Pour décroître, changeons de régime ? Paris, le 31 janvier

Mon intervention du mercredi 31 janvier à l’Académie du Climat (Paris, Mairie du 4ème). Cet écrit est plus long que l’intervention orale, sans être pour autant complet. Avec la très bonne surprise de l’avoir faite devant une assistance qui sortait de l’entre-soi et qui était en même temps venue pour écouter réfléchir à voix haute sur la décroissance : si la croissance est plus un régime politique qu’une boussole économique, pourquoi et comment cadrer les analyses et les propositions de la décroissance ?

Considérations de départ

Le fil directeur : qu’est-ce qu’on trouve quand on prend au sérieux, à la lettre, le terme de « décroissance » ?

Pour le moment, qu’est-ce qu’on trouve ? On trouve du « flou », de la « nébuleuse », du « brouillard ».

Je reprends un paragraphe de la recension du dernier livre paru sur la décroissance :

Les auteurs remarquent, à raison pour s’en inquiéter, que nous sommes « à l’heure du grand brouillage intellectuel et politique » (page 15). Mais, deux pages plus loin, ils commencent par constater que le terme même de décroissance « demeure souvent flou et est traversé d’interprétations divergentes » ; sauf qu’au lieu de s’en plaindre parce que ce « flou » c’est de la « nébuleuse » (page 19), ils s’en félicitent : « c’est selon nous une de ses forces qui témoigne de l’incertitude actuelle et des débats et conflits nécessaires pour reconstruire un autre rapport au monde ». Deux lignes plus bas, ils mesurent pourtant les effets de ce « flou », qui donne « naissance à un mouvement social d’ampleur mais éclaté et hétérogène » (page 17).

Ce brouillage au sein de la mouvance décroissance est malheureusement déjà là dès sa naissance :

  • Pour Paul Ariès, on pourrait se contenter de définir la décroissance en disant que le terme est un « mot-obus ». Mais par-delà le vocabulaire guerrier, qui est maladroit, que faut-il faire ainsi exploser ? Une économie, une société, un imaginaire ? Faut-il laisser chacun se bricoler individuellement sa propre définition ?
  • Quant à Serge Latouche, il n’a cessé de répéter et d’écrire que la décroissance n’est pas le « contraire de la croissance » et qu’elle n’est pas une « croissance négative ». C’est même devenu aujourd’hui une antienne que d’affirmer que la décroissance ne doit surtout pas être confondue avec la récession.
    • Si la décroissance n’est pas le contraire de la croissance, mais alors de quoi est-elle le contraire ?
    • Pourquoi rechigner à admettre d’emblée qu’économiquement la décroissance sera bien une baisse de la production et de la consommation et que cela sera mesurée par une baisse du PIB. D’ailleurs, en 1973, Sicco Mansholt, le président de la Commission européenne qui avait mis en avant le fameux rapport Meadows (1972) le disait explicitement : « Pour nous, dans le monde actuel, diminuer le niveau matériel de notre vie devient une nécessité. Ce qui ne signifie pas une croissance zéro, mais une croissance négative ».
    • Dans le monde d’aujourd’hui, une baisse de la production durant deux trimestres consécutifs a un nom scientifique, c’est la « récession ». Ceux qui refusent d’admettre que la décroissance soit une récession veulent-ils dire que la décrue économique se fera en moins de deux trimestres ? Ce n’est pas sérieux ! Ils feraient mieux a) de faire la différence entre la récession quand elle est subie, et cela s’appelle une « dépression » quand elle se prolonge ; et la récession quand elle est choisie, quand elle est démocratiquement planifiée, c’est la décroissance1. b) De se demander s’il est pertinent de réduire la décroissance à la croissance économique.

D‘où vient un tel brouillard définitionnel qui objectivement fait le jeu du monde de la croissance ? Quel est ce dispositif auquel semblent obéir volontairement les décroissants qui le propagent ?

Qu’est-ce que j’espère trouver ?

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D’abord la défense d’une thèse politique : pas de décroissance sans politique de la décroissance, sans décroissance définie politiquement (et pas seulement économiquement).

Et donc une définition politique de la décroissance : ce qui présuppose une compréhension politique de la croissance.

Nous espérons montrer que seule une définition de la croissance comme régime politique permettrait de voir dans la décroissance non pas seulement une récession économique démocratiquement planifiée mais un changement de régime politique.

Nous verrons qu’un tel régime politique de croissance repose précisément sur un dispositif de brouillage et de neutralisation politique dont l’un des effets est la production du brouillard définitionnel de la décroissance.

