Notes de voyage en prospective intercommunale – La Rochelle, le 31 août

Le Club Prospective[1] de l’ADGCF (Association des directeurs généraux des communautés de France[2]) m’avait invité[3] à La Rochelle le jeudi 31 août et le vendredi 1er septembre à participer à leur séminaire annuel dont le thème était : « Vers la décroissance, subir ou choisir ? ». La matinée du jeudi était consacrée à aborder cette question de la décroissance et l’après-midi ainsi que le vendredi matin étaient principalement occupés par des ateliers (méthode « How to what if ? », et matrice des transformations).

Ce type d’invitation est une aubaine pour tous ceux qui veulent sortir la décroissance de l’entre-soi, et qui ne veulent pas se raconter que la robustesse idéologique de la décroissance serait à la hauteur de sa (petite) notoriété médiatique. D’autant que ce type d’échanges et de partages se fera toujours dans les frottements entre deux façons de considérer l’extension du domaine de la décroissance : d’un côté, une décroissance-parapluie qui agglutine des fragments d’analyse qui n’ont le plus souvent en commun qu’une définition réductrice de la décroissance comme critique de la seule croissance économique ; d’un autre côté, une décroissance définie plus largement comme le temps d’une transition vers des sociétés non seulement libérées économiquement de l’injonction à la croissance mais surtout décolonisées du « régime de croissance » (ce qui suppose un élargissement idéologique de ce que décroissance veut dire).

C’est la présentation de cet élargissement qui justifie que les décroissants doivent accepter ce type d’invitation. Et la meilleure façon d’y répondre est de conjuguer la bienveillance de l’invitation à la cohérence de nos analyses[4].

I. Les 4 pistes de mon intervention

L’exercice avait une contrainte : je n’avais à peu près aucune idée de ce que le terme de « décroissance » représentait pour mes interlocuteurs.

Je ne disposais que de la présentation du séminaire sur l’agenda du site de l’ADGCF ; selon laquelle il y aurait deux façons d’aborder la décroissance : comme « contexte » et comme « politique ». Dans le premier cas, elle serait « subie » et dans le second cas, elle serait « choisie ».

« La décroissance est une notion aujourd’hui clivante, souvent associée à une gauche (extrême) ou des groupes altermondialistes dans la lutte d’urgence climatique. Si cette notion n’est pas nouvelle, on peut l’aborder de deux manières, changeant alors activement son sens.

La décroissance peut d’abord être abordée comme contexte, l’inverse de la croissance comme état subi, souvent associée à la désindustrialisation : un territoire qui perd ses entreprises et centres d’emplois, ses habitants, qui n’est plus/pas attractif ; état subi sur un territoire donné, mais que l’on peut considérer comme étant néanmoins causé en partie par la mondialisation libérale à la recherche du moindre coût.

La décroissance peut également être abordée comme politique, comme stratégie. Approche plus récente, cette vision ne prône plus la recherche de la croissance et la course à l’attractivité, dans un monde où les ressources sont finies et où, si l’humain doit survivre, il doit savoir se contenter de moins. A noter bien-sûr que cela doit se penser conjointement à une équité entre les individus, du local à l’international (un luxembourgeois a une empreinte écologique 26 fois supérieure à un yéménite). Si la décroissance va plus loin que la sobriété – souvent vue comme négative – la décroissance comme politique se veut positive, car choisie – en tant que choix collectif de société, en général à une échelle encore locale.

Même si la décroissance comme politique est de plus en plus visible en tant qu’objet du débat public, elle reste néanmoins encore marginale, surtout dans sa mise en œuvre. La décroissance est-elle nécessaire ? Si oui, comment la mettre en œuvre et à quels prix pour nos territoires ? Les habitants, acteurs et élus du territoire sont-ils familiarisés avec cette notion ? Que sommes-nous prêts à accepter collectivement et individuellement ? »

Je pose d’emblée une interrogation : quand on se demande « la décroissance est-elle nécessaire », fait-on référence à la décroissance-contexte ou à la décroissance-politique ? Car si elle est « nécessaire », en quoi une politique[5] pourrait-elle la « choisir » ? Pire, si elle est subie parce que « nécessaire », alors cela ne laisse-t-il pas entendre que ce serait son contraire, la croissance, qui mériterait d’être choisie ?

J’avais donc fait le choix de commencer prudemment en résumant mon intervention à l’évocation de 4 pistes. Avant de définir la décroissance (piste 3) et de donner un aperçu de ce qu’est le « régime de croissance » (piste 4), j’avais essayé de voir à quelles conditions la décroissance comme politique pouvait espérer devenir une « perspective » « acceptable » : quelles leçons tirer du succès idéologique du néo-libéralisme (piste 1), comment faire place à toutes les initiatives de transition sans tomber dans le brouillard de leur seule compilation (piste 2) ?

1. Le précédent réussi d’une hégémonie idéologique : la victoire du néo-libéralisme

Le cas du néo-libéralisme me semble depuis longtemps exemplaire : car sa victoire est idéologique (et vient donc concrètement réfuter la thèse de la vacuité des idéologies[6]).

Je sais bien qu’il est actuellement très à la mode de « ne pas rentrer dans des débats idéologiques » ou d’affirmer que « ce ne sont pas les idées et les raisons qui déterminent nos actions » mais attention à ne pas se tromper d’étage. A l’étage des « gens », les méthodes, les recettes et les analyses de la psychologie sociale peuvent être parfaitement pertinentes mais cela ne dit rien d’une éventuelle inopérabilité de l’idéologie. Pourquoi ? Parce que cet étage des « gens » est celui des « gouvernés ».

