Le développement durable n’a pas d’avenir, la décroissance n’a pas de présent. Le 30 mars.

J’étais invité hier au Château Sainte-Roseline (Provence) pour les 8èmes rencontres des Vignerons engagés : « Croissance verte ou décroissance, quel modèle économique pour l’avenir ? ». Une intervention le matin et une autre l’après-midi, les deux fois dans la Salle des boiseries, pleine à craquer. Deux interventions pour sortir de l’entre-soi décroissant ; pour aller à la rencontre de professionnels engagés dont je dirais d’abord qu’ils ont manifesté une très forte demande de sens, et c’était une demande « politique », au plus noble sens du terme. Demande qui pouvait parfaitement entendre tous les questionnements que la décroissance comme corpus idéologique en construction doit se poser. Un formidable accueil donc pour lequel c’est un réel plaisir que de remercier l’équipe d’animation des Vignerons engagés, Iris évidemment mais aussi Amélie et Lila, ainsi que Pascal Duconget, son président. Merci enfin à tous les participants de ces deux séances dont les sourires ont parfaitement valu remerciements.

Même si nous avons dépassé dans les deux cas le temps imparti, impossible de caser en 1h30 à la fois une réponse complète à la question posée et un exposé complet sur la décroissance. C’est pourquoi je me suis contenté dans un premier temps de présenter le fil conducteur de ce que serait une réponse complète puis je me suis laissé embarqué dans le flot des questions : à charge pour moi d’y placer des éléments forts de plaidoyer en faveur de la décroissance.

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Voici le fil directeur :