I. Comment sortir la décroissance de son brouillard définitionnel ?

a) Les trois usages du terme décroissance

On peut commencer par éclaircir un tel brouillard en repérant trois usages du terme décroissance : pour cela il suffit d’aller à des rencontres organisées explicitement autour de la décroissance2.

  1. L’usage le plus fréquent est un usage « agrégat » : on rassemble sous le terme de façon peu construite tout ce qui peut passer pour une critique de la croissance ou qui préfigurerait un monde libéré de l’emprise de la croissance. Ce qui caractérise cet usage, c’est que la « diversité désordonnée » y est valorisée sans critique, comme une richesse, alors que politiquement ce pourrait être remis en question : parce que c’est à la fois une facilité pratique et une paresse théorique. Par son aspect fourmillant, cet usage permet de se raconter qu’il existe déjà plein d’alternatives qui sont effectivement désirables et faisables : mais cela incite malheureusement à ne pas se demander pourquoi il faudrait rendre la décroissance acceptable à tous ceux qui aujourd’hui n’y adhèrent pas, et comment procéder.
  2. Dans son usage « académique », la décroissance – souvent confondue avec la post-croissance – est un champ d’études universitaires qui va des degrowth studies à la défense d’une autre économie hétérodoxe (qui serait l’économie écologique, l’économie du bien‐être). Les décroissants de ce type se rencontrent dans des colloques, publient des articles dans lesquels ils se citent. Leur degré de politisation est minimal, quand ils ne se retranchent pas derrière la fictive neutralité politique du chercheur3.
  3. Enfin, de façon « temporelle » la décroissance se définit a) comme le trajet intercalé entre le monde rejeté (celui de la croissance) et le monde projeté (celui de la post-croissance), b) comme « époque » qui vaudrait mieux qu’elle ne tarde pas trop et qui, si elle advient, devrait être la plus brève possible. Ces deux conditions rendent ce dernier usage intrinsèquement politique.

C’est sans surprise donc que nous donnons priorité, et non pas exclusivité, à l’usage temporel – la décroissance comme trajet, comme faisceau de trajectoires – puisqu’il est celui qui va pouvoir cadrer politiquement la décroissance.

D’ores et déjà, nous pouvons dégager un résultat : si la croissance est à elle-même son propre objectif, la croissance pour la croissance, la croissance sans limites, alors, tout au contraire, il ne va jamais s’agir de décroître pour décroître : la décroissance n’est qu’une parenthèse historique entre croissance et post-croissance.

Mais alors que mettre dans ce trajet ?

b) (première) Extension du domaine de la critique

On peut étendre le domaine de la critique de la croissance.

Bien sûr, la critique débute dans le champ économique.

  • La croissance comme boussole : non pas au niveau microéconomique des entreprises (leur boussole, c’est le profit) mais au niveau des politiques macroéconomiques. La croissance sert de justification pour des politiques gouvernementales, elle oriente des politiques d’emploi, d’investissements ; elle arbitre économiquement des budgets qui touchent à l’écologie et au social…
  • A ce premier niveau, on dispose d’une définition qui fait consensus : la décroissance est la réduction de la production et de la consommation ; suivant les variantes, cette réduction est « en dernière instance » économique, énergétique, matérielle , voire démographique. La décroissance est une décrue économique tout au long de la chaîne de valeur : extraction, production, consommation, excrétion.

Mais, quand dans une société, l’économie devient une économie de croissance, alors cette société ne devient pas une société avec une économie de croissance, mais elle devient une société de croissance : la croissance et son monde.

  • Le champ de la croissance comme monde est celui de la société. Ce monde de la croissance est constitué par tout un tissu de narratifs, de représentations, d’attentes, de modes de vie, de valeurs, de normes, d’attachements… qui tendent à imposer une vision dominante du monde, une idéologie. Dans ce domaine, le principal bras armé du monde de la croissance est la publicité, qui fonctionne comme une machine multiforme à diffuser des valeurs, sous le mode de la propagande et de l’emprise, sous la forme du harcèlement.
  • A ce deuxième niveau, la décroissance est le refus du « monde de la croissance ». Il s’agit là d’une première extension de la notion de croissance. La croissance n’est pas seulement une « boussole » économique, c’est un monde dont l’imaginaire est colonisé. A la MCD, nous nous nourrissons particulièrement des lectures d’Hartmut Rosa (pour la critique de ce monde comme « stabilisation dynamique »), de Mark Hunyadi (pour la critique de la tyrannie des modes de vie), d’Alexandre Monnin (pour le rappel qu’il existe des « communs négatifs », des « ruines du capitalisme » auxquelles nous sommes attachés.

c) De la critique à l’opposition : une définition politique de la décroissance

Grâce à la priorité accordée à l’usage temporel de la décroissance (le trajet) et à l’extension du domaine de la critique, nous disposons maintenant d’une définition beaucoup plus claire de la décroissance, et politiquement pertinente.

