amitié, la convivialité… sont de l’ordre de la relation entre les personnes et en tant que relation ces « qualités » échappent à la quantité, parce qu’elles sont de l’ordre de la résonance (voir C.2.).
  • Pour l’amour :
    • Est-ce que nous aimons pour aimer davantage ? Quoi de plus ridicule ou insensé que le fameux « je t’aime plus qu’hier et moins que demain » ! Même l’amour subit l’injonction de « progresser » !
    • Alors que l’amour est sans pourquoi ; nous n’aimons pas pour aimer, mais nous aimons parce que nous aimons.
  • Pour le bonheur :
    • Est-ce que nous sommes heureux pour l’être toujours davantage ? Comment ne pas s’apercevoir que si n’étions heureux aujourd’hui que pour être plus heureux qu’hier et moins que demain, nous ne serions jamais heureux : c’est la remarque de Pascal selon laquelle attendre toujours le bonheur, c’est ne jamais être heureux.
    • Il y a cette référence incontournable pour un décroissant, celle d’Épicure, pour qui le bonheur est un plaisir durable, celui du présent comme… présent, comme cadeau, comme don de la présence : pourquoi attendre l’absence de l’être cher pour prendre conscience que notre plaisir tient à sa seule existence, d’être-là. « Toi donc qui n’est pas maître du lendemain, tu diffères de te réjouir ! Nous consumons notre vie à force d’attendre » (Sentences vaticanes, 14). On peut aller jusqu’à dire que faire tomber le bonheur dans l’escarcelle de la croissance, c’est cultiver l’art de n’être jamais heureux, d’être malheureux.
    • Et puis quelle spiritualité, quelle humanité, n’a pas partagé la définition la plus commune du bonheur comme satisfaction, durable, constante, stable. Ce n’est que depuis les temps modernes que l’on voit cette quantification du bonheur.

b) Le régime de croissance comme régime neutralitaire

Et nous voilà revenu à la première page de l’introduction du livre d’Harmut Rosa, Aliénation et accélération (2012) : « Ainsi, dans ce livre, je veux revenir à la question sans doute la plus importante pour nous autres humains : qu’est-ce qu’une vie bonne – et pourquoi nous fait-elle défaut ? ».

L’une des raisons (politiques) pour laquelle la vie bonne nous fait défaut est due au dispositif (institutionnel) mis en place par ce qu’Onofrio Romano nomme « régime de croissance » : on pourrait aussi le désigner comme régime de la modernité (H. Rosa) et encore plus simplement comme libéralisme.

Historiquement : la croissance économique n’est qu’un des effets de ce régime de croissance.

  • Et c’est pourquoi s’attaquer à la seule croissance économique sans toucher au régime de croissance est une erreur stratégique, donc politique.
  • Ce régime libéral de croissance est corrélé à la modernité. Mais depuis le milieu du 20 siècle, cette corrélation s’est intensifiée : nous sommes dans la modernité tardive, le libéralisme a vaincu idéologiquement comme néolibéralisme.

Qu’est-ce qu’un régime politique libéral ? C’est un régime qui prétend que les institutions doivent rester neutres sur la question de la vie bonne, qui devient ainsi une affaire privée. Ce libéralisme politique est couplé à un libéralisme économique : les institutions doivent être organisées pour favoriser la maximisation des ressources à mettre à disposition des individus pour qu’ils puissent auto-entreprendre leur vie privée. Quand à la vie en société, elle n’est plus que la résultante des interactions individuelles. Ce qui fait société, ce n’est plus alors la mise en place d’un ordre volontaire (qui aurait été démocratiquement anticipé, discuté, délibéré), c’est le réseau interdépendant des actions individuelles dont le modèle « naturel » est le marché (prétendument) autorégulateur.

 « La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité »

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

« En résumé, dans le régime de croissance, un pouvoir a-téléologique public est installé, qui ne se mêle jamais de la question de ce qu’est une vie bonne, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre part de vie. La politique a pour seule fonction de préserver, voire de cultiver, la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La  « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 22.

 « Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.

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Il y a donc une corrélation très forte entre : individualisme, neutralité institutionnelle du libéralisme et croissance. C’est cette corrélation que l’on peut désigner comme « régime de croissance ».

Toute la question politique pour la décroissance consiste alors à se demander dans quelle mesure sa prétention à sortir de la croissance repose réellement sur une rupture avec le régime de croissance. Il ne faut pas se cacher que quand on en vient à examiner les initiatives qui prétendent préfigurer la post-croissance, et donc emprunter déjà un trajet de décroissance, non seulement la dénonciation du régime de croissance est absente mais, pire, les scénarios et les stratégies de décroissance semblent se conformer au régime de croissance : cela vaut pour les « alternatives concrètes » comme pour les initiatives plus instituées de l’ESS qui semblent particulièrement « envahies par le néolibéralisme, et plus spécifiquement par ses valeurs (la libre concurrence, la rationalité), ses normes (la marchandisation, la profitabilité, la centralité du travail et le surinvestissement de soi dans celui-ci) et ses contraintes (la quantification et la standardisation) »[11].

3. La stabilité dynamique de la société moderne

Le régime de croissance est donc ce dispositif formel qui installe la croissance, pas seulement comme phénomène économique mais aussi comme colonisation culturelle de nos imaginaires. Ce dispositif tient sa stabilité à sa capacité à croître pour croître, c’est ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa nomme « stabilisation dynamique » :

Une société est moderne lorsqu’elle opère dans un mode de stabilisation dynamique, c’est-à-dire lorsqu’elle exige systématiquement la croissance, l’innovation et l’accélération afin de maintenir son statu quo socio-économique et institutionnel.

Hartmut Rosa, « Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception », Questions de communication, 31 | 2017.

La croissance n’est pas une valeur ; l’innovation et l’accélération non plus. Ce sont des « moteurs » : ceux qui devront être mis à l’arrêt si un jour nous accédons à un monde post-croissance et que nous devrons apprendre à ne plus mobiliser pendant le trajet de décroissance.

  • Quand il s’agit de croissance économique, la croissance signifie une « augmentation » : le plus, c’est toujours mieux (impératif de progrès, au pire d’accumulation).
  • Quand il s’agit d’innovation technologique, la croissance signifie une « nouveauté » : le nouveau comme rupture permanente (impératif de modernisation, au pire de disruption).
  • Quand il s’agit d’accélération sociale, la croissance signifie un « avancement » : le mouvement pour le mouvement (impératif d’adaptation, au pire d’agitation).

Ces trois moteurs ne sont pas indépendants, ils ont leurs courroies de transmission ; au point qu’au fil des livres et des articles d’Hartmut Rosa, c’est quelquefois l’innovation qui est qualifiée de « sociale » et l’accélération de « technique ». C’est d’abord parce que l’accélération technique est l’une des formes de l’accélération sociale. C’est ce qu’il montrait déjà dans ses livres (2010, 2012) consacrés à l’accélération, quand il distinguait plusieurs types :

  1. L’accélération technique : c’est ainsi que « le temps est de plus en plus conçu comme un élément de compression ou même d’annihilation de l’espace ». Vitesse des communications, des trajets, du traitement des data… Mais attention, Hartmut Rosa a la prudence de ne pas faire de cette accélération technique la cause de l’accélération sociale mais plutôt une « réponse au problème croissant du manque de temps ».
  2. L’accélération du changement social, c’est-à-dire l’accélération de la société elle-même, par « compression du présent » : la vitesse par lesquelles déclinent tant l’espace d’expérience que l’horizon d’attente augmente constamment. On passe du rythme intergénérationnel de la modernité classique au rythme intragénérationnel de la modernité tardive.
  3. L’accélération du rythme de vie : « les acteurs sociaux ressentent qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent ». Ce qui est un paradoxe car l’accélération technique devrait rendre abondant le temps. C’est l’« effet rebond » : « les taux de croissance dépassent les taux d’accélération et, par conséquent, le temps devient de plus en plus rare malgré l’accélération technique ».