  1. La compréhension de la question : placer le développement durable au carrefour de son avenir, constitué par la voie de la croissance verte ou bien par la voie de la décroissance.
  2. Critique de la croissance verte : parce qu’elle repose sur une hypothèse, celle du découplage entre croissance économique et utilisation des « ressources » naturelles ; hypothèse qui repose elle-même sur l’hypothèse que c’est le progrès technologique qui rendrait possible un tel découplage. La réfutation de ce pari technologique repose sur deux arguments :
    • Aujourd’hui, que disent les faits, les observations ? « Nous concluons que les taux de découplage observés ne permettent pas d’obtenir des réductions absolues rapides et importantes de l’utilisation des ressources et des émissions de GES. Le découplage doit donc être complété par des stratégies axées sur la suffisance et une application stricte des objectifs de réduction absolue » 1.
    • Peut-être pas aujourd’hui mais pourquoi pas dans l’avenir ? Timothée Parrique, dans le chapitre 2 de son Ralentir ou périr (Seuil, 2022), affirme qu’un tel pari est fort hasardeux, pour au moins 5 raisons : l’augmentation des dépenses énergétiques (c’est la fin de l’abondance matérielle et énergétique insouciante), les effets rebonds, l’empreinte énergétique des services, les limites du recyclage, même quand il y a « progrès » technique, il y a « empilement » mais pas « substitution ».
    • Reprenons une image de Timothée : « Imaginons un fumeur régulier hospitalisé pour problèmes respiratoires. Après consultation, un médecin lui conseille d’arrêter la cigarette, du moins jusqu’à ce que son état s’améliore. Après consultation d’un autre professionnel, celui-ci lui confirme que fumer est un problème pour la santé du patient, mais lui dit qu’il peut malgré tout continuer car à l’avenir, le second docteur en est certain, certaines innovations permettront de dissocier tabagisme et cancer. Devons-nous pousser cette personne à arrêter de fumer ou bien, comme le second praticien, faire confiance en l’avenir ? ».
    • Pour l’écrire explicitement : si l’on rejette toutes les voies antidémocratiques où il faudra subir, alors le choix démocratique devrait se faire en faveur d’une priorité indiscutable accordée au retour sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique.
  3. S’il faut dénoncer l’oxymore d’une « croissance verte », d’où vient la contradiction ? Pour le dire autrement, lequel des deux termes faut-il sacrifier, l’impératif de la croissance économique ou bien l’impératif de revenir sous les plafonds de la soutenabilité écologique ? Faut-il scier la branche sur laquelle l’humanité repose ou bien faut-il adresser une critique radicale contre le modèle économique de la croissance ? C’est là qu’il faut ajouter à la critique écologique contre la croissance, 2 autres types de critiques : les critiques politiques et les critiques sociales.
    • Politiquement, la croissance économique est une promesse : celle de résoudre les problèmes de la répartition de la richesse produite non pas par des politiques d’allocation (prédistribution, distribution, redistribution) mais par la croissance. Plutôt que de mieux partager le gâteau, il suffirait d’en faire croître la taille.
    • Malheureusement, cette promesse n’est pas tenue et malheureusement chacun peut constater que les politiques de croissance sont bien incapables d’affronter victorieusement (c’est-à-dire de façon absolue, totale et permanente et non pas relative, partielle et temporaire) les défis de la pauvreté, des inégalités et de l’emploi.
      • « Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement le taux de croissance (r > g) – et nous verrons que cela a presque toujours été le cas dans l’histoire, tout au moins jusqu’au XIXe siècle, et que cela a de grandes chances de redevenir la norme au XXIe siècle -, cela implique mécaniquement que les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de la production et des revenus. Il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble », écrit Thomas Piketty dès l’introduction de son Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013)2.
      • Il faut lire le livre de Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux !, (Les Liens qui Libèrent, février 2019) qui montrent que a) les plus bas revenus subissent les conditions sociales de vie les plus dégradées; b) plus les écarts d’inégalités se creusent, plus cette dégradation s’accentue (à revenu dégradé égal, les conditions sociales de vie empirent proportionnellement à l’écart avec les plus hauts revenus : plus une société est inégalitaire, plus les inégalités dégradent la vie); c) plus une société est inégalitaire, plus ces conditions de vie se dégradent pour l’ensemble (et pas seulement pour les plus défavorisés) 3.
      • Comment et pourquoi accepter la fatalité d’un « plein-emploi » qui, au mieux, n’aurait pas besoin de descendre sous un taux de chômage de 5% ? Comment ne pas voir que la fameuse « armée de réserve industrielle » (K. Marx) conserve encore aujourd’hui toute sa pertinence ?
    • Socialement, quand bien même nous pourrions imaginer un monde où les ressources naturelles (matière et énergie) comme les richesses économiques seraient infinies, il n’en resterait pas moins qu’une société dominée par une économie de croissance n’aurait pas d’un point de vue humain – l’humanité définie dans ce cas par les valeurs de partage, de coopération, de réciprocité, de convivialité et non pas par les valeurs de la compétition et de l’individualisme – beaucoup de sens. Pourquoi ? A cause de la marchandisation généralisée, à cause de la sape sociocidaire de ce qui constitue pourtant la plate-forme de toute vie sociale à savoir la « sphère de la reproduction sociale », à cause de l’accélération technologique qui provoque l’accélération du changement social et des rythmes de vie 4, à cause de « l’épuisement nerveux qui accompagne ces conditions d’existence, une espèce d’énervement d’une société qu’on pousse à la limite de son rythme d’adaptation » (suivant les expressions de V. Giscard d’Estaing, lors d’une émission télévisée de 1972.)
  4. Si nous revenons à l’image du carrefour, alors nous venons de voir que la voie de la croissance verte est au mieux une impasse, sinon un précipice (comme le coyote à la recherche de l’irrattrapable roadrunner qui n’en prend conscience que… trop tard pour éviter la chute, bip-bip). Seule reste alors la voie de la décroissance.

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C’est pour ce 4ème « bloc » (ou « plot ») que j’ai reçu le plus de questions ; ce qui ne m’a pas permis d’en faire un exposé construit mais a été une belle occasion d’entamer un plaidoyer en faveur de la décroissance à partir de plusieurs entrées :