La décroissance est le trajet de la décrue économique et de la sortie du monde de la croissance (la décolonisation des imaginaires).

Plus positivement, on peut déjà avancer que la décroissance politique pourra reposer sur deux contre-principes :

  1. Economiquement, le principe du suffisant. En-deçà d’un plancher, ce n’est pas suffisant ; au-delà d’un plafond, ça suffit ! Nous disposons même dans ce champ d’une boussole, ce que nous pourrions appeler une « matrice de solutions » qui est la notion d’espace écologique. C’est-à-dire la double limitation par un plancher et un plafond : au-delà et en deçà, c’est le « hors du commun ». Entre plancher et plafond, cet espace écologique est l’espace du Commun.
  2. Socialement, le principe de la coopération (plutôt que la compétition), de l’entraide (plutôt que la rivalité). Un tel principe devrait s’appuyer sur les analyses que la MCD mène depuis des années à partir de la distinction entre « vie en société » et « vie sociale ». La vie sociale est en effet un « commun préalable » qui fournit à la fois une condition de la vie humaine et un objectif de la vie politique : la vie sociale doit être institutionnellement organisée en vue de la préservation de la reproduction sociale.

Nous espérons, à l’issue de ce premier moment définitionnel, avoir réussi à changer le statut politique de la décroissance : elle est plus qu’une critique, elle est une opposition.

Et comme c’est bien d’opposition politique dont il s’agit, alors cela suppose d’apparaître dans le débat public, autrement dit être en capacité :

  • de faire des analyses, de proposer des explications et d’avancer des propositions,
  • de les argumenter.

Ce qui est en jeu dans une argumentation, c’est la capacité à faire changer d’avis celui qui ne pense pas comme soi. Or malheureusement beaucoup de décroissants, au moment d’argumenter, restent dans le confort de l’entre-soi, ce qui explique en partie pourquoi la décroissance apparaît dans le débat public plus souvent comme repoussoir que comme l’enjeu majeur de toute proposition politique.

a) A chaque champ de la critique, son registre privilégié d’argumentation

C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles.

Un tel registre positif4 est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant.

Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.

Voilà pourquoi ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire (de normes, de récits, de représentations…).

Ce registre normatif d’argumentation semble politiquement plus prometteur que le précédent :

  • Car les explications positives laissent penser que la décroissance n’est pas un choix mais une nécessité, qu’elle est inéluctable. C’est cette idée que l’on retrouve dans le slogan peut-être le plus connu selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Dire que la croissance infinie est impossible, revient à dire que la décroissance est nécessaire. Mais s’il n’y pas de choix, où est la politique ? Où est l’exercice de la volonté au moment de trancher des arbitrages ? Ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument de la nécessité » est politiquement une paresse qui se présente souvent comme le discours de la vérité mais qui cache en réalité les problèmes politiques sous le tapis de la démission.
  • Dans la critique normative, on peut distinguer entre une critique morale et une critique éthique5. L’intérêt politique de ce type de critiques, c’est qu’il évite de fonder les critiques sur une sorte de prophétie du genre : le capitalisme ou tel autre système ne peut pas ne pas s’effondrer. Car finalement la critique normative tient, que le système critiqué réussisse ou échoue. On peut même ajouter que ce que l’on reproche au capitalisme, ce sont plus ses « succès » (et sa conception de la « réussite ») que ses échecs.
  • C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ?
  • Enfin, là où la critique positive (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : Par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste6 pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.
  • C’est ainsi que pour le sociologue Harmut Rosa, le monde de la croissance repose sur une « stabilisation dynamique » dont les trois moteurs sont la croissance économique (toujours plus), l’innovation technologique (toujours progresser) et l’accélération sociale (toujours plus vite). Il n’est pas difficile d’en induire que le monde de la décroissance préférera le moins, le vieux, le lent7.

b) Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?

Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.

Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».

Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !

Que ce soit rationnellement (par des faits et des données) ou raisonnablement (par des jugements de valeurs), les « bonnes raisons » de la décroissance échouent à convaincre : elles font « plouf » !

On ne peut valider un tel diagnostic qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont pas désirables.

c) L’exigence politique d’acceptabilité

Or une question politique ne peut pas se juger à sa seule faisabilité, pas plus qu’à sa désirabilité. Bien sûr d’autres mondes sont possibles ; bien sûr ils sont déjà expérimentés ; bien sûr, ceux qui s’y engagent réalisent leurs désirs.