Or, l’emprise que le « régime de croissance » exerce sur nos modes de vie repose principiellement sur un principe : celui de la neutralité institutionnelle[7]. C’est-à-dire sur l’indifférence moderne des gouvernants pour l’étage des choix de vie et des comportements des gouvernés[8]. Ce principe nous permet de comprendre en quoi les gouvernants – que les institutions concernées relèvent de l’État ou du Marché – sont en réalité indifférents aux conceptions individuelles de la vie bonne.

Autrement dit, la victoire d’une idéologie ne se mesure pas à sa capacité à diriger directement les comportements des individus. Elle se mesure à sa capacité à déterminer les idées des gouvernants. Et comment une idéologie peut-elle déterminer des idées ? En fournissant un système de concepts, d’analyses et de jugements, de représentations et d’imaginaires, de récits qui sont traduites en « solutions » au moment où les « gouvernants » viennent buter contre des « problèmes »[9]. Et ce sont ces « solutions » qui vont à leur tour déterminer indirectement les comportements des gouvernés. C’est en ce sens que la fameuse phrase de Marx garde encore toute sa pertinence : « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante ».

A ne pas comprendre cette force de l’idéologie dominante, on passe complètement à côté de là où se tiennent les rapports de force et de puissance. On peut bien alors amuser l’étage des « gens » par des techniques de gouvernance horizontale, ce ne sont là que des diversions – des « divertissements » au sens de Pascal – qui n’entravent en rien l’emprise que les gouvernants exercent sur les gouvernés, emprise d’autant moins démocratique.

C’est pour corroborer cette analyse que je ne cesse de citer depuis des années le formidable travail d’archéologie intellectuelle qu’a effectué Serge Audier à propos du néo-libéralisme[10].

Car aujourd’hui l’idéologie néo-libérale est totalement adéquate à ce dont le régime de croissance a besoin ; et comment ne pas se rendre compte que ce « besoin » est parfaitement indifférent à ce dont une vie individuelle sensée a réellement besoin : d’une vie naturelle et d’une vie sociale respectées pour elles-mêmes, et non pas maltraitées comme des « ressources » dont il faudrait extraire les énergies[11] pour les mettre au service de cette course folle et insensée qu’est « la croissance pour la croissance ».

Quelles ont été les conditions de la victoire idéologique du néo-libéralisme ?

  1. Une reconstruction idéologique qui repose sur un fondement robuste, hérité de la tradition libérale[12] : celui de la conception libérale de la liberté. Que l’on peut réduire à (au moins) trois facettes : 1) primat de la liberté individuelle ; 2) conception propriétariste de la liberté (la première des libertés, c’est la propriété de soi qui ne s’arrête que là où commence celle des autres, ce qui est vrai de toute propriété privée) ; 3) par rapport aux limites, la liberté est désir de les franchir : seule donc une autre liberté peut venir limiter ma propre liberté et cela s’appelle la concurrence généralisée.
  2. Dès le Colloque Lippmann (1938) et la création de la Société du Mont Pèlerin (1947), il est acquis que la reconstruction d’un corpus idéologique se fera dans la plus grande liberté des discussions et des controverses : les conflits y furent « féroces » qui puisaient tant dans le conflit entre think tanks que dans des traditions nationales. L’objectif était commun – sauver le capitalisme – mais tous les moyens théoriques furent discutés.
  3. Le travail de reconstruction idéologique ne s’est pas résumé à reconceptualiser les termes du débat public, il a surtout consisté à traduire toute reconceptualisation idéologique en « solution » politique. La véritable victoire de ce néo-libéralisme n’est pas l’arrivée des Chicago boys dans le Chili de Pinochet, ni même l’accession aux pouvoir de M. Tatcher (1979) et de R. Reagan (1981), c’est la reprise des « solutions » libérales par ceux-là mêmes qui s’étaient fait élire par « l’autre camp » – le tournant de la rigueur par les socialistes français (1983) et la victoire du « travailliste » T. Blair (1997) : dérégulation, modèle de l’entreprise et de l’entrepreneur, glissement du social au sociétal, juridicisation des rapports sociaux…

Il se peut que ces trois conditions ne soient pas suffisantes pour laisser espérer à la décroissance une conquête idéologique mais il semble nécessaire :

  1. Que le travail idéologique de la décroissance s’articule autour d’un noyau commun[13]. Sortir de la décroissance-mosaïque.
  2. Que la vertu de la conflictualité et de la controverse alimente cette fondation[14]. Sortir la décroissance du diktat de la « bienveillance » qui joue comme un surmoi répressif contre toute critique interne.
  3. Que les conceptions idéologiques se traduisent en « solutions » politiques. Sortir de la fable de l’essaimage qui réussit à faire passer les « oasis de résilience » pour des pôles efficients de résistance.

2. Le projet d’une cartographie systémique des propositions politiques de la décroissance

Avant même de proposer des définitions de la décroissance (pistes 3 et 4), je continue d’évoquer les conditions d’acceptabilité d’une politique de décroissance. C’est dans ce but que j’avais inauguré le récent colloque canadien organisé par Polémos en présentant ce que j’appelle une cartographie systémique.

Le « problème » que je voulais résoudre est le suivant : comment échapper à cette neutralisation idéologique qui assure l’emprise du régime de croissance (piste 4) sous la forme de ce que je repère – à la suite du sociologue italien et ami, Onofrio Romano – comme « tyrannie de l’horizontalisme » ? Comment échapper à la dictature du « toutes les opinions se valent » ? Comment rendre en politique son rôle au jugement (de valeur) dans son sens le plus fort qui est de trancher (et non pas de simplement « opiner » ou « estimer ») ?

Conformément à ma compréhension de la radicalité comme cohérence – et donc comme refus de l’intransigeance – mon idée est de faire droit dans nos discussions non seulement à la dimension idéologique mais surtout de faire confiance à la vertu de la conflictualité.