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C’est par ces trois moteurs, qui sont des facteurs d’illimitation, que le monde de la croissance exerce son emprise :

  • D’un côté, quant au but, la neutralité institutionnelle, c’est-à-dire l’affichage d’une indifférence ou d’une tolérance à tous les modes de vie. De l’autre côté, quant aux moyens, la promesse affichée de les maximiser : il en faut toujours plus, toujours plus innovant, toujours plus vite.
    • Ces deux affichages sont des leurres. Il y a en réalité une tyrannie des modes de vie (Mark Hunyadi), mais elle se joue plus sur les attentes et les incitations que sur les obligations et les interdictions.
    • La maximisation des moyens prétend respecter la loi du ruissellement. La démocratisation d’un moyen ne joue qu’après que les classes dominantes soient déjà passées à l’étape suivante : la disruption n’est un train de retard que pour les dominés.
  • Cette emprise est totale, et même totalitaire : « L’accélération sociale est devenue une force totalitaire interne à la société moderne et de la société moderne elle-même ». Hartmut Rosa précise ce qu’il entend par pouvoir totalitaire si quatre conditions sont remplies : « a) il oppresse les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence s’étend à tous les aspects de la vie sociale ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer ou de le combattre ».
  • C’est parce que cette emprise est totale qu’elle peut s’afficher sur le mode de la liberté[12], c’est-à-dire de la démocratie et non pas de la dictature. Quand l’emprise est totale à ce point, elle n’a même pas besoin de forcer, il suffit d’inciter à s’adapter.

Voilà donc à quoi la décroissance doit s’opposer si elle veut faire de la question de la vie bonne une question politique. C’est ainsi que la décroissance se retrouve au pied du mur politique du « comment ».

Pour s’opposer à la croissance, à l’accélération, à l’innovation : réduire, ralentir, conserver.

Mais comment ?

Marquons une pause : faut-il répondre à cette question du « comment » ? Et si oui, pourquoi ? Et enfin, comment ?

a) Pourquoi ces interrogations comme s’il s’agissait de renâcler au moment de faire des propositions, de passer au concret, de passer à l’acte ?

Parce que l’emprise du régime de croissance ne s’exerce pas seulement par la mise en équivalence généralisée de toutes les argumentations mais aussi par l’injonction de concrétiser des analyses théoriques. Autrement dit, l’injonction au concret, à l’action, est caractéristique de ce régime de croissance dont on veut précisément se débarrasser.

  • Legein est le verbe grec qui désigne l’acte de produire le (sens du) monde par un usage conscient du langage. Teukhein est le verbe grec qui désigne l’acte de produire le (sens du) monde en agissant, en faisant des choses, en se donnant des moyens utiles au bien-être humain, par un usage conscient de la technique.
  • Par rapport à toutes les autres époques, la modernité est celle qui donne à chacun, démocratiquement, la liberté de créer son propre sens : la logique de cette démocratisation du legein c’est la multiplication des visions du monde. Du coup, chacun est certes libre d’exprimer son opinion mais plus personne ne doit être en position de l’imposer aux autres (c’est le prix horizontaliste à payer pour l’horizontalité moderne).
  • La mise en œuvre d’une vision politique commune est alors formellement empêchée par la liberté individuelle de définir et de poursuivre sa propre idée du bien. Et voilà comment la parcellisation du legein devient un verrou pour une conception commune, collective, de la liberté.
  • Concrètement, le régime de croissance et sa forme neutralitaire sont mis en place pour éviter le conflit des visions individuelles : car si une vision individuelle qui implique l’ensemble de la vie commune était mise en œuvre, cela se ferait en suscitant l’opposition des autres visions. Le régime neutralitaire de croissance est donc le modus vivendi pour que toutes ces visions individuelles puissent s’exprimer mais sans que jamais la liberté de l’un n’empiète sur la liberté de l’autre. Du coup, les questions collectives, les conceptions communes, sont comme désamorcées, elles ne peuvent prétendre être mises collectivement en œuvre.
  • Et c’est ainsi que la modernité qui naît de la libération du legein en vient à promouvoir son déclin ; au profit du teukhein.
    • D’abord parce que la modernité est aussi la mise en place de l’ambition prométhéenne de faire : faire le monde, faire l’histoire, faire la révolution.
    • Pour Hannah Arendt, si c’était la quête d’immortalité qui dans l’antiquité formait le socle commun d’une conception commune à la nature et à l’histoire, c’est le concept de « processus » qui caractérise les temps modernes[13], c’est-à-dire l’articulation des moyens en vue d’une fin, avec pour seul critère de jugement, celui de la « réussite ».

« Le mal réside dans la nature du cadre conceptuel moyens-fins qui partout où il est appliqué change immédiatement tout but atteint en moyen d’une fin nouvelle, et, pour ainsi dire, en détruit par là le sens, jusqu’à ce qu’au milieu de l’interrogation utilitaire apparemment sans fin : « A quoi sert… ? », au milieu de la progression apparemment sans fin où le but d’aujourd’hui devient le moyen d’un meilleur lendemain, apparaisse l’unique question à laquelle aucune pensée utilitaire ne peut jamais répondre : « Et quelle est l’utilité de l’utilité ? » comme le formula un jour succinctement Lessing. »

Hannah Arendt, op. cit., p.107-108.

« Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain », du simple fait qu’une technique fonctionne mieux qu’une autre. Si une technique augmente la capacité des hommes à faire des choses, plus que toute autre, elle doit être acceptée et épousée par tous : parce qu’elle augmente l’autonomie humaine et la possibilité de construire le monde conformément à ses désirs. De facto, teukein remplace legein dans la construction de la vie sociale. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 23.

Dans le régime de croissance, le neutralisme possède deux faces : celle de la neutralité discursive par laquelle le legein est d’emblée relativisé en « point de vue », en opinion. Celle de la neutralité technique par laquelle le teukhein est d’emblée promu en « concret », en « activité », en « efficacité », en « productivité » : c’est ainsi que la technique est politiquement un dispositif d’évitement de la délibération collective. Et quand ce sont toutes les infrastructures techniques qui encadrent la société, alors cette société s’abandonne à l’ébriété de l’utilité et du commode.

Là où la discussion sans verrou devrait être garante de démocratie, elle est sapée par la capacité du teukhein à trancher une opposition : une sorte d’ordalie moderne dont le legein est d’avance le perdant. Qui lors d’une discussion qui tarde à se résoudre ne s’est pas fait couper la parole au nom d’une intimidation à agir, à passer aux actes, à faire des propositions. « Assez de blabla, assez de paroles, on veut des actes ! ».

Bref, voilà une forte raison pour se demander si nous devons vraiment passer à la question « comment ? ».

b) Comment alors traiter du comment ?

Car il y a, d’un point de vue radicalement décroissant, au moins deux bonnes raisons de s’attaquer au comment ; à condition, évidemment de le faire en pleine conscience des doutes que nous venons de soulever : autrement dit, en ne le justifiant pas parce que ce sera « efficace ». Agir, oui ; efficacement, non.

  1. Au sens strict, la décroissance est juste ce moment, cette parenthèse, cette époque intermédiaire entre croissance et post-croissance. Dans ce sens temporel, la décroissance comme trajet est constituée d’un faisceau de trajectoires. Mais où vont ces trajectoires et aussi, qu’est-ce qui garantit que ces trajectoires vont dans le bon sens ? [Dans un hommage camusien, je me demanderais comment agir sans espoir mais pas sans espérance.]
  2. Agir est toujours une sorte de projection vers l’avenir : pas de trajet sans projet ; sauf à se raconter que c’est en chemin que l’on découvrira la destination, version itinérante du fameux « c’est en forgeant que l’on devient forgeron », dicton favori de tous ceux qui cèdent à l’injonction du faire. Mais il y a différentes façons de se projeter : prévoir, provoquer, (se) préparer. Si l’on veut éviter toute compromission avec une attitude prométhéenne, si l’on ne veut pas réserver la décroissance aux prophètes (qui prétendent prévoir) et aux magiciens (qui prétendent provoquer) alors il ne reste plus qu’à envisager de se préparer : voilà le concret d’un commun cohérent avec la critique radicale du régime de croissance.

c) Pourquoi et comment se mobiliser ?

Dans la conception libérale de la liberté d’expression, le prix à payer pour cette horizontalité est la grande difficulté à construire une conception commune : au mieux, le commun est accepté comme plus petit dénominateur commun d’opinions juxtaposées. Et toute tentative de s’élever au-dessus du simple inventaire des opinions est vite accusé de condescendance.

C’est contre cette conception appauvrie du commun qu’à la Maison commune de la décroissance (MCD) nous défendons une conception radicale de la décroissance : la radicalité ainsi défendue n’est pas l’intransigeance mais la cohérence.