  • Dans les 2 séances, la première question sur la décroissance a – comme si souvent – été celle de la décroissance démographique. Ma réponse a été la même : le problème ce ne sont pas les automobilistes mais les automobiles. Autrement dit, le problème n’est pas la taille de la population terrestre mais les modes de vie d’une minorité, modes de vie qui ne sont absolument pas généralisables et donc qui sont… injustes.
  • Occasion de comparer les empreintes écologiques (EE) des pays du Sud global avec ceux du Nord Global et de s’apercevoir que même avec une EE terrestre de 1,9, les inégalités écologiques qui vont de 1 à 100 (du Tchad aux E.A.U.) sont aussi des inégalités sociales.
  • Occasion de rappeler le gaspillage alimentaire tout au long de la chaîne économique : de la production à la consommation5.
  • Occasion d’évoquer le Costa-Rica : un taux d’alphabétisation à 97,8 %, une espérance de vie avoisinant les 80 ans et un PIB par habitant de 13 900 euros.
  • Occasion de rappeler que la décroissance n’a pas pour objectif de décroître pour décroître mais de s’inscrire entre le plafond de la soutenabilité écologique et le plafond de la suffisance sociale.
  • Occasion surtout de rappeler que malgré les mises en garde du Rapport Meadows en 1972 6 et les interventions de René Dumont lors des présidentielles de 1974, le monde de la croissance a continué son business as usual : ce qui fait qu’aujourd’hui la responsabilité démocratique n’est plus d’objecter à la croissance, ni même de ralentir, mais bien de revenir en arrière : de décroître.

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C’est là que je vais finir le rapide survol de ces riches échanges par l’idée directrice et commune à mes deux interventions.

  • Quand on veut partir d’un monde, c’est à partir du monde existant. Il n’existe pas de politique démocratique – c’est-à-dire de politique qui tente de concilier démocratiquement les 3 exigences du faisable, du désirable et de l’acceptable – qui puisse faire le « saut » des transitions.
  • Le développement durable n’est pas la décroissance ; dont acte.
  • Cela veut dire explicitement que le développement durable n’a pas d’avenir. C’était le point crucial de la question qui m’était posée. C’est pourquoi j’ai pris l’image d’un ballon de baudruche qui, placé à l’intérieur d’une barrique, ne peut pas croître à l’infini.
  • Mais aujourd’hui, il ne faut pas non plus se raconter d’histoire et prétendre que la décroissance aurait déjà un présent. Bien sûr il existe déjà des initiatives individuelles de sobriété et de multiples expériences d’alternatives : elles sont nécessaires mais elles ne sont pas suffisantes. C’est la leçon parfaitement défendue et argumentée par l’Atelier Paysan : il leur manque un degré de politisation. « Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire »7.

La décroissance n’a pas (encore) de présent. La croissance verte n’a pas d’avenir. En ce « sens », la décroissance est l’avenir du développement durable ; et le développement durable est le présent de la décroissance. Ce sens est à la fois une direction et une signification. Les vignerons engagés le sont pour le développement durable. Cela a du sens ; mais au carrefour, ne choisir ni l’impasse ni le précipice mais faire le choix démocratique de planifier une décrue de la production et de la consommation, en revenant sous les plafonds des limites planétaires, en vue d’une vie pleinement humaine, pleinement sociale.

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Tout au long de ces échanges, évidemment la question viti-vinicole a été évoquée. Mais la demande d’un panorama général était telle que mes interlocuteurs n’ont pas eu assez l’occasion d’évoquer comment tout ce chemin d’espoir pourrait se concrétiser dans leur métier. Même si nous avons pu frôler ou évoquer les questions de la surcapacité productive, du réchauffement climatique (dépérissement du vignoble, modification des vins, alcool, acidité, arômes..), de l’arrosage, des difficultés à embaucher, des moyens de lutter contre les maladies, contre la sécheresse et la hausse des températures (par exemple en laissant monter les pieds de vigne jusqu’à 2 m), de la révision du référentiel HVE, de la pression exercée par l’exportation (la mode du rouge sorti du frigo, l’appétence chinoise pour des vins plus sucrés…), des possibilités de doubler la comptabilité par une comptabilité alternative (la comptabilité CARE), de l’utilisation d’indicateurs alternatifs (plus qualitatifs que quantitatifs), c’est un véritable chantier qui est devant eux, devant nous8.

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Je finirai par deux regrets, car j’ai commis deux oublis :

  1. Celui de signaler que, quant à moi, il ne m’est jamais arrivé de boire un verre de vin tout seul. Quand la décroissance défend la convivialité, qu’elle n’oublie pas le verre de vin.
  2. Celui de remarquer que, de la vigne au verre, nous avons là une activité qui est un « métier ». Au moment où la réforme des retraites 9 rencontre de plein fouet la question du « sens du travail », je n’aurais pas dû oublier de