Pour éviter de mettre toutes les propositions politiques sur le même niveau je propose plutôt de les situer dans un espace des trajectoires :

  • La perspective d’une telle cartographie est bien de consolider une compréhension de la décroissance comme « trajet » – entre rejet du monde de la croissance et projet d’un monde émancipé du régime de croissance.
  • Pas de trajet sans trajectoires.

Mon point de départ est le formidable article de N. Fitzpatrick, T. Parrique et I. Cosme sur une « cartographie systématique »[15].

« Nous avons réalisé une cartographie systématique de la littérature sur la décroissance de 2005 à 2020 en utilisant la méthodologie ROSES (RepOrting standards for Systematic Evidence Syntheses). Sur un total de 1166 textes (articles, livres, chapitres de livres et thèses d’étudiants) faisant référence à la décroissance, nous avons identifié 446 textes incluant des propositions de politiques spécifiques. Ce comptage systématique des politiques a abouti à un grand total de 530 propositions (50 buts, 100 objectifs, 380 instruments), ce qui en fait l’agenda politique de la décroissance le plus exhaustif jamais présenté »[16].

« La cartographie finale contient 13 thèmes – alimentation, éducation et culture, énergie et environnement, géopolitique et gouvernance, indicateurs, inégalité, finance, production et consommation, science et technologie, commerce, tourisme, urbanisme et travail »[17].

« Les dix instruments politiques de base, par ordre décroissant, sont les suivants : revenus de base universels, réduction du temps de travail, garanties d’emploi assorties d’un salaire de subsistance, plafonnement des revenus, plafonnement décroissant de l’utilisation des ressources et des émissions, coopératives à but non lucratif, organisation de forums délibératifs, récupération des biens communs, création d’écovillages et de coopératives de logement »[18].

Mais le plus important politiquement dans cet article est le dernier paragraphe consacré à une « discussion » qui relèvent des « problèmes » qui ont en commun un défaut de systémicité : incompatibilité entre proposition et idéaux, dissonance entre popularité et pertinence, priorité du quoi sur le comment, abstraction des propositions.

« Les artisans du changement devraient étudier soigneusement les synergies (positives et négatives) entre leurs différentes propositions… Il n’en reste pas moins que l’agenda de la décroissance deviendrait plus convaincant s’il rendait compte des interactions entre ses propositions »[19].

Je ne prétends pas qu’une cartographie systémique résoudrait tous ces « problèmes » mais elle permettrait de garantir les deux premiers temps d’un processus de leur résolution : les repérer, puis les définir en les situant les uns par rapport aux autres.

Pour le moment, je propose de situer n’importe quelle proposition politique de décroissance suivant au moins quatre trajectoires[20] : des territoires, des temporalités, du rapport aux institutions et des conduites.

Il se peut que l’on puisse rajouter d’autres « trajectoires » : celle du rapport à la technique, celle de la « taille », celle d’un curseur de politisation…

Serait ainsi esquissée une cartographie systémique des propositions politiques de décroissance qui pourrait faire place à toutes les initiatives. a) D’où un premier bienfait, c’est de ne rejeter aucune tentative au nom d’une intransigeance idéologique mais sans pour autant accorder à n’importe quelle « alternative » le même potentiel de « transition ». b) Le second bienfait serait bien de montrer que toutes ces trajectoires peuvent converger vers un trajet de décroissance, à des rythmes différents, sur des territoires pluriels, dans des rapports plus ou moins « instituants », en tenant compte des conduites variées des « porteurs de projet »…

Une telle cartographie systémique serait ainsi une « carte du tendre » : articuler entre elles le maximum d’initiatives, les orienter vers une perspective comme de décroissance.

Ayant ainsi posé l’ambition d’une décroissance politique (piste 1) qui peut d’ores et déjà s’appuyer sur un corpus de propositions politiques des plus concrètes (piste 2), j’en suis venu à (enfin) proposer une définition de la décroissance.

3. Définir politiquement la décroissance

Dans un premier temps, il me semble qu’il faut politiquement proposer la définition la plus intuitive et la plus spontanée possible de la décroissance.

Je ne vois pas alors de définition plus simple que : la décroissance est l’opposée de la croissance.

Chacun voit bien alors qu’il faut au plus vite passer à la question suivante : qu’est-ce que cette « croissance » contre laquelle la décroissance veut s’opposer ?

  • A réduire la croissance au seul domaine économique, on tombe dans la « décroissance-contexte ». Au sens le plus économique, la décroissance c’est par exemple la dévitalisation commerciale des centres des villes moyennes. Avec un peu plus de généralité, la décroissance serait économiquement une diminution de la production et de la consommation, décrue planifiée (décidée, organisée et contrôlée) démocratiquement.
  • Mais pourquoi faudrait-il valider cette réduction du politique à l’économique, surtout si l’on soupçonne que cette réduction est précisément l’une des ruses par laquelle le régime de croissance prétend à sa neutralité idéologique ?
  • Il faut alors étendre le domaine de la croissance et surtout ne pas la réduire à un ensemble de recettes économiques.
  • La croissance est une politique générale, qui dispose d’une idéologie.
  • Si la décroissance est l’opposée de la croissance, alors la décroissance est l’opposition politique à la croissance.

Et c’est là que les analyses vont devoir se complexifier.

Aujourd’hui, une des pistes les plus fécondes pour cette complexification me semble pouvoir reprendre les analyses du sociologue allemand Harmut Rosa.

Le tragique de ce qu’il appelle notre « modernité tardive », c’est que nos sociétés ne peuvent trouver d’équilibre que par une « stabilisation dynamique ».

« Depuis le XVIIIe siècle, la conviction que demain serait meilleur qu’hier guidait chacun : nous allions vers plus de liberté, de savoir, de confort. La sensation d’aller de l’avant dérivait de trois facteurs, que sont la croissance économique, l’accélération technologique et l’innovation culturelle. C’est cette combinaison qui donne la caractéristique première de nos sociétés que j’appelle la « stabilisation dynamique », c’est-à-dire qu’elles sont vouées à accélérer pour maintenir leur équilibre. Nous devons nous développer, innover toujours plus vite pour rester exactement là où nous sommes, coincés dans ce que j’appelle une « immobilité frénétique ». A l’exception de notre société moderne, née au XVIIIe siècle, aucune civilisation n’a jamais vécu dans un tel schéma »[21].