Mais politiquement, c’est à ceux qui ne pensent pas déjà comme nous qu’il faut s’adresser : sinon c’est le retour du despotisme ou de la tyrannie.

Autrement dit, il faut qu’une proposition politique soit acceptable. C’est au nom de cette exigence d’acceptabilité que nous devons nous demander :   d’où vient le « plouf » ? pourquoi ne pas se laisser engloutir par le « plouf » ? comment échapper au « plouf » ?

C’est pour répondre à ces questions que nous faisons maintenant l’hypothèse qu’il existe un troisième champ de la critique contre-croissance : ce qui va impliquer une extension supplémentaire du domaine de la critique ; ce qui va supposer de porter l’opposition politique au-delà des registres positifs et normatifs : car il va s’agir de réussir à faire sauter le verrou du « plouf ».

C’est pourquoi, nous allons maintenant définir la décroissance comme sortie de la croissance non pas seulement comme boussole, non pas seulement comme monde, mais d’abord comme « régime », régime caractérisé par sa « forme », la forme horizontaliste ou neutraliste.

III. Le régime politique de croissance

Pourquoi l’extension de la critique de la croissance, de l’économie de croissance à la société de croissance, semble insuffisante pour s’opposer politiquement à l’hégémonie de la croissance ?

Quel est le problème politique que vient résoudre la croissance économique ?

Pourquoi les récupérations les plus contradictoires (oxymores) de la croissance – développement durable, croissance verte – ne révoltent pas mais séduisent, ne repoussent pas mais attirent ? Pourquoi la croissance est-elle désirable ?

Que peut-on espérer et faire si l’on découvre que beaucoup de critiques décroissantes alimentent et se nourrissent de cette forme horizontaliste caractéristique du régime de croissance qu’elles prétendent critiquer ?

S’il n’est pas difficile de voir que sous le nom d’horizontalisme on renvoie à l’institution imaginaire de l’individu moderne, quel est le rapport direct en individualisme et croissance ?

En quoi l’horizontalisme est-il ce dispositif qui face aux meilleures critiques justifiées par des faits et des valeurs se contente de les neutraliser par un simple : « et puis plouf ! » ?

Pourquoi l’extension de la critique de la croissance, de l’économie de croissance à la société de croissance, semble insuffisante pour s’opposer politiquement l’hégémonie de la croissance ?

Quel est le problème politique que vient résoudre la croissance économique ?

Pourquoi les récupérations les plus contradictoires (oxymores) de la croissance – développement durable, croissance verte – ne révoltent pas mais séduisent, ne repoussent pas mais attirent ? Pourquoi la croissance est-elle désirable ?

Que peut-on espérer et faire si l’on découvre que beaucoup de critiques décroissantes alimentent et se nourrissent de cette forme horizontaliste caractéristique du régime de croissance qu’elles prétendent critiquer ?

S’il n’est pas difficile de voir que sous le nom d’horizontalisme on renvoie à l’institution imaginaire de l’individu moderne, quel est le rapport direct en individualisme et croissance ?

En quoi l’horizontalisme est-il ce dispositif qui face aux meilleures critiques justifiées par des faits et des valeurs se contente de les neutraliser par un simple : « et puis plouf ! » ?

a) Le régime de croissance précède l’économie de croissance

Quand j’utilise l’expression de « régime de croissance », je joins mes réflexions aux travaux du sociologue italien Onofrio Romano :

  • Qui fut l’invité principal de nos (f)estives de 2017, pendant lesquelles il exposa clairement ses analyses sur la décroissance.
  • Dont le dernier ouvrage, Towards a Society of Degrowth, va prochainement être traduit en français, et dont je ferai une recension sur ce blog.
  • Dans le prochain n° de la revue de l’OPCD, je présenterai son œuvre par l’intermédiaire d’une interview.

C’est donc à une extension supplémentaire du domaine de la critique contre-croissance que nous allons maintenant procéder : si l’on veut pouvoir sortir du « plouf », il convient d’en saisir les racines historiques et idéologiques.

L’originalité de ce qui va suivre ne repose pas sur une découverte historique – car il va simplement s’agir de rappeler les origines de la modernité – mais sur un rapprochement : s’apercevoir que la croissance économique n’est que le symptôme dont la modernité est la maladie. Cette maladie pourrait classiquement être définie comme l’invention libérale de l’individu moderne, ou comme l’institution imaginaire de l’individu. En la nommant « régime de croissance », nous voulons juste montrer le lien intrinsèque qu’il existe entre individualisme et croissance, et ce lien s’opère par une mutation institutionnelle : le remplacement d’une institution de référence (l’Église) et de sa forme verticale par des institutions modernes (l’État, le Marché, les Banques) qui mettent en avant une « forme » que l’on peut qualifier d’horizontaliste, ou de neutraliste.