C’est sur ce principe qu’a été fondée la MCD ; et tout particulièrement avec l’idée que le commun de la décroissance pouvait se découvrir et se partager à partir d’un noyau commun.

Cette idée d’un noyau commun repose sur deux principes :

  1. Le premier c’est que ce noyau ne résume pas tout le corpus ; parce que, dans ce dernier, il faut ajouter toute une série d’analyses, de définitions, de concepts qui constituent comme des rayons autour de ce noyau. Surtout, ces « rayons » peuvent être diamétralement opposés, ils peuvent quand même parfaitement converger vers un noyau commun.
  2. Ce noyau commun consiste à répondre aux quatre questions que tout mouvement conscient de lui-même devrait se poser et répondre : quoi, pourquoi, vers quoi, comment ?
    • Quoi ? On attend une définition claire.
    • Pourquoi ? On attend un fondement juste, celui que l’on rencontre quand on est allé au fond de la discussion, ou au fond des choses…
    • Vers quoi ? On attend (au moins) un objectif désirable, c’est-à-dire une direction qui donne sens (signification) à une trajectoire…
    • Comment ? On attend un mobile qui soit acceptable, c’est-à-dire qui soit démocratiquement défendable devant des gens qui ne trouvent a priori la décroissance ni désirable ni faisable…

Le « comment » pose donc la question de l‘acceptabilité politique des analyses et des propositions de la décroissance : comment mobiliser, comment mettre en mouvement sans tomber, nous l’avons vu, dans l’injonction à l’action pour l’action ?

d) Cela fait des années que je reproche à la critique contre le capitalisme et contre la croissance de ne pas vraiment faire « le travail du projet » ; ou plus exactement, ce travail du projet est bancal et il est toujours à la remorque soit des fables de l’essaimage soit des attentes de la convergence des luttes.

Et cela fait des années, que je fais remarquer que l’hégémonie politique du néolibéralisme est la conséquence directe du travail conceptuel qui a été mené par les libéraux pendant le XXe siècle : c’est le livre de Serge Audier, Néo-libéralisme(s) (2012, Grasset) qui décrit parfaitement ce travail de reformulation conceptuelle. Quelles leçons en tirer ? a) D’abord que l’hégémonie culturelle du « camp d’en face » tient autant à son activité théorique qu’à la paresse idéologique de la critique antilibérale et anticapitaliste qui en est la plupart du temps resté aux commentaires d’un catéchisme marxiste. b) Ensuite que tout ce travail conceptuel du néolibéralisme ne s’est pas concrétisé par un catalogue de propositions que les politiques auraient suivies comme autant de recettes. Ce que le néolibéralisme avance, ce ne sont pas des propositions mais plutôt des « matrices de propositions ».

En voici facilement un début de liste : dérégulation, privatisation, individualisation, marchandisation, délocalisation, financiarisation, externalisation, artificialisation…

Une matrice c’est plus le cadre d’une pratique qu’une proposition : pour l’appliquer, il suffit de la décliner en l’adaptant au contexte. Surtout une matrice donne plus l’esprit d’une transformation que les modalités concrètes de cette transformation.

e) Toute la question pour une décroissance politique n’est-elle pas alors de proposer des matrices de transition pour sortir de la croissance, de son économie, de son monde et de son régime ?

Il s’agirait alors de proposer des matrices de réduction, de ralentissement, de conservation.

C’est aujourd’hui une hypothèse de travail conceptuel que la décroissance devrait affronter si elle veut assumer de répondre à la question comment sans tomber dans le piège de l’injonction au concret. C’est en un certain sens plus une tâche pour un « militant-explorateur » que pour un « militant-chercheur ».

Pour le moment, il me semble que de telles matrices de transition devraient :

  1. Se définir comme des matrices de « solutions » : autrement dit, leur point de départ doit être un « problème » (par exemple, un « besoin insatisfait », une dissonance idéologique ou éthique…).
  2. Toujours être des « autolimitations » : l’autonomie plus comme capacité à s’autolimiter que comme capacité à se donner ses propres lois. Autrement dit, ne pas se décharger de façon hétéronome sur des contraintes extérieures qui rendraient la décroissance « nécessaire ».
  3. Accepter de voir qu’une telle matrice est une sorte de « norme » ; autrement dit, assumer contre l’horizontalisme du régime de croissance et son incitation généralisée à la neutralisation une certaine verticalité de la norme. L’essentiel pour accepter cette verticalité serait de refuser toute verticalité descendante (top-down) pour favoriser au contraire des processus démocratiques de délibération qui auraient pour objectif de s’élever (bottom-up) au-dessus des problèmes, pour proposer normativement des critères clairs pour trancher entre ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas.

f) Cette dernière caractéristique d’une matrice – sa dimension normative – est celle qui suscitera le plus de méfiance de la part d’objecteurs de croissance qui n’ont pas accompli jusqu’au bout la décolonisation de l’imaginaire horizontaliste et neutraliste du régime de croissance ; et qui, au fond, en sont restés à des conceptions libérales-libertaires sans s’apercevoir que le ressort d’une telle « insurrection des consciences » est en réalité réservé à une « élite », celle des « exemplaires », des « magiciens » pour qui la société idéale n’est composée que d’individus (devenus) idéaux qui pourraient vivre ensemble et sans normes.

A ces « virtuoses » du « sans norme » :

  • On peut quand même rappeler les problèmes posés par la critique antinormative[14] :
    • Problème social = relationnel : s’il est question de s’extirper de toute norme, se pose alors la question de la possibilité même du commun, et d’agir en commun sans ce travail normatif qui permet justement de repérer et d’articuler nos relations. A quelles conditions peut-on être à soi-même la source de ses propres normes = être autonome ?
    • Problème « stratégique » : puisque sans normes qui règlent nos relations en en déterminant certaines limites, il n’est plus possible de distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas ← comment éviter le trouble et l’équivalence généralisée ?
      • Croissance → saturation → équivalence alors qu’il faut faire le tri : par des normes, par des différences…
    • Problème théorique (contradiction que l’on retrouve dans tout relativisme) : le refus des normes est lui-même une position normative.
  • Une « réhabitation » du normatif est clairement une disposition antilibérale. La liberté ne consiste à se délivrer ni des contraintes matérielles ni des normes éthiques et juridiques (Aurélien Berlan, Geneviève Pruvost, Maria Mies…).
  • Comment éviter à la décroissance les pièges de l’antipolitique : ceux  de l’exemplarité (M. Benasayag), de l’élite (O. Romano), des magiciens (A. Monnin → le « claquement de doigt »), de l’intermittence et de la virtuosité (F. Lordon[15]) ?

Y a-t-il un sens à tracer une démarcation infranchissable entre normativité et normalisation ? Voulons-nous céder à l’injonction du régime libéral de croissance qui prétend qu’une vie ne vaut la peine d’être vécue que par et dans les parenthèses (les interstices) du cours normal de la vie ?

Si nous ne voulons ni de la croissance pour la croissance, ni de la décroissance pour la décroissance, est-ce à dire que la décroissance prône une défense du monotone, celle de la vie « classique », celle du quotidien et de l’ordinaire ? Au fond, une vie bonne ne serait-elle que la vie de tous les jours, dans sa banalité, dans sa répétition, dans ses routines, dans ses habitudes, dans son attention épicurienne au cadeau du simple fait d’exister, au présent du présent ?

*

Ce qui va suivre est proprement exploratoire. Pour atténuer son côté tâtonnant, nous allons procéder à chaque fois au même rythme.

  • A chacun des « moteurs » du monde de la croissance, nous allons opposer une matrice. Nous présenterons donc trois matrices possibles : pour réduire, pour ralentir et pour conserver.
  • La fonction de ces matrices est de mobiliser en faveur d’une décroissance politique qui accepte de sortir de l’entre-soi (militant et académique) et de s’adresser à ceux qui ne pratiquent pas déjà les alternatives et qui, même, ne les jugent pas désirables. C’est pourquoi chacune de ces matrices doit être précédée de son fondement (en quoi elle est justifiable) et de son objectif (en quoi elle est désirable).
  • Évidemment rien ne (me) garantit pour le moment que ces trois matrices puissent être décrites sans croisements ni recoupements entre elles. Parce que les trois « moteurs » du plus, du vite et du nouveau forment système, alors les trois matrices de l’espace écologique, de la part et du lieu forment aussi système.
1. Matrice de réduction : l’espace écologique (du commun)

Le concept d’espace écologique a été forgé par les Amis de la Terre : cet espace, c’est celui qui est compris entre un plancher et in plafond. Je suis intervenu sur cette notion de nombreuses fois : le seul véritable changement, c’est que là où je voyais un « concept » plein de fécondité politique[16], j’y vois maintenant une « matrice » politique de réduction.

a) Fondement : comment justifier qu’une politique décroissante des limites soit une politique de l’autolimitation ?