Si la croissance est un monde politique c’est parce que l’emprise de la croissance ne s’exerce pas seulement au niveau de nos vies économiques mais s’étend jusqu’au point d’avoir – pour reprendre l’expression de Serge Latouche – colonisé nos imaginaires.

Aucune « civilisation », pour reprendre ce terme d’Harmut Rosa, n’a à ce point quantifié, calculé, mesuré même ce qui a dans toutes les autres « humanités » avait toujours réussi à y échapper. Il suffit d’évoquer les fariboles du « développement personnel », la course aux « amis » facebook… Même le bonheur doit croître, alors que toutes les spiritualités partagent la même définition du bonheur comme « satisfaction constante, stable, durable ». Et que dire de l’amour quand on écoute vraiment cette idiotie selon laquelle on devrait « s’aimer plus hier et moins que demain » !

Cette colonisation est subie jusque dans les marges qui prétendent pourtant objecter à la croissance. En effet, les valeurs du beaucoup, du vite et du nouveau ne sont pas seulement celles de l’entreprise et des « entrepreneurs », de la start-up et du self-made man, mais même de beaucoup d’alternatives qui prétendent objecter à la croissance :  le beaucoup se décline en « faire nombre », ou en « convergence » (des luttes, des colères…) ou en « unitude » (« tous ensemble, tous ensemble »…) ; le vite se décline en « urgence » ; et le nouveau se décline en « bifurcation », « rupture », « an 01 ».

4. L’hégémonie du « régime de croissance »

Il faut alors se demander comment cette colonisation des imaginaires a pu ainsi réussir à s’infiltrer jusque dans les quelques marges critiques du système dominateur.

Question politique décisive car elle consiste à écarter la voie « facile » d’une opposition par les « valeurs ». Si le domaine de la croissance est celui du beaucoup, du vite et du nouveau, ne suffit-il pas de porter la résistance politique dans des lieux où seront défendues les valeurs opposées du « peu », du « lent » et du « vieux » ?

  1. Comment pourtant ne pas s’apercevoir que la capacité de récupération du système de croissance réussirait à désarmer sans problème un tel renversement des valeurs ? Parce que le « peu », ce peut aujourd’hui être le pas assez de la misère ; parce que le « lent », c’est aujourd’hui le frein mis à toute reconfiguration écologique de l’économie, parce que le « vieux », c’est aujourd’hui la fable de l’économie circulaire. La domination de la croissance est une hégémonie.
  2. D’autant que le lent n’est pas toujours préférable à l’urgence : pensons à une intervention de sauvetage… Que le peu quand il porte sur le nécessaire – et pas sur le superflu – est insupportable, injuste et indécent. Que le goût pour le nouveau doit avoir quelque chose à faire avec la créativité et la spontanéité des humains.

Un conflit des valeurs ne serait donc pas si facile à trancher et il faudrait être singulièrement aveugle et intolérant pour ne pas se rendre compte que les « valeurs » qui portent l’hégémonie de la croissance sont vécues comme désirables. Certes, d’un point de vue décroissant, ce sont des aliénations[22]. Mais dans la « modernité tardive », les aliénations sont des addictions : parce qu’elles ne satisfont pas des besoins, mais des désirs. Un conflit des valeurs ne peut donc au mieux tourner qu’au dialogue de sourds, dont le résultat est bien connu : chacun reste campé sur ses positions de départ. Dans cette situation, les plus habiles arrivent même à faire passer cette incapacité à trancher une discussion pour de la bienveillance, pour de la tolérance, alors qu’il ne s’agit que cette variante de l’intolérance qui est le relativisme… Et c’est ainsi que le « à chacun son opinion » devient « à chacun sa vérité » ; et c’est ainsi que le relativisme ouvre les portes à la « post-vérité » et aux « vérités alternatives »…

Cela veut-il dire que la décolonisation des imaginaires est d’ores et déjà perdue ? Et qu’au final, toutes les valeurs s’équivalent ?

Telle serait précisément la conclusion « neutre » vers laquelle pousse le « régime de croissance ».

Le « régime de croissance » est le système de représentations, de récits et d’imaginaires qui est au service de la légitimation de la croissance :

  • Ce régime fait de la croissance une « promesse » : celle de fournir à chaque individu, défini comme un être de désirs, toutes les conditions matérielles et juridiques, tous les moyens pour être à soi-même la propre source du sens de sa vie privée : telle est l’équation qui relie à notre époque croissance (économique) et individualisme.
  • La force de ce régime de croissance n’est donc pas dans les valeurs qu’il promeut – puisqu’il prétend laisser chacun être libre dans le choix de ses valeurs – mais dans la « forme » qui organise cette neutralisation des valeurs.
  • Car c’est cette « forme » qui lui donne le potentiel de récupérer n’importe quelle valeur, de la retourner et de faire croire que le développement pourrait être « durable », que la croissance pourrait être « verte »…

« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limitées ».

G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa dans leur introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, La découverte, 2015.

« La croissance n’est pas une valeur en soi de notre société, mais en quelque sorte le résultat fatal de la forme horizontale de ses institutions. Elle n’est pas le résultat d’un investissement culturel opéré par des puissances maléfiques. Elle découle directement de la libération des particules élémentaires décrétée par l’horizontalisme : une fois « désolidarisés » de la société, les individus sont naturellement amenés à s’engager sur la voie de la croissance, en raison du sentiment de précarité accru par l’isolement. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge, 2020, page 91.