Cette forme horizontaliste a pour effet, voire pour objectif, une neutralisation politique : c’est pourquoi une reconsidération de la décroissance comme opposition politique doit en venir à la dénonciation de la tyrannie de l’horizontalisme.

Ce à quoi je fais ici historiquement allusion va de l’apparition de la modernité jusqu’à ce que l’on peut aujourd’hui évoquer sous les noms de « post-modernisme » ou « modernité tardive ».

Concernant directement la naissance de la modernité et son devenir, on peut dire qu’il y a abondance de références tout à fait convergentes pour décrire un processus civilisationnel de « sécularisation », d’individualisation et donc de segmentation : la « sortie de la religion » (Marcel Gauchet), le « désenchantement du monde » (Max Weber), la naissance du libéralisme (Jean-Claude Michéa), la société des individus (Norbert Elias), l’apparition de la dissociété (Jacques Généreux) et de la différenciation fonctionnelle (Niklas Luhmann8), etc.

Comme ce processus peut aussi être désigné comme « religion du Progrès », on peut le décrire par une série de transitions : du couple sacré-profane au couple privé-public, de la solidarité mécanique à la solidarité organique (Émile Durkheim), de l’homo hierarchicus à l’homo aequalis (Louis Dumont), de la liberté des anciens à celle des modernes (Benjamin Constant), etc.

« En résumé, dans le régime de croissance, un pouvoir a-téléologique public est installé, qui ne se mêle jamais de la question de ce qu’est une vie bonne, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre part de vie. La politique a pour seule fonction de préserver, voire de cultiver, la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La  » croissance  » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 22.

C’est dans le creux de cette promesse de neutralité institutionnelle que viendra s’installer celle de la croissance économique :

 « La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

Autrement dit, voilà le lien direct entre régime de croissance comme dispositif de neutralisation et économie de croissance : dans les deux cas, il s’agit bien d’une promesse adressée à l’Individu.

Car la croissance n’est que le résultat fatal de la forme horizontale de nos institutions : en effet, une fois désolidarisés de la société, les individus modernes s’engagent sur la voie de la croissance économique, en raison du sentiment de précarité et de rareté accru par l’isolement :

  • Dans la conception libérale-individualiste de la liberté, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » alors seule une autre liberté individuelle peut venir limiter ma propre liberté.
  • Cette rencontre des libertés se fait sur le mode de la compétition.
  •  Le modèle des relations humaines est alors le modèle économique du marché, autorégulé par la concurrence (dans laquelle chacun ne défend que son intérêt particulier).
  • Ce modèle économique de la concurrence n’est compatible avec ma liberté individuelle qu’à condition que chaque individu ait le même droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin.
  •  L’économie (en tant que phénomène) est alors l’organisation de la lutte pour l’appropriation privée des ressources communes.
  • L’économie (en tant que science) est alors le discours qui justifie cette lutte de « chacun contre chacun » parce que l’économie est « la lutte contre la rareté ».
  • La croissance est la promesse idéologique que, malgré la rareté, le gâteau grossissant, alors tout le monde finira par avoir une part.

« Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.

b) Brèves remarques historiques sur croissance et capitalisme

Même si ces considérations s’inscrivent plutôt dans une logique des idées, il n’est pas impossible d’ajouter quelques repères chronologiques.

L’apparition du régime de croissance coïncide avec celle de la modernité : ce régime est le régime horizontaliste. Pourquoi alors le qualifier par anticipation de régime « de croissance » : parce que la croissance économique est la pente fatale de la neutralité institutionnelle.

Mais l’histoire économique de la modernité nous oblige à apporter quelques précisions par rapport au capitalisme.

Nous atteignons là ce qu’Hartmut Rosa nomme une

« serious question : Is modern society, then, equivalent to capitalist society? Do I simply mean “capitalism” when I refer to the basic structure of modern society? The answer is: capitalism is a central motor, but dynamic stabilization extends well beyond the economic sphere”.

Op. cit., http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11228

C’est donc bien d’extension qu’il s’agit quand on veut s’opposer à la croissance. C’est pourquoi une reconstruction historique du surgissement hégémonique de la croissance devrait combiner trois apports.

1. Celui que je viens d’évoquer en suivant Onofrio Romano. Ce qui se met en place à partir du 18ème siècle ce sont des institutions qui promettent l’horizontalisme (« tous les hommes naissent libres et égaux en droit »).

2. Celui de Matthias Schmelzer9 qui reconstitue « les origines du paradigme de la croissance ». Sans aller jusqu’à repérer la différence entre société de croissance et régime de croissance, il distingue quand même entre « esprit de croissance » (une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique) et « paradigme de croissance » (une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative).