  • Une question de taille (Olivier Rey, 2014), de proportion (Small is beautiful, Ernst Friedrich Schumacher, 1973).
  • En partant du constat d’un écart entre quotidien et « exodien », Philippe Gruca[17] en déduit qu’il faudrait penser un ajustement de l’homme et de la société. Deux directions, deux sens sont alors possibles : soit augmenter l’homme, c’est la direction du transhumanisme. Soit aller dans l’autre sens et faire décroître la taille des sociétés. Ce n’est pas à nous d’augmenter à la taille des macro-sociétés mais c’est l’inverse : ce sont les macro-sociétés qui doivent décroître à l’échelle humaine. Voilà le sens de la technique pour une politique décroissante.
    • Il part du constat que dans notre quotidien la majorité de la société est absente : tant les interdépendances à l’échelle mondiale sont importantes (indiens et chinois qui confectionnent nos vêtements, pipe-line qui permettent la circulation du pétrole etc.) Ce qui nous apparaît (boutons, tablettes, écrans…), les objets à partir desquels nous raisonnons, ne sont que des embouchures techniques, des terminaisons : le reste est confiné à l’exodien, hors de vue et hors de portée. La part exodienne de notre quotidien est devenue trop importante pour qu’on puisse la connaître, elle se dérobe à nos sens dans un rapport de force démesuré. d’autant que la technologie, comme discours sur la technique, tend donc à rendre la technique de moins en moins apparente, de plus en plus absente. Philippe Gruca précise quels sont selon lui les 4 modes de cette absence : l’invisible (les rayons, les ondes), le voilé (accessible mais encablé, emmuré, enterré…), le lointain (toutes les sociétés et leurs membres avec lesquels nous n’interagissons pas mais auxquelles nous sommes reliés par des câbles) et le démesuré (de l’infiniment petit, le nano, à l’infiniment grand, le téra).
  • Giorgos Kallis (Éloge des limites, 2019-2022) : « Je pense effectivement qu’il n’existe pas de limites extérieures… La limite relève d’un choix, et c’est le type de monde que nous souhaitons créer et transmettre à nos enfants qui doit nous permettre de la définir. Nous n’avons rien à gagner à attribuer ce choix à la nature… La défense de l’autolimitation n’a rien à gagner au fait de postuler l’existence de limites extérieures. Depuis Malthus, face à l’idée d’un monde limité, la réaction de la société a toujours été d’exclure les plus faibles de ce monde et d’essayer de l’agrandir à leurs dépens. Par définition, un monde limité est un monde de rareté. S’il est abondant et que nous avons assez, en revanche, il n’est pas limité. Si nous cessons d’utiliser du pétrole, la question des limites des réserves de pétrole perd toute sa pertinence. Si les Grecs voulaient limiter l’argent, ce n’est pas parce qu’il existait une limite à la croissance de l’argent, mais précisément parce qu’il n’y en avait aucune. C’est lorsqu’il n’y a pas de limites que nous devons nous limiter. Et c’est seulement lorsque nous aurons acquis la certitude que le monde est abondant que nous nous limiterons. »

b) Objectif : l’espace écologique plancher-plafond est une matrice pour encadrer des trajectoires de décroissance et les orienter « dans la bonne direction ».

Comme trajet, la décroissance est un faisceau de trajectoires[18].

Mais comment savoir si ces trajectoires vont dans le bon sens ? La difficulté, ce n’est pas tant de réussir à définir un objectif final – la post-croissance – que d’arriver à garantir que, tout au long de la trajectoire, l’objectif ne sera pas perdu de vue ?

D’où l’idée d’utiliser l’espace écologique comme matrice de solution pour encadrer les trajectoires : en quelque sorte, les limites hautes et basses à ne pas franchir sous peine de diverger de l’objectif final.

Comme exemple, on peut d’abord penser à ce que serait une réduction de la production et de la consommation planifiée démocratiquement : pas assez de réduction et c’est du développement durable, trop de réduction et c’est de la récession subie.

c) Mobile : un schéma de solution a une portée normative

Ce que je veux montrer ici c’est que cet espace écologique est aussi un espace social ; plus exactement il est l’espace du commun : le commun, c’est précisément ce qui se situe entre limite basse et limite haute.

  • Ces limites sont des choix politiques : ils reposent donc sur des valeurs que nous désirerions voir devenir des normes.
  • Ces choix politiques ne s’exercent pas ex nihilo : ils ne créent pas le commun, ils l’entretiennent parce que le commun – qu’il s’agisse de la nature ou de la vie sociale – est un « préalable ». Il ne s’agit pas de se raconter que l’on va « faire société », il s’agit juste de la continuer.

Mais comment repérer ce commun : parce qu’il se situe entre plancher et plafond. Si ce qui est au-delà et ce qui est en deçà est jugé comme « hors du commun » alors c’est que le commun est ce qui s’intercale entre plancher et plafond.

Comme exemple, on peut prendre les deux modes de la séparation dans nos sociétés : Il y a l’exclusion subie par ceux qui sont dans la misère, c’est-à-dire à qui manque le nécessaire. Il y a la sécession choisie par ceux qui sont dans la richesse, c’est-à-dire qui s’enivre du superflu. Entre misère et richesse, entre le hors du commun par exclusion subie et le hors du commun par sécession choisie, il y a ce que les décroissants nomment « pauvreté volontaire » ou « sobriété volontaire » : c’est dans cet espace que s’entretient la vie en commun.

2. Matrice de ralentissement : la part (du commun)

L’accélération sociale et l’innovation technique (voir ci-dessus en B.3.) sont des dispositifs d’évitement du présent (qui dure), du présent qui se relie au passé et à l’avenir. L’accélération comme aliénation est selon Hartmut Rosa une « relation sans relation ».

C’est pourquoi pour s’opposer à l’accélération, ralentir n’est pas suffisant, il faut retrouver une relation avec relation, et c’est ce qu’il désigne comme « résonance ».

Pourquoi alors ralentir ? Pour retrouver de la résonance, c’est-à-dire de la relation.

a) Fondement : la résonance

A la fin de la première partie de Résonance une sociologie de la relation au monde (2018), Hartmut Rosa définit la résonance comme « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité » (p.187).

  • Chacun d’entre nous a déjà pu vivre des « expériences de résonance » : dans ce cas, nous savons intellectuellement et nous ressentons psychologiquement et corporellement, que « nous sommes au monde », que « là » où nous sommes, « il y a » le monde. Hartmut Rosa n’emploie pas le terme, mais cette expérience de résonance est une « épiphanie ». Nous ne sommes pas plus englobés dans le monde que spectateur en face du monde, nous sommes juste reliés par « une corde vibrante » à un fragment du monde. Et les larmes peuvent nous venir aux yeux…
  • Mais ces expériences de résonance, aussi fulgurantes et intenses soient-elles, ne sont pas suffisantes pour constituer la base solide et fiable d’une vie réussie. C’est pourquoi Hartmut Rosa reprend la distinction de Charles Taylor entre « évaluations faibles » (choisir un pull) et « évaluations fortes » (choisir un-e conjoint-e). Dans une évaluation faible, le monde n’est qu’un objet, qu’une ressource. « Les hommes ne font des expériences résonantes que lorsqu’ils ont la conviction d’être touchés par quelque chose qui (leur) importe absolument, c’est-à-dire indépendamment de leurs désirs, de leurs exigences et de leurs besoins concrets » (p.309). « La résonance repose sur l’expérience du fait qu’un fragment du monde a en tant que tel quelque chose à nous dire, qu’il nous concerne, autrement dit : que nous lui accordons de la valeur et de l’importance en lui-même » (p.496). Seule des évaluations fortes constituent donc la base normative sur laquelle nous construisons existentiellement nos identités.

L’accélération est donc cette aliénation qui, dans la société de la modernité tardive, nous prive de résonance. Vivre le présent sur le mode de l’accélération, c’est s’interdire une vie bonne pour, au contraire, s’imposer une peur permanente de manquer – le fameux syndrome FOMO, fear of missing out – sans jamais réussir à se réjouir du présent.