*

Il me reste plus à espérer – arrivé à ce point d’exploration de ces quatre pistes – d’avoir non pas réussi à convaincre quiconque mais d’avoir au moins réussi à faire entrevoir à quelles conditions politiques un « pas de côté » pourrait être pris au sérieux s’il s’agit réellement de placer toute prospective en perspective. Car si le fameux « pas de côté » n’est qu’une ruse, un dribble, qui finit par conserver la perspective actuellement dominante, celle de la croissance, alors en plus d’être inefficace, elle n’aurait fait qu’ajouter un nouvel obstacle à la seule perspective qui devrait animer toutes les volontés politiques, celle de l’émancipation.

*

Voilà, beaucoup réécrit, ce que j’ai essayé de donner à mes interlocuteurs. Mais je reviens de ce voyage en prospective intercommunale enrichi de ce que j’ai reçu, aussi bien pendant les séances plénières que pendant les conversations informelles.

II. Quelques pistes de réflexions à poursuivre

Quand j’avais reçu la proposition d’intervention à ce séminaire, j’avais commencé par explorer quelque peu le site de l’ADGCF et j’avais particulièrement apprécié le compte-rendu du séminaire organisé le 12 mai 2022 et intitulé « Intercommunalité 2022-2027 : stop ou encore ? ». Le titre de ce compte-rendu est éloquent : « Où s’est-on trompé ? »[23].

Voici, en vrac, quelques interrogations :

  • « La notion de « communauté » n’a pas vraiment réussi à faire son « trou » dans la culture politique territoriale. Oui, le « couple communes-communauté », plus communément désigné aujourd’hui sous le vocable de « bloc local », n’est toujours pas parvenu à s’installer dans notre conscience collective.
  • Pour une grande partie des managers communautaires et métropolitains que nous sommes, l’intercommunalité, c’était la commune de demain. Les processus de regroupement de communes inaboutis ? …  Allez, admettons-le : depuis la fin des années 2000, nous parlions « inter », mais nous pensions « supra »… Sauf que ça n’a pas marché, la commune résiste, au moins politiquement.
  • Les problématiques qui entravent le bon fonctionnement de nos institutions locales et, parmi celles-ci, pêle-mêle : le désintérêt manifeste de la classe politique nationale pour les questions de décentralisation ; la dépolitisation et l’hyper technicisation des questions territoriales ; la tension, entre un monde politique qui fonctionne en mode vertical et une société complètement horizontalisée. »

Les quelques pistes décroissantes que je vais évoquer peuvent être une contribution partielle et tardive à ces interrogations.

1. L’artificialisation de la vie sociale

Au moment de se quitter, beaucoup de participants sont venus me remercier d’avoir « apporté de la hauteur » aux discussions. Je l’ai pris pour un encouragement à rappeler qu’une question politique ne peut se comprendre que si elle est mise en perspective historique : il est fort honorable de prétendre être au plus près des habitants, mais ce n’est pas une raison pour se dispenser de penser les trajectoires de transition avec le plus de hauteur possible.

Sans revenir aux dogmatismes dépassés des contempteurs du « sens de l’histoire »  – car l’on ne devrait jamais oublier comment des idéologies du « progrès » se sont révélées être des barbaries au moment de passer à la pratique, la conviction d’aller dans le bon sens ayant servi pour justifier les pires moyens – j’ai toujours apprécié la formule de Claude Lefort qui parlait de « sensibilité à l’historique ».

C’est à l’aune de cette ambition historique que j’ai quelques interrogations concernant le goût prononcé d’un grand nombre de participants à ce séminaire pour ce que j’appellerai « l’artificialisation de la vie sociale ».

  • Pour le dire vite, je ne crois pas qu’il faille confondre les comportements des consommateurs avec les choix politiques des citoyens. Ceux-là ne touchent qu’à ce que Charles Taylor nomme des « préférences faibles » ; ceux-ci portent sur des « préférences fortes ». Autant ceux-là peuvent être obtenus par « ruse », autant toujours ceux-ci ne devraient résulter que de la volonté pleine, consciente et publique. A ne pas faire cette distinction, il ne faut pas s’étonner si le résultat est la « la dépolitisation et l’hyper technicisation des questions territoriales ».
  • Ainsi, ne pas se tromper d’étage, c’est cesser de rabattre la résistance sur la « résilience », le gouvernement sur la « gouvernance », la « fin du monde » sur la « fin du mois »…
  • Ne pas se tromper d’échelle – quitte à disposer d’une cartographie systémique qui fait place à toutes les initiatives de transition – c’est remettre toute prospective en perspective.
  • Pour donner une référence à cette ambition de « prendre de la hauteur », on peut reprendre la distinction devenue classique qu’Hannah Arendt fait entre trois types d’activité : le travail, l’œuvre et l’action. Cette distinction, qui est une hiérarchie dont les degrés sont ceux de la liberté, lui permet un grave diagnostic : notre « société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner <la> liberté »[24]. Ce qu’elle veut dire par là c’est que la sphère politique de l’action – qui est celle de l’espace public – tend dans les sociétés modernes à se rabougrir en « œuvre », en production « technique » : la décision politique passe sous la coupe de la compétence des experts, l’agir se transforme en un « faire » ou en un « fabriquer » (la contingence de l’action politique se laisse envahir par la régulation des process), les mots n’alimentent plus des discussions et des controverses mais s’alignent dans les « récits » du storytelling, le faire-sens se caricature en faire-image (en spectacle) et le « public » en « publicité »…

C’est à partir de ce genre de références que j’en suis venu à me demander s’il fallait se féliciter ou se défier du goût pour l’artificialisation de la vie sociale. D’un côté, comment rejeter toutes les tentatives de « remédiation », car le quelque chose de l’essai ne vaut-il pas toujours mieux que le rien du « laisser-faire » ? D’un autre côté, comment ne pas se douter que cet attrait pour les « matrices », les « méthodes », les « facilitations », les « fresques », les « récits »… ne sont que des pis-aller – souvent sous forme de « kits » – qui ne font que courir derrière le train de la « dissociété », c’est-à-dire derrière la fragmentation de la société en sous-groupes affinitaires. Alors on tente de « refaire du lien » mais sans jamais creuser à la racine de la déliaison.