« La croissance économique est un objectif social et politique récent – le PIB a été mesuré pour la première fois dans les années 1930 et la croissance est devenue un objectif primordial dans les années 1950 ».

« Durant les années 1930 et 1940, ce que nous identifions aujourd’hui comme « l’économie » a été établie comme une structure autonome ou l’ensemble des relations de production, de distribution et de consommation de biens et de services dans un espace géographique donné. La croissance économique en tant qu’objectif politique est apparue dans les années 1950, en même temps que le développement de techniques comptables et d’outils statistiques conçus pour représenter et mesurer la croissance économique ».

« La montée en puissance du paradigme de la croissance a fait partie intégrante de l’invention du développement et de la « fabrication du tiers monde ». Les spécialistes du post-développement ont montré comment, à partir du discours inaugural du président Truman en 1949, de grandes parties du monde (en grande partie des colonies ou anciennes colonies), ont été définies comme sous-développées et soumises à l’aide au développement des pays identifiés comme développés. Appuyée par la première série d’estimations du revenu national, cette division a justifié une série de politiques interventionnistes ».

Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm », article publié en 2018 dans The Annual Review of Environment and Resources, pages 294-296.

3. Celui de Dany-Robert Dufour10 qui place en 1929 ce qu’il appelle le tournant libidinal du capitalisme et qu’il interprète comme la transition d’un capitalisme de production à un capitalisme de consommation (transition ici ne signifie pas remplacement mais ajout).

 « La crise de 1929 a été l’occasion d’une reconfiguration complète du capitalisme, laquelle a permis, à terme, l’invention d’un nouveau modèle communément appelé « société de consommation ». Nous sommes alors passés d’un capitalisme essentiellement de production à un capitalisme faisant la part belle à la consommation, d’un capitalisme répressif à un capitalisme libidinal. Autrement dit, loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés.

L’autre grande crise, celle de 2008, dans laquelle nous sommes encore, est très probablement à interpréter comme le début de la fin de ce modèle… consommatoire élaboré à partir de la crise de 1929. On arrive vraisemblablement à une fin de cycle. On ne peut plus en effet ignorer que ce modèle, qui détruit les individus en multipliant les processus d’addiction résultant du programme « appâter, gaver, addicter », qui détruit l’être-ensemble en atomisant les individus, détruit aussi la planète. On ne peut plus ignorer, même si c’est pour la jouissance des ego, qu’il ne peut fournir à toujours plus de monde toujours plus d’objets de consommation qu’en épuisant les matières premières et en polluant le monde. »

Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, 2014/2 (n° 44).

Pour une analyse (beaucoup) plus poussée des liens et des différences entre capitalisme et croissance, et donc entre anticapitalisme et décroissance, je renvoie à une étude préparatoire pour un chapitre d’un futur livre : https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/.

c) De quelques effets du régime de croissance

Si la critique de la croissance prétend être radicale, c’est parce qu’elle fait remonter l’hégémonie de la croissance à sa racine qui est le régime de croissance.

Cette radicalité peut doublement s’interpréter : a) d’abord comme une mise en garde : si la critique de la croissance en reste à la critique de la croissance économique sans opposition politique au régime de croissance, alors rien ne serait pire qu’un régime de croissance sans croissance (économique). A propos de la société du travail, Hannah Arendt avait déjà eu ce terrible pressentiment : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Nous pouvons copier la formule : attention à ne pas avoir devant nous la perspective d’un régime de croissance sans croissance, c’est-à-dire privé du seul imaginaire qui reste. On ne peut rien imaginer de pire.

b) Ensuite comme un champ d’études : si le régime de croissance est la cause dont la croissance économique n’est que le bas d’une pente fatale, alors quels en sont les effets ? Chacun aura compris que ses effets ont envahi tous les domaines de la vie : d’où l’extension de la critique de la croissance qui doit se dépasser en opposition politique.

  • Horizontalisme : pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme11), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie12). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction.
  • Neutralisme : dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi  la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité13.
  • Relativisme : On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif ». Mais le retour post-moderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives. C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontalisme de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.
  • Individualisme : Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.
  • Nominalisme : De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus  est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).

Les effets du régime de croissance peuvent être constatés à toutes les échelles de la vie sociale. Au plus haut degré de généralité, c’est le régime de croissance qui nous pousse à concevoir la vie en société comme la résultante d’actions élémentaires accomplies par des individus caractérisés d’abord par leurs désirs (de croissance). C’est en ce sens que l’espace public sous régime de croissance peut être décrit comme un « espace vectoriel » : les « vecteurs » en sont les individus désirants14 (un désir, comme vecteur, peut être caractérisé par son intensité, sa direction et son sens) et les phénomènes sociaux ne sont alors que les résultantes de la composition des actions individuelles (Adam Smith, Friedrich Hayek…).