Dans la course perpétuelle à la croissance, à l’accélération, à l’innovation, nous n’avons plus le temps de vivre des expériences de résonance : dans les trois cas, cette course ne voit pas que ce qu’elle croit être la solution – la croissance de la mise à disposition du monde, pour le contrôler – n’est en réalité que la cause de son aliénation.

b) Objectif : les trajectoires de décroissance suivent des axes de résonance

Hartmut Rosa appelle « axes de résonances » les « relations résonantes durables, seules à même de former une base solide et fiable assurant le renouvellement des expériences » de résonance (p.50). Il y consacre toute la deuxième partie de son livre de 2018.

  • Chapitre 6 : les axes horizontaux de résonance : la famille, l’amitié, la politique.
  • Chapitre 7 : les axes diagonaux de résonance : les relations d’objets, le travail, l’école, le sport, la consommation.
  • Chapitre 8 : les axes verticaux de résonance : la religion, la nature, l’art, l’histoire.

Pour une critique plus systématique de cette perte postmoderne de résonance, il faudrait pour chaque type d’axe, et aussi pour chacun des axes, montrer comment ce qui devrait être résonance ne subsiste plus aujourd’hui que sous forme d’écho. Ce que Guy Debord nommait « société du spectacle » était précisément le dévoiement de la fonction spéculaire de notre intellect en devenir-écho de toutes nos expériences vécues : elles ne valent pas par elles-mêmes mais seulement en tant qu’illustrations saisies technologiquement à fin de transmission sans délai à des « proches » (?) qui vont pouvoir les consommer, via un écran, dans le flux d’une vie scrollée.

c) Mobile : pour une politique de la « part »

Ce qui est particulièrement intéressant chez Hartmut Rosa, c’est de suivre la logique de ces derniers livres : qui font œuvre[19] et qui ont pour fil directeur l’analyse de la « stabilisation dynamique ». D’abord deux livres sur l’accélération ; puis celui sur la résonance ; et enfin, Rendre le monde indisponible.

  • 2010 : Accélération, une critique sociale du temps.
  • 2012 : Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive.
  • 2018 : Résonance, une sociologie de la relation au monde.
  • 2020 : Rendre le monde indisponible.

A première vue la logique est plutôt claire : plus nous accélérons, plus nous mettons le monde à notre disposition, plus nous le contrôlons et moins nous pouvons entrer en résonance.

Mais à la fin du livre de 2020, Hartmut Rosa fait remarquer :

« Si les réflexions qu’on a pu lire jusqu’ici dans ce livre ont pu donner l’impression que le monde était devenu disponible d’une manière illimitée pour les sujets de la modernité tardive, il ne s’agit à coup sûr que de la moitié de la vérité. Car les processus de mise à disposition ont un revers aussi puissant que paradoxale : à bien des égards, le « monde de la vie » dans la modernité tardive devient de plus en plus indisponible, opaque et incertain. Avec pour conséquence le retour de l’indisponibilité dans la vie concrète, mais sous une forme modifiée et angoissante, comme une sorte de monstre qui se serait créé lui-même » (p.133).

« L’idée centrale de ce chapitre de conclusion se polarise ici comme dans un miroir ardent : l’indisponibilité issue des processus de mise à disposition produit une aliénation radicale. Le programme moderne d’extension de l’accès au monde, qui a transformé ce dernier en un amoncellement de points d’agression, produit donc de deux manières concomitantes la peur du mutisme du monde et la perte du monde : là où « tout est disponible », le monde n’a plus rien à nous dire ; là où il est devenu indisponible d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable » (p.140).

Il y a donc deux types d’indisponibilité, et une seule est la condition de la résonance, l’autre celle d’une aliénation radicale. L’indisponibilité monstrueuse est celle qui, faute de s’être autolimitée, interdit toute résonance ; l’autre indisponibilité est celle qui, même dans des dispositifs de mise à disposition, conserve une part irréductible.

La « bonne » indisponibilité – celle qui va permettre une « vie bonne » – est donc celle qui ne résulte pas d’un retournement monstrueux mais celle qui, d’emblée, a été mise à part, protégée.

C’est cette idée de « mise à part » qui me semble être l’intuition première pour penser la « part » comme « matrice de ralentissement », ou « matrice de résonance » : penser la limite comme autolimitation puis penser l’autolimitation comme « mise à part ».

Cette mise en part me semble une bonne matrice pour empêcher son contraire : car si rien n’est à part, alors c’est l’aliénation comme totalisation qui menace ; par « totalisation » j’entends un processus dans lequel le tout (to pan) résulte de l’agglutination d’éléments juxtaposés (ta panta) et prétendument préalables.

Je vais me contenter maintenant d’évoquer de possibles références à cette idée de « part », pour en montrer la puissance matricielle. Je commence par les deux références qui devraient faire immédiatement évidence :

  1. Suum cuique tribuere » : « rendre à chacun son dû » = rendre à chacun la part qui lui est due. Il s’agit du principe central de la justice dite « distributive ». La postérité de cet adage ira jusqu’à Marx : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
  2. Et puis il y a la fameuse part du colibri dans la fable éponyme. « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ? » « Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part ». Je ne cache pas que je ne sais pas trop quoi faire de cette part ; que peut valoir une part si elle n’est pas en relation avec autre chose qu’elle-même ?  Faire ainsi sa part ne peut garantir que l’individualisme du geste sera dépassé qu’à la condition de supposer que c’est la juxtaposition de ces parts individuelles qui finiront par essaimer et produire du commun. Sauf que : le commun est-il le résultat des parties ou bien le commun précède-t-il ses parties ?

C’est pourquoi il me semble que la « part » ne peut désigner une puissance de mobilisation qu’à la condition que le commun dont elle est la part soit déjà-là :

  • Pas de surprise à affirmer ainsi que le commun est un préalable, qu’il s’agisse du commun de la vie naturelle ou de celui de la vie sociale.
  • Surtout, cela permet de comprendre que la part dont il s’agit est une part du commun, une part à partir du commun.
  • Autrement dit, cette part que l’on préserve, que l’on conserve, est une part qui résulte d’un partage : le partage du commun préalable.
    • Si le commun ne précède pas, alors la part ne peut pas être la part du partage du commun. Et dans ce cas, on prétend « faire du commun » à partir des parties : on retrouve là le schéma libéral qui prétend que l’on fait société à partir des individus.
    • Remarquons que « mettre à part » revient à « préserver une part » et comme c’est une part du commun, alors c’est le commun que l’on préserve (voir la troisième matrice de conservation).
  • Cette part (du commun) est à la fois un droit et un devoir, un revenu (un dû) et un lien (une obligation).

Dans les références qui vont suivre, j’espère que chacun verra une même intuition : si la part est la part du commun, alors la préservation de cette part rendra possible la résonance, c’est-à-dire la relation avec autre que soi ; c’est ainsi que résonner, c’est échapper à l’enfermement sur soi, à la forteresse solipsiste de la monade « sans portes ni fenêtres » (Leibniz) qui ne peut se relier aux autres monades qu’à condition d’une « harmonie préétablie » (toujours Leibniz  pour qui « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles »), prélude métaphysique à sa traduction économique connue comme « main invisible » (Adam Smith)[20], prélude à sa traduction numérique actuelle sous la forme des fameux « réseaux » qui ne mettent en relation que des gens préalablement séparés.

Cette intuition philosophique, je l’avais trouvée à partir de réflexions sur les expérimentations françaises des monnaies locales complémentaires (MLC) et en particulier sur les causes (politiques) de leur échec : pour le dire vite, à ne pas savoir faire la différence entre l’argent (comme facilitateur des échanges économiques) et la monnaie (comme lien anthropologique pour symboliser les partages), on réduit les MLC à singer l’argent et on croit échapper à son règne de l’équivalence généralisée en déguisant les MLC avec des valeurs sociales et écologiques… L’échange se fait entre propriétaires privés sous la loi de l’équivalence (des valeurs d’échange), le partage au contraire revient à reconnaître à chacun la part du commun qui lui est due et dont il peut se contenter[21].

Quand partager, c’est distribuer à chacun la part du commun qui lui est due, alors son adage pourrait être : « pas plus, pas moins » que la part, la part d’un commun auquel j’appartiens et auquel je participe. La aussi, j’espère que la dimension d’autolimitation de cette « part du commun » est une évidence.