Par rapport à la distinction que j’ai tenté d’exposer entre la croissance et le régime de croissance : à quoi cela sert-il de lutter contre les dégâts de la croissance si les moyens utilisés – d’abord parce qu’ils refusent de rendre public leurs finalités politiques – ne font que renforcer le régime de croissance ?

2. Ce qui est subi, ce n’est pas la décroissance, c’est la croissance

Le thème du séminaire était : « Vers la décroissance, subir ou choisir ? ». Il fait référence à une alternative entre une « décroissance subie » et une « décroissance choisie », c’est-à-dire à une alternative entre une décroissance « nécessaire » (ou « inévitable », ou « inéluctable ») et une décroissance « volontaire ».

Cela fait des années que je m’inquiète de la pente déterministe de la décroissance :

  • Comment ne pas savoir que c’est ce déterminisme en politique qui a justifié les pires atteintes à la démocratie quand il s’est agi de mettre en pratique une rupture avec le capitalisme ?
  • Non seulement l’histoire a réfuté ce déterminisme « rouge » mais l’actualité montre que le destin des régimes communistes semble être de faire le lit au capitalisme le moins démocratique et/ou de se perdre dans l’aventurisme militaire.
  • Politiquement, un déterminisme « vert » est tout autant voué à l’impasse. Pourquoi ? Parce que la politique est affaire de choix, de contingence, et donc de volonté, de sagesse pratique (que les anciens nommaient « prudence »).
  • Bref, il faut arrêter de mettre sur le dos des contraintes écologiques les décisions politiques que la plupart des gouvernements semblent incapables de prendre.

De tout cela, j’en déduisais qu’il ne pouvait y avoir de décroissance que politiquement « choisie ».

Mais si l’on va jusqu’au bout de la distinction entre une croissance (économique fondée sur des ressources énergétiques et matérielles) et le régime de croissance, autrement dit si l’on distingue entre une décroissance comme décrue économique et une décroissance comme décolonisation d’un imaginaire de croissance, alors on comprend :

  • Que parler d’une décroissance subie ou nécessaire ou inévitable ne renvoie qu’à la décroissance au sens économique (qui est basée sur des ressources énergétiques et matérielles).
  • Que ce qui est subi, c’est bien le régime de croissance. Dans Aliénation et accélération (La découverte, 2012), Harmut Rosa n’hésite à juger « l’accélération comme une nouvelle forme de totalitarisme » : puisque son pouvoir a) s’exerce sur tous les pans de nos vies, b) que tout le monde en est affecté, c) dans ses actions comme dans ses désirs et d) qu’« il est difficile ou presque impossible de le critiquer et de le combattre » (page 84).

Si l’on ajoute que les frontières planétaires ne sont en réalité que des constructions sociales[25], alors quand nos désirs illimités viennent se fracasser contre elles, chacun peut bien voir qu’il y a deux façons de juger la situation :

  • Ne remettre en cause ni l’injonction à la croissance ni l’emprise de son régime et plutôt que de limiter l’ordre de ses désirs, se plaindre que la planète est finie. C’est la voie des partisans du régime de croissance. S’ils font le pari technologique d’un découplage, ils parient aussi sur une croissance infinie.
  • Prendre conscience au contraire que ce n’est pas le monde qui est limité mais que ce sont nos désirs (aliénés et addictifs) qui sont illimités. C’est la voie de la décroissance politique qui prône une remise en cause radicale de nos modes de vie.

3. Du concept à la solution : comment résoudre un problème politique ?

La décroissance peut elle aussi se tromper d’étage et se raconter que la transition est déjà en marche :

  • Pour un constat roboratif des « résultats » réels des « alternatives concrètes », il faut lire Reprendre la terre aux machines, Seuil, 2020, de l’Atelier Paysan. « Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire » (page 252).
  • Conformément à mon point I,1. il faut admettre que politiquement la décroissance n’est pas prête : elle n’a pas fait l’équivalent du travail de refondation conceptuelle que le néolibéralisme a entrepris depuis la seconde moitié du 20ème siècle.
  • Surtout, son goût pour la « forme » de l’horizontalisme a) la prive trop souvent du potentiel réflexif de la conflictualité : elle ne voit pas les « problèmes », et b) l’empêche de comprendre ce qu’est une « solution » : elle ne voit pas les solutions parce qu’elle se trompe d’étage et qu’elle croit qu’il suffit que les oasis et les archipels soient les préfigurations d’un monde souhaitable alors que ce dont ont besoin les « décideurs » ce sont d’axes de décision (voir la note 9). Cela le néo-libéralisme l’a compris et son hégémonie tient d’abord à ce qu’il se trouve dans ce champ de la décision politique en position de monopole.

Toute la question politique est alors de savoir qui sont ces « décideurs » ? Dans une démocratie, ne faudrait-il pas le plus large éventail possible des « parties prenantes » ?

C’est là que les questions de l’échelon territorial, de sa taille, de la légitimité démocratique des élus, de l’accès à la compréhension des enjeux technologiques, du contrôle démocratique des décisions… devraient être posées en toute transparence. Voilà des « problèmes » politiques et je ne crois pas que des ruses pour modifier des comportements, surtout sans rentrer dans des enjeux idéologiques, soient des « solutions » « à la hauteur ».