Au plus fort degré du vécu, dans le quotidien interactif de chacun, le régime de croissance peut se traduire par une réduction psychologisante de toute activité sociale : on le voit par exemple aussi bien du côté du discours dominant chez qui le recours à la référence individualisante permet autant de cacher les phénomènes sociaux de discrimination par la mise en vedette de quelques exceptions individuelles que de diluer toute responsabilité politique collective dans la seule agrégation de responsabilités individuelles. Malheureusement, même du côté des résistances émancipatoires, on retrouve la même dilution de la responsabilité par exemple sous les appels aux « petits gestes » (dont la formulation la plus célèbre est la « fable du colibri »).

Cette critique du régime horizontaliste de croissance repose sur un préjugé dialogique. Quand on se demande comment convaincre un autre, combien y a-t-il de pistes possibles ? Il y a la piste de l’exemplarité ; mais cette piste peut-elle échapper à deux critiques rédhibitoires : a) quel est le modèle du modèle… : si je peux imiter un autre, soit cet autre a lui-même imité un autre, soit il n’a imité personne et est à lui-même sa propre source ; autrement dit : soit le péril de la régression à l’infini, soit la pétition de principe ; b) l’exemplarité suppose la préexistence d’une norme comme critère et dans ce cas, d’où tombe ce critère ?

L’autre piste, socratique, consiste à voir dans la contradiction le principal mobile pour faire changer d’avis quelqu’un : entre ses principes et ses actes, entre ses principes, entre ses actes. Mais comment, dans le régime de croissance, mettre quelqu’un face à ses contradictions, si l’horizontalisme est ce dispositif qui ramène toute contradiction logique à une contrariété psychologique ? Qui, emporté par sa force de conviction, ne s’est pas fait reprocher aussitôt par l’horizontaliste de service de manquer de bienveillance, et d’empathie ?

Bref, si tout fait est dans le régime de croissance aussitôt mis en compétition avec un contre-fait, si tout jugement de valeur est aussitôt neutralisé au nom d’une contre-valeur, on comprend alors en quoi le régime de croissance est bien un dispositif de généralisation de l’équivalence, et dont le principal effet est le « plouf ».

Je voudrais finir par l’évocation d’une tâche et de deux citations.

La tâche : que proposer pour échapper à l’horizontalisme ? Il est utile mais pas suffisant de distinguer entre horizontalité et horizontalisme ; car il n’est pas question de plaider pour un retour à la condescendance verticale (dont les déclinaisons se nomment despotisme, patriarcat, patronat). D’où la tâche de penser politiquement les institutions d’une verticalité remontante (bottom-up) au service de la délibération, de la représentation, de la participation et du contrôle. C’est là l’une des tâches politiques à laquelle la MCD s’adonne particulièrement aux travers de trois chantiers15 : celui du « militant-chercheur », celui de la cartographie systémique et celui du noyau commun.

Pour donner à méditer sur le danger sociocidaire que représente le régime de croissance pour toute vie humaine sensée, voici deux très courtes citations qui me semblent parfaitement pointer les périls de la neutralité et du refus de tout dépassement de l’horizontalisme.

« Il n’y a que le néant qui soit neutre »

Jean Jaurès, « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 4 octobre 1908, p. 176-177.

 « Bonsoir les choses d’ici-bas ».

La seule phrase que Valéry Larbaud atteint d’hémiplégie en 1935 prononça jusqu’à la fin de sa vie (22 ans plus tard).

*

Chaque étape de l’intervention était précédée par l’affichage d’un court questionnaire, le voici :

I. Pour définir la décroissance

1. Faites-vous facilement la différence entre objection de croissance, décroissance et post-croissance ? Laquelle ?

2. Selon vous, comment un partisan de la croissance définit-il la décroissance ?

3. Si vous pensez que le terme de « décroissance » est mal choisi, par quoi le remplacer ?

II. L’opposition politique à la croissance

1. Selon vous, l’emprise de la croissance est-elle d’abord économique, sociale ou politique ?

2. Pour trouver une « hégémonie culturelle », la décroissance doit-elle d’abord mettre en avant des faits et des données (par des indicateurs, par des rapports scientifiques…), ses valeurs (lesquelles ?), les « préfigurations » du monde d’après ?

3. Suffit-il selon vous qu’une proposition ou une expérimentation soit désirable et faisable pour qu’elle soit politiquement acceptable ?