  • Aristote, Les politiques, 1278 b 16-31. « Il faut d’abord établir en vue de quoi la cité est constituée… Un homme est par nature un animal politique. C’est pourquoi, même quand ils n’ont pas besoin de l’aide des autres, les hommes n’en ont pas moins tendance à vivre ensemble. Néanmoins l’avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d’eux une part de vie heureuse. Tel est assurément le but qu’ils ont avant tout, tous ensemble, comme séparément. Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le <seul> but de vivre. Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c’est d’une vie point trop accablée de peine. Il est d’ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie (euêmeria, belle journée) et une douceur naturelles. »
  • Le principe du zonage en permaculture : la zone 5  comme « zone sauvage ».
  • Virginie Maris : la part sauvage du monde (2018). La part sauvage du monde c’est donc cette nature sauvage qui doit échapper aux emprises technologique, économique et bureaucratique, parce que et pour que la nature reste toujours de l’ordre de l’Autre, en dehors des utilités, des calculs et des données. En quoi, d’un point de vue décroissant, il nous importe de protéger une part sauvage du monde :
    • Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (p.194).
    • « Penser l’extériorité de la nature, c’est accepter de se donner des limites, de borner notre empire » (p.201). « S’il convient de borner l’emprise humaine, c’est parce que celle-ci se déploie sans limites » (p.225).
    • Cela pourrait aller au-delà d’une seule reconnaissance éthique de la vie, vers une réelle reconnaissance d’un droit politique à la souveraineté pour les animaux sauvages, non en tant qu’individus mais en tant que communautés : « La résilience, la diversité, la capacité à conserver leur identité à travers les changements sont autant de marqueurs du caractère auto-organisé des communautés biotiques sur lesquels asseoir l’idée de souveraineté du monde sauvage » (p.212).S’il faut plaider absolument pour une préservation d’une part sauvage du monde, c’est parce qu’il faut « accepter de lâcher prise et de s’affranchir d’un désir de contrôle » (p.240). Ce désir de contrôler, d’arraisonner, de mettre à disposition la nature-totalité nous prive d’entrer en relation avec la nature-altérité.
  • Chez George Bataille, la vie est dissipation d’énergie. Mais il y a deux façons de dissiper cette énergie, il y a deux parts : la part servile et la part maudite. 
    • Attention à ne pas faire de Bataille l’apôtre du gaspillage ; pas plus qu’il ne faut que la décroissance s’enferme dans la seule répartition de la part servile. A chacun sa part : une fois la part servile assouvie, il reste alors un excédent, celui de la part souveraine.
    • Là où la croissance (et son monde) légitime l’appropriation de ce surplus au profit d’une minorité qui se l’approprie, Bataille doit inspirer les décroissants au moment de dé-penser cette part souveraine : pour une dépense en commun de cette part maudite.
  • Jean-Miguel Pire : La part oisive (L’otium du peuple, à la reconquête du temps libre (2024).
  • Pierre Crétois, La part commune (2020), et La copossession du monde (2023).

In fine, il faut dire explicitement ce qui peut relier tous ces cas de « part » : c’est qu’il doit toujours y avoir une part du commun qui reste indisponible aux trois moteurs de la croissance économique, de l’accélération sociale et de l’innovation technologique.

Une telle « mise à part » n’est pas évidente et présuppose quelques conditions :

  • Que du Commun en tant que tel soit reconnu ; qu’il s’agisse d’un commun naturel ou d’un commun social.
    • Par exemple, pour ce qui concerne le temps libre, cela suppose que la production en tant que production sociale soit reconnue comme commune (ce qui est la démarche exactement opposée à celle qui mesure cette production par un agrégat).
    • Par exemple, pour ce qui concerne un revenu inconditionnel, cela suppose que la richesse d’une nation soit reconnue comme commune (ce qui s’oppose radicalement à toutes les fables d’un mérite individuel).
    • Par exemple pour les entités du vivant, cela suppose que la biodiversité soit reconnue comme commune (ce qui permettrait de s’opposer radicalement à tous les dispositifs juridiques qui permettent aujourd’hui de breveter le vivant, donc de se l’approprier, donc d’en exproprier le commun).
  • Que des institutions du commun soient mises en place ; ce qui suppose une redisposition démocratique complète en ce qui concerne ce que nous entendons et pouvons pratiquer comme participation, délibération, représentation et contrôle.
  • Si l’on veut éviter la morcellisation du commun, alors une part de ce commun doit rester indisponible ; car si tout est disponible alors on tombe dans l’illusion de la variabilité généralisée, comme si tout ce qui est le cas pouvait être une sorte de variation, comme s’il n’y avait que des variations. Or il ne peut pas y avoir que des variations, pourquoi : parce que des variations supposent un invariant ; et c’est cet invariant qui fournit une plateforme normative (même la fluidité généralisée ne peut pas échapper à cet impératif d’une normativité-repère).

Pour qu’une variation ait lieu, il faut un référentiel normatif : sauf à croire que l’idéal d’une vie sociale et naturelle en commun consiste à liquider (dans les deux sens du terme) toute normativité. C’est cette intuition du « lieu » que je vais maintenant ébaucher.

3. Matrice de conservation : le lieu (du commun)

Nous venons de voir que « la part » (du commun) en tant que matrice de ralentissement (et donc de résonance) peut aussi être considérée comme matrice de réduction – par l’autolimitation du « pas plus, pas moins » – et aussi comme matrice de conservation puisqu’il ne peut y avoir de part (du commun) qu’à condition de préserver et d’entretenir le commun.

Dans le dispositif de « stabilisation dynamique », l’injonction à l’innovation technologique permanente a un nom, c’est le progrès. « On n’arrête pas le progrès » : pas question de le nier ou de se contredire en inventant un progrès que nous pourrions arrêter ou même limiter ; c’est au progrès en tant que tel que nous devons nous opposer. D’où l’intuition de sortir de cette injonction à avancer sans cesse en retrouvant le sens du sur-place, de la plantonisation, du sitting, ce que je vais regrouper sous le terme de « lieu », là où on habite, là où ont lieu les habitudes, les routines, les répétitions et donc une stabilité qui n’a plus rien de dynamique à tout prix.

a) Fondement : pas de transformation sans conservation préalable

  • Il y a cette phrase de Günther Anders → « C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait. »
  • Albert Camus a dit la même chose lors de son discours de Suède le 10 décembre 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »
  • George Orwell se présentait comme un « anarchiste conservateur », un anarchiste tory (Jean-Claude Michéa, Climats, 2000).
  • Les communs sont des préalables et on peut présenter les dispositifs libéraux de croissance comme de mécanismes dont la résultante est de les saper.
    • La société précède les individus. C’est la formidable définition par Mauss et Fauconnet du « fait social » comme ce qui préexiste à l’individu et qui, du coup, s’impose à lui.
      • « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Lordon, Vivre sans (p.107).
    • La nature précède les individus : nous devons être écologistes.
  • Ouvrons une parenthèse en remarquant que cette extériorité de la nature et de la société se manifeste par une certaine « indisponibilité » : du côté de la nature, c’est la part sauvage, et du côté de la société, c’est la tradition. Dans les deux cas, c’est ce dont il faut savoir hériter ; et transmettre à ceux qui naissent.

b) Objectif : Le Commun n’est pas seulement un préalable, c’est aussi une finalité politique.

Je reconnais que dans cette troisième partie qui veut faire la « promotion » de l’espace écologique (du commun), de la part (du commun) et du lieu (du commun), je suis resté particulièrement approximatif pour expliquer ce qu’il faut entendre par « commun » : s’agit-il du Bien commun, des (biens) communs, du commun (au sens adjectival de banal, ordinaire)…

Il me semble que rigoureusement il faudrait relier tous ces emplois à celui qu’en font Pierre Dardot et Christian Laval dans leur  Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014, La Découverte) : pour eux, le Commun est un principe politique.