Au sein de l’association ADGCF, toutes ses questions pourraient commencer par une interrogation sur la « proximité » et sur la direction des relations avec les habitants : politique descendante de l’offre ou politique ascendante de la demande, qui doit avoir le premier mot ? Et le dernier mot ? Qui sont actuellement (au sens anglais de actually) les interlocuteurs les plus fréquents des DG des intercommunalités ? La réponse actuelle est un « problème ».

4. Sortir les communautés de l’injonction à l’attractivité

C’est dans les dernières minutes du séminaire que j’ai repéré la réponse à la question que je me posais depuis le début : au sein des intercommunalités, comment traduire le plus explicitement possible ce que je peux proposer sous le nom de « décroissance » ? Au sein d’une intercommunalité, quelle « déclinaison » de la décroissance[26] ?

Merci donc à l’un des organisateurs d’avoir mis en avant ce terme d’« attractivité » qui formule assez bien l’injonction de la croissance au niveau du type d’interdépendance qui se joue entre les intercommunalités.

Merci aussi à l’un des participants de m’avoir conseillé de lire une excellente critique dirigée contre la CAME[27]. A laquelle on peut rajouter que cette mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) est d’autant plus porteuse que la « communauté » est pensée sur le modèle de l’entreprise[28] et que les « dirigeants » se définissent comme des « managers ».

Tant que les unités territoriales penseront leurs interdépendances en termes de concurrence, alors le régime de croissance exercera sans opposition son emprise.

Il y a quelques années, l’association à laquelle j’appartiens (la Maison commune de la décroissance, la MCD[29]) a largement participé à l’élaboration de propositions programmatiques pour quelques décroissants qui voulaient « aller aux élections »[30].

Le cas du « tourisme » me semble pouvoir très clairement illustrer cette mythologie CAME. Nous avions proposé d’aborder la « compétence » tourisme (article L.111-1 du code du tourisme) à partir de la distinction entre le « tourisme » et le « voyage » en voyant dans le tourisme une « marchandisation » du voyage.

D’où la question territoriale : comment passer d’une politique du tourisme à une politique du voyage ? Comment sortir de cette attractivité paradoxale sur laquelle repose le tourisme : d’un côté une concurrence généralisée, de l’autre une offre de plus en plus standardisée (uniformisation de la culture et acculturation des traditions caricaturées en folklore) ?

Pour cela nous avions proposé un principe simple : celui d’une équivalence de traitement entre le « voyageur » et l’habitant. Tout ce qui est valable pour un habitant doit être valable pour un voyageur, et réciproquement ; ce qui est utile et agréable pour un « voyageur » devra aussi l’être pour un « habitant ». Par exemple, pas de ligne ferroviaire pour amener vers un lieu touristique, mais OK pour un maillage « voyageur » d’abord utile pour le transport des habitants sur leur territoire.

C’est en participant aux travaux de l’EGPU (États généraux du post-urbain) que nous avions pour la première fois repéré cette problématique de l’attractivité : au moment où il faut commencer à penser les conditions d’un « contre-exode rural »[31], faut-il rendre les territoires ruraux « attractifs » pour les néo-ruraux et les rurbains ? Nous avions alors défendu un principe de contre-attractivité : il ne s’agit pas de mettre en place une politique d’installation orientée nouveaux arrivants mais tout au contraire il faut mettre en place une politique de maintien sur le territoire orientée habitants.

En faisant le pari politique que les conditions de maintien sur un territoire devraient être en même temps les meilleures conditions d’accueil pour de nouveaux arrivants. Seul un tel principe d’équivalence nous semblait pouvoir porter une décolonisation de l’imaginaire de l’attractivité et une rupture avec le paradigme de la mise en concurrence des territoires.

Quand un tel principe d’équivalence ne fait pas sens, cela prouve tout simplement que le régime de croissance s’exerce. Quand au contraire il fait sens, c’est peut-être tout aussi simplement parce qu’une politique de décroissance serait fondamentalement une politique culturelle : la culture ne devrait pas être une attraction, la désirabilité d’un vivre-ici ne devrait pas être son « attractivité », un patrimoine ne devrait pas être une « zone touristique »…

Dans une gestion patrimoniale et non pas touristique d’un territoire, c’est l’habitabilité[32] qui décolonise de l’attractivité.


[1] https://www.adgcf.fr/130-club-prospective.html

[2] https://www.adgcf.fr/16-presentation-association.html

[3] En compagnie de Julian Perdrigeat, délégué de La Fabrique des Transitions, ancien Directeur de cabinet à Loos-en-Gohelle : « Quelle(s) décroissance(s) dans les territoires ? » et Xavier Brisbois, chercheur indépendant en psychologie sociale et psychologie cognitive, « Quelle acceptabilité sociale, quels changements de comportements de la décroissance ? ». Mon intervention a été suivie par le compte-rendu d’un sondage auprès des adhérents de l’ADGCF sur leurs « représentations » de la décroissance.

[4] Ne faut-il pas toujours préférer les difficultés de la radicalité-cohérence aux facilités de la radicalité-intransigeance ?

[5] Par « politique », je présuppose la possibilité d’un choix, fût-ce celui des gouvernés – cela doit s’appeler la « démocratie » – ou des seuls « gouvernants – on a là toutes les variantes des régimes dans lesquels quelques-uns se réservent la possibilité de choisir pour tout le monde.

[6] Même si une partie de son récit idéologique consiste à dénigrer toute idéologie, elle est en réalité – comme idéologie de la « neutralité » – l’idéologie de l’absence d’idéologie.

[7] Je me permets de renvoyer à : https://decroissances.ouvaton.org/2023/01/06/les-mensonges-de-la-neutralite/#d_La_neutralite_institutionnelle_du_regime_de_croissance

[8] « Dans le régime de croissance est installé un pouvoir a-téléologique public qui ne se mêle jamais à la question de savoir ce qu’est une bonne vie, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les différents acteurs. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre portion de vie. La seule fonction de la politique est de préserver ou même de cultiver la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de la neutralité institutionnelle. » Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), page 22 (ma traduction).