III. Le régime de croissance

1. Pourquoi la croissance est-elle centrale dans nos sociétés ?

2. La décroissance est-elle un anticapitalisme ? Et réciproquement ?

3. Pour vous l’horizontalisme est-il une forme d’émancipation ou bien une tyrannie ?

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Les notes et références
  1. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/24/la-decroissance-sera-certes-une-recession-mais-elle-ne-sera-pas-une-depression_6095899_3232.html[]
  2. Agora de la décroissance, organisée par Alter Kapitae. Décroissance, le festival, organisé par Génération écologie. International Degrowth Conference (9éme édition à Zabreb en 2023) organisée par le réseau Degrowth. La MCD organise depuis plus de 10 ans des (f)estives de la décroissance dont l’un des buts affichés est précisément de construire ensemble un corpus d’analyses et de propositions à partir d’une définition claire de la décroissance.[]
  3. Pour une critique de cette « neutralité » du chercheur : Michel LEPESANT, « Portrait du décroissant en militant-chercheur », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 21 avril 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=218[]
  4. Une explication est « positive » quand elle prétend être « objective », en s’appuyant sur une description de ce qui est plutôt que sur la prescription de ce qui doit être (dans ce cas, la proposition est « normative »).[]
  5. « La critique fonctionnaliste est fondée sur l’affirmation qu’un système (ou une pratique) social(e) ne peut pas fonctionner sur le long terme… Une critique morale, fondamentalement, est fondée sur une conception de la justice, son argument étant généralement que des institutions sociales données mènent à une distribution injuste (par exemple inégale) des biens, des droits, des statuts et/ou des privilèges. Ici, on se concentre généralement sur les relations sociales, c’est-à-dire sur les positions relatives des groupes et des individus les uns envers les autres… En revanche, une critique éthique est fondée sur une conception de la vie bonne (ou, négativement, des conditions qui empêchent systématiquement la réalisation d’une vie bonne, par exemple, des états d’aliénations). Ici, l’argument ne concerne pas la justice, mais la possibilité du bonheur », Harmut Rosa, Aliénation et accélération (2012), La Découverte, Paris, page 90.[]
  6. Une morale n’est pas forcément moraliste. Elle peut procéder d’une verticalité ascendante (bottom-up) précisément quand, par auto-réflexion et discussion, des acteurs sociaux peuvent s’élever au-dessus de leur vécu aliéné pour dégager des valeurs décroissantes. Je suggère deux autres pistes : la common decency peut procurer une horizontalité, ou « communisme de base » (David Graeber). Chez Mark Hunyadi, son plaidoyer pour penser les situations « en contexte » ne lui interdit absolument pas de penser un accès au dépassement, à une transcendance situationnelle.[]
  7. Sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/[]
  8. Hugues Rabault, « La modernité comme « catastrophe ». Sens de la notion de sécularisation selon Niklas Luhmann », Droits, 2014/2 (n° 60), p. 137-150. URL : https://www.cairn.info/revue-droits-2014-2-page-137.htm.[]
  9. Matthias Schmelzer, The hegemony of growth : the OECD and the making of the economic growth Paradigm (2016), Cambridge University Press.[]
  10. Dany-Rober Dufour, La Cité perverse, Libéralisme et pornographie, Folio Essais n°563.[]
  11. « L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme. L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui même et à se préférer à tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la société à elle-même. L’égoïsme naît d’un instinct aveugle ; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé. (…) L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société plus qu’à une autre. L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent » (De la démocratie en Amérique, II, II, ii).[]
  12. « Annexe 1. L’anomie chez Durkheim et Merton », dans : La voie de la radicalisation. sous la direction de BOBINEAU Olivier, N’GAHANE Pierre. Paris, Armand Colin, « Individu et Société », 2019, p. 171-175. URL : https://www.cairn.info/la-voie-de-la-radicalisation–9782200625108-page-171.htm[]
  13. Pour une justification « socialiste » d’une telle priorité : https://decroissances.ouvaton.org/2020/06/07/jai-lu-lidee-du-socialisme-daxel-honneth/[]
  14. Voir la définition que le philosophe nominaliste Thomas Hobbes (1588-1679) donne des hommes comme être de désir : ce que j’appelle « l’homme hobbessédé » est le prototype de l’homo œconomicus, plus concrètement du consommateur, qui n’est mu que par deux passions, le désir de « désirer sans cesse », la peur de manquer, qui sont organisées par une raison réduite à sa puissance de calculer.[]
  15. Je consacre un article « académique » pour chacun de ses chantiers dans les trois premières parutions de la Revue Mondes en décroissance.[]

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