  • « Si « Commune » est le nom de l’auto-gouvernement politique local et « communs » le nom des objets de nature très diverse pris en charge par l’activité collective des individus, « commun » est proprement le nom d’un principe » (p.19).
  • Quel est le problème que ce principe du Commun doit affronter ? « L’heure est aujourd’hui à la création de nouveaux droits d’usage venant imposer, via la reconnaissance d’une norme sociale d’inappropriabilité, des limites à la propriété privée et, en un sens, un recul de celle-ci. Par conséquent, la question préjudicielle est celle de savoir par quelle pratique on peut inventer des règles de droit susceptibles de devenir à la longue des coutumes » (p.405).
    • D’un côté le refus radical de l’individualisme oblige à affirmer que la vie sociale précède la vie individuelle, au sens que, quand un individu naît, la société est déjà-là, avec sa langue, ses manières de vivre, de faire et de penser… Bref, il y a de l’institué.
    • D’un autre côté, conservateurs nous sommes peut-être mais pas réactionnaires : autrement dit, nous ne croyons plus à la fable du progrès et pourtant nous voulons « changer le monde ». C’est donc une reconfiguration entre rupture et continuité, entre transition et tradition que nous cherchons.
  • La solution de Dardot et Laval est de chercher du côté d’une « praxis instituante », c’est-à-dire d’une praxis commune qui ferait émerger de l’institution, dans la lignée de Cornelius Castoriadis qui faisait « valoir la primauté de l’instituant sur l’institué » (p.421), du naissant sur le préétabli : « Aussi le projet radical d’émancipation ne peut-il s’assigner d’autre but que celui d’une société consciemment auto-instituante, ce qui n’est qu’un autre nom de la démocratie » (p.422-423).
  • Il faut construire démocratiquement une politique du commun : « Il s’agit d’instituer politiquement la société, en créant dans tous les secteurs des secteurs d’autogouvernement qui auront pour finalité et rationalité la production du commun » (p.462).

En tant que principe, le Commun n’est donc pas seulement la condition (de la préexistence) de la société, il en est aussi la finalité. Et rappelons la question préjudicielle : celle de disposer de « règles de droit susceptibles de devenir à la longue des coutumes », c’est-à-dire d’être intégrées comme « normes ».

De façon peut-être plus convergente qu’hétéroclite, je voudrais encore évoquer deux filiations possibles capables de dire explicitement que la finalité politique quant aux communs est de les conserver : la tragédie, c’est la disparition des communs.

  1. La filiation socialiste d’Axel Honneth dont le projet politique est de redonner au socialisme sa « virulence perdue » (L’idée du socialisme, 2015, NRF, p.22). Virulence perdue à cause de l’épuisement politique d’une conception du socialisme dans sa seule variante productiviste et industrialiste. Pour Honneth, au contraire, ce qu’il faut a) d’abord reconnaître c’est la « différenciation fonctionnelle » de la société moderne, à savoir la coexistence des 3 sphères de l’agir économique, des relations personnelles et de la volonté générale. Mais b) laquelle doit, assumer le pilotage de l’articulation entre elles ? Il confie le « pilotage » de la coordination des trois sphères à la sphère de l’agir démocratique « parce qu’elle constitue le seul espace où les dysfonctionnements rencontrés dans tous les recoins de la vie sociale commune peuvent être exprimés d’une manière audible pour tous et donc traités comme une tâche collective » (p.127). Autrement dit, ce n’est que dans la sphère de la formation démocratique de la volonté que l’existence de la vie sociale peut devenir l’objet de la volonté politique. Ce qui dans le vivant s’organise spontanément en raison sa structure interne, doit, dans la vie démocratique « être pris en charge par ses acteurs eux-mêmes » (ibid.). Mais tout cela n’a de sens qu’à condition de reconnaître que toute cette organisation et cette différenciation fonctionnelle de la société n’ont qu’un objectif : « la reproduction de la société » (p.119), « la reproduction permanente de l’unité supérieure constituée par la société globale » (p.121). C’est en cela que la vie sociale est un « bien commun vécu » (François Flahault). S’il n’y a d’existence humaine que sociale, et si la liberté sociale consiste à exercer sa liberté que pour et avec les autres, alors c’est que la vie sociale n’a qu’une finalité : la persévérance dans son existence.
  2. La filiation écoféministe de la subsistance (Maria Mies & Veronika Bennholdt, La subsistance, Une perspective écoféministe (1999), trad. française La Lenteur, 2022). « Il s’agit de se réapproprier des domaines, matériels et immatériels, de notre réalité, de la vie, de la nature, afin que les communautés autochtones puissent y produire et reproduire la vie… Partout où les biens communs ont existé au fil du temps, ils ont été protégés, entretenus, utilisés et leur accès a été réglementé par une communauté locale identifiable dont les moyens d’existence dépendaient de ces biens communs… Réinventer les biens communs au sein de la société industrielle, approvisionnée par un marché mondial anonyme, signifierait avant tout recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’écorégions ou de domaine de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence » (p.288).

Dans les trois références que je viens d’évoquer, nous voyons bien se dessiner des « trajectoires » ; et surtout ces trajectoires ont ce que Maria Mies appelle une « perspective ». Cette perspective c’est l’entretien et la conservation de la plateforme commune – celle de la reproduction sociale, c’est-à-dire de la reproduction de la vie sociale en tant que telle – à partir de laquelle nos vies individuelles pourraient s’épanouir.

Une telle perspective n’est-elle pas désirable ?

c) Mobile : pour que le trajet de décroissance ait lieu, il faut des « lieux »

Je ne suis pas sûr que ce terme de « lieu » soit le bon pour désigner la matrice de conservation que je cherche dans ce dernier moment. Mais c’est celui que j’emploie, pour le moment. Il a au moins pour intérêt d’être un espace-temps et donc de pouvoir s’opposer à la déspatialisation de la révolution technologique permanente.

Et pourtant, comment ne pas se dire qu’accélération et innovation sont deux modalités du mouvement (pour le mouvement) ; s’y opposer, c’est s’opposer à la mobilité (« tu me suis ? »). La recherche d’un « mobile », comme appel à la mobilisation, n’est-elle pas une concession à la mobilité ? Et pourtant, comment ne pas constater que des oppositions ont lieu aujourd’hui et qu’elles se caractérisent par des lieux : zone, tiers-lieu, oasis, maison…

Et puis il y a un souvenir (de 40 ans) ; après deux jours de discussion, un « ami de passage » rencontré en plein désert mauritanien, au moment de partir me dit qu’il faudrait se revoir. Et quand je lui demande quand, il me répond simplement : « ici ». Là où en tant qu’occidental je posais la question du temps, il m’avait répondu par un « lieu ». Et c’est ainsi que le « quand » est remplacé par le « mais où ? ». Ce fût ma première leçon de décolonisation (de mon imaginaire).

Je formule néanmoins d’emblée ma principale réticence qui concerne plus généralement les appels à la relocalisation :

  • D’abord, comme le rappelle Onofrio Romano, et en cela il s’oppose explicitement à l’un des huit « R » qui constituerait selon Serge Latouche un projet politique décroissant. C’est que la critique décroissante s’exerce principalement contre ce régime de croissance – mutation opérée par l’individualisme sous le nom de libéralisme – qui a précisément vu le jour dans un grand mouvement de localisation à la Renaissance, dans ces villes italiennes qui sont devenues le berceau du grand commerce et du capitalisme.
  • Ensuite, il y a souvent dans les appels à la relocalisation une résignation : faute d’oser repenser une perspective historique, beaucoup d’activateurs d’alternatives voient dans le « ici et maintenant » (et dans l’action) un moyen de donner sens à leur projet. « Autrement dit, plutôt que de poser et d’affronter la conflictualité des dissonances temporelles, la résolution consiste à spatialiser le temporel, à se replier là où peut avoir lieu une action collective. L’un des enquêtés le formule très bien : « Et je pense que moi-même, j’ai le désir d’éviter de ressentir le désespoir de ce que je pense qu’il va vraiment se passer et d’éviter cela en faisant une action qui semble être une action »[22].

Mais alors en quoi le « lieu » pourrait-il être une matrice de conservation ? Quelques pistes :

  • Le lieu comme « milieu » : pour éviter d’atomiser la relocalisation (sous la forme des archipels), le « milieu » permet de penser « à partir de ».
  • Le lieu comme « contexte ».
  • Le lieu comme « demeure » : là où on est, on reste (le latin sto, as, are qui donne le estar espagnol).
  • Là où on demeure, on hérite : là où on hérite, on est attaché (Bonnet E., Landivar D., Monnin A. (2021), Héritage et Fermeture, Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences).
  • Le lieu comme « réhabitation » : Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation (BERG Peter, DASMANN Raymond, ROLLOT Mathias, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, 2019/1 (n° 47), p. 73-84. https://www.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-73.htm).
  • Le lieu est le lieu du « dia- » de dialogue, c’est-à-dire de ce qui est « entre » : la décroissance comme philosophie relationnelle (avec des références chez Martin Buber, ou chez François Julien et la pensée chinoise).