[9] Et ces problèmes ne sont pas des problèmes de « gouvernance » mais bien de « gouvernement ». Il ne s’agit pas alors de faire passer une politique ou de la rendre « acceptable », il s’agit de résoudre des problèmes de gouvernants : quels arbitrages budgétaires pour quelle école, quelle justice, quel hôpital… avec quelle fiscalité, sur quels échelons territoriaux, avec quels types de délégation, en s’appuyant sur quelle doctrine du maintien de l’ordre…

[10] Serge Audier, Néo-libéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012.

[11] Revoir Matrix comme l’annonce de cette dystopie dans laquelle les énergies mentales sont devenues les carburants des machines techniques et des intelligences artificielles.

[12] Que l’on peut faire remonter à John Locke et son Traité du gouvernement civil (1690).

[13] https://ladecroissance.xyz/2016/11/11/noyau-philosophique/

[14] https://ladecroissance.xyz/les-dossiers-de-la-mcd/dossier-conflictualite/

[15] N. Fitzpatrick, T. Parrique, I. Cosme, « Exploring degrowth policy proposals : a systematic mapping with thematic synthesis », Journal of Cleaner Production, Volume 365, 10 Septembre 2022, Article 132764, https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959652622023629.

[16] Ibid., résumé.

[17] Ibid., section 3.2.

[18] Ibid., section 4.2.

[19] Ibid., section 4.5.

[20] https://decroissances.ouvaton.org/2023/05/12/construire-politique-decroissance/#D2_Tracer_les_trajectoires_d%E2%80%99une_cartographie_systemique

[21] Harmut Rosa, interview dans Le Monde du 10 septembre 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/10/hartmut-rosa-la-logique-moderne-est-intrinsequement-agressive_6188676_3232.html

[22] Harmut Rosa, précédemment cité, fonde ses critiques sur une réhabilitation de ce concept d’aliénation qu’il définit comme une « relation sans relation ». C’est pourquoi quand il critique l’accélération comme aliénation, ce n’est pas pour lui opposer la lenteur mais la « résonance », c’est-à-dire une réhabilitation de la relation en tant que telle. Voir toute la partie IV de son Résonance, une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018.

[23] https://www.adgcf.fr/31-1165-79-est-trompe.html

[24] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 2002, page 37.

[25] Giorgos Kallis, Éloge des limites¸ Seuil, 2022.

[26] Référence ici au titre du livre collectif de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, Utopia, 2022.

[27] Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti. La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?. 2018. ⟨hal-01724699v2⟩

[28] Pour une critique décroissante de la forme-entreprise, lire le chapitre 5 de Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Éditions Écosociété, 2019.

[29] https://ladecroissance.xyz/

[30] Il suffit d’aller sur le site de ce groupe informel de décroissants électoralistes pour voir tout ce que leurs propositions doivent au travail de réflexion porté par la MCD. Même si aujourd’hui cet apport est malheureusement invisibilisé : les membres de la MCD ont été exclus sans préavis et sans justification de tous les supports d’échange parce qu’ils ont osé dénoncer l’entrisme de l’extrême-droite jusque dans les « instances » de ce groupe informel. Dont acte.

[31] Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine, éditions Eteroptopia/Rhizome, 2014.

[32] De fil en aiguille, la dimension systémique de la décroissance devrait maintenant rappeler que « habiter » ce n’est pas « se loger », etc.

3 commentaires

  1. Bonjour Michel,
    J’adore ce texte, mais je me pose une question sur ta conclusion.
    « Tout ce qui est valable pour un habitant doit être valable pour un voyageur, et réciproquement »
    N’est-ce pas une reformulation (plus spécifique j’en conviens) du principe de l’acceptabilité sociale? Ce concept est très fort par ici, et on serait probablement fous de s’en passer, mais il est souvent perverti et il peut aussi mener à reproduire des inégalités.

    1. Author

      Bonjour Luc
      1- Peux-tu expliciter ce que tu nommes « principe de l’acceptabilité sociale » ?
      2- Dans ma compréhension présente, j’espère qu’il ne signifie pas qu’il faudrait tout accepter… ← Pour éviter de tout accepter, ne suffit-il pas de l’articuler à un principe de justice ?
      3- Je veux juste dire par ce principe d’équivalence que j’évoque que je ne veux donner aucune « préférence » ni au maintien par rapport à l’installation ni à l’installation par rapport au maintien : ni « préférence locale » ni « attractivité ».

      1. Bonjour Michel,

        L’idée de base de l’acceptabilité sociale est assez simple: il faut l’assentiment d’une population afin d’aller de l’avant dans le développement d’un projet. Cette exigence se veut l’une manière de répondre à l’exigenge du troisième pilier du développement durable: « l’équité sociale ». Plusieurs projets ont été bloqués au Québec sur cette base: l’exploitation des gaz de schishte, la centrale électrique au gaz naturel du Suroît, le projet Énergie Saguenay… Nous avons Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) qui a pour principale fonction « d’enquêter sur toute question relative à la qualité de l’environnement que lui soumet le ministre et de faire rapport à ce dernier de ses constatations ainsi que de l’analyse qu’il en a faite » qui aide à constater la présence ou l’absence d’acceptabilité sociale des projets. Le processus n’est pas parfait, loin s’en faut, et le ministre a tous les pouvoirs de passer outre l’acceptabilité sociale et/ou les recommandations du BAPE, mais le coût politique de les zapper risque d’être conséquent. Évidemment, les promoteurs des projets sont stratégiques et vont viser des communautés où la résistance aux projets risque d’être moins vive, notamment en faisant mirroiter des bénéfices économiques (des emplois!). Bref, il y a beaucoup de critiques à faire sur ce principe d’acceptabilité sociale, mais comme on dit, c’est mieux que rien.

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