D’une façon plus générale, le lieu comme « matrice de conservation » pourrait avoir pour idée directrice de s’opposer à l’étape actuelle de l’injonction à innover, c’est-à-dire à la virtualisation du monde, des relations et même des humains.

Une matrice de conservation est alors une matrice qui cherche à s’ancrer dans le réel : le lieu n’est-il pas une ancre de réalité ?

*

Une matrice ne détermine pas la qualité d’une vie individuelle ; mais elle l’encadre. Autrement dit, elle est dans la situation d’un juge impartial qui ne se retranche pas dans une fictive neutralité mais tout au contraire assume sa normativité.

Il va s’agir maintenant de penser les institutions qui installeront de telles matrices.

En attendant, c’est-à-dire pendant le trajet de la décroissance, les matrices sont des matrices de transition. Pour l’essentiel leur rôle politique consiste à encadrer des trajectoires, pour valider que leur direction prise va dans la bonne perspective. Ce qui est effectivement une atteinte à la conception libérale des libertés individuelles…


Notes et références

[1] Rappelons encore que la présence d’un préfixe négatif n’a jamais empêché personne d’être antiraciste ou anticapitaliste. Car la logique d’un préfixe négatif est bien de tracer une ligne claire de démarcation entre une position et son opposition. Et qu’il est donc aussi ridicule de valider de la croissance dans la décroissance que de défendre un antiracisme qui serait « sélectif ». Voilà donc l’origine du malentendu qui prétend conserver de la croissance même dans la décroissance, au nom d’une « décroissance sélective » : c’est de réduire la croissance à sa dimension économique (ou matérielle et énergétique) et donc de corseter la décroissance à une critique économique (ou bioéconomique). Même dans des textes académiques le terme de « décroissance » est malmené : on simplifie la croissance à l’augmentation mais il ne faut surtout pas que le préfixe signifie un contraire. On aboutit à des analyses tordues comme celle qui « propose a new framework for growth within degrowth » (Iana Nesterova). Ce malentendu est d’autant plus incohérent que même dans ce genre de textes, jamais l’auteur en restera à une seule définition économique de la croissance, et donc de la décroissance.

[2] Les références de base sont : Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance (1979) et plus récemment, François Roddier, Thermodynamique de l’évolution (2019).

[3] Pour bien montrer que la décroissance n’est qu’une espèce de récession, il suffit de chercher quel serait une autre espèce de récession : c’est la dépression. La dépression est une récession subie (et c’est pourquoi la dépression est… déprimante) ; la décroissance est une récession choisie, et c’est pourquoi elle peut être démocratiquement planifiée.

[4] Jarmo S. Kikstra, Mengyu Li, Paul E. Brockway, Jason Hickel, Lorenz Keysser, Arunima Malik, Joeri Rogelj, Bas van Ruijven & Manfred Lenzen (01 Apr 2024) : « Downscaling down under : towards degrowth in integrated assessment models », Economic Systems Research, DOI : 10.1080/09535314.2023.2301443.

[5] Alors que la critique sociale tend à se concentrer sur la dénonciation des injustices et de l’oppression dont les ouvriers et les plus mal lotis font les frais, la critique culturelle  […] parle plutôt celui des « maux » du présent : aliénation, nihilisme, désenchantement, dégénérescence, dépersonnalisation, esseulement, mécanisation de la vie – autant de termes qui ne renvoient pas à des problèmes de justice, c’est-à-dire à des problèmes de répartition des biens (matériels ou non) entre les membres d’une communauté. Si la critique sociale dénonce en premier lieu les injustices liées à la structure de la société et pose donc, au moins de manière implicite, les questions de l’égalité sociale et de la redistribution des richesses, la critique culturelle s’attaque plutôt à la dimension « pathologique » des formes de vie modernes et suppose donc des représentations de ce que doit être la vie bonne, saine, pleine, intense ou authentique », Aurélien Berlan, Pour en finir avec l’alternative « Progrès » ou « Réaction », article publié dans le n° 6 de la revue L’An 02 (automne 2014).

[6] Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6.

[7] https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/

[8] http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11228

[9] Pour une analyse du régime de croissance comme verrou : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/08/pour-decroitre-changeons-de-regime/

[10] Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, mars 2018.

[11] Margaux Trarieux, « Matthieu Hély et Maud Simonet, Monde associatif et néolibéralisme », Lectures [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/lectures/64337

[12] Dans La société des individus (1939), le sociologue Norbert Elias explique ce qui peut sembler un paradoxe : la contrainte est d’autant plus forte qu’elle est intériorisée ; mais plus elle est intériorisée, plus elle est vécue comme une liberté. Dans les temps modernes, la liberté individuelle est une « autocontrainte ». L’intériorisation est la caractéristique de « la liberté des modernes » ; alors que dans « la liberté des anciens », la liberté était celle de la Cité à laquelle on appartenait.

[13] Hannah Arendt, « Le concept d’histoire » in La crise de la culture (1942), Folio essais.

[14] Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Toulouse, Éditions Blast, 2023. https://laviedesidees.fr/Peut-on-etre-sans-norme

[15] La Dans Vivre sans ? (2019, La Fabrique) Frédéric Lordon construit une solide critique des philosophies de l’antipolitique. L’idée générale est intéressante. Lordon nous invite à « nous défaire d’un mythe politique, le mythe d’une forme miracle, encore à découvrir, qui par elle-même résoudrait tous nos problèmes » (page 286) : miracle de l’intermittence et miracle de la virtuosité ← ils se trompent de « miracle ». A Deleuze et J. Rancière, il reproche une « antipolitique de l’intermittence » : celle qui valorise les moments rares de remise en cause de l’ordre établi (on pense évidemment à l’insurrection qui vient…), dévalorisant du même coup tout ce qui serait un retour à la normale, sous la forme d’une réinstitutionnalisation. « Le pouvoir d’attraction de l’antipolitique est cela même qui fait sa limite : elle n’a d’égards que pour des raretés. L’antipolitique, c’est une pensée qui ne connaît que les moments de grâce, et rien entre-temps » (page 53). A Badiou et G. Agamben, il reproche une « antipolitique de la virtuosité » : celle qui aurait le défaut de ne s’adresser qu’à la version la plus élitiste du militant, dévalorisant du même geste « les masses », les seules qui, pour Lordon, peuvent faire la révolution. « Mon sentiment, c’est donc que Badiou n’évite un écueil de l’antipolitique que pour tomber dans un autre. Il n’y a pas chez lui de réduction de la politique à des états de grâce des singularités : c’est la fidélité qui en assure la continuité. Mais cette fidélité requiert une virtuosité éthique dont on ne sait pas trop qui pourrait s’en montrer capable » (page 61). Reconnaissons que si ces critiques semblent très abstraites, il n’est pas difficile néanmoins – quand on les traduit plus concrètement en « portraits » – d’y retrouver certaines figures archétypiques de décroissants. Du plus-décroissant-que-moi-tu-meurs au voyageur incessant de Zad en Zad entrecoupé de quelques fulgurances insurrectionnelles telles qu’offertes dorénavant lors de toute manifestation.

[16] https://decroissances.ouvaton.org/2016/07/01/la-notion-despace-ecologique-une-force-politique/

[17] https://atelierfrancais.eu/

[18] Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

[19] Pour celles et ceux qui veulent découvrir Hartmut Rosa, j’ai exposé le fil directeur de son œuvre récente sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/

[20] Pour qui veut creuser cette filiation philosophique entre Leibniz et Adam Smith, on peut lire : Alain Renaut, L’ère de l’individu (1989), NRF, p.141-146.

[21] Les réflexions de ce paragraphe proviennent de ces années de réflexion et de pratique que j’ai mises au service des MLC et de la défense du revenu inconditionnel. Il ya le partage « libéral » où le propriétaire d’un bien qui se l’est approprié prétend manifester sa charité en se privant d’une part de son bien en faveur d’un défavorisé qui en est privé. Il y a le partage « décroissant » (ou communiste) dans lequel le partage d’un bien n’est que la façon pour un individu privé qui s’était approprié une part du commun – par expropriation du commun donc – de rendre (justice) à celui qui s’en était fait dépossédé.

[22] Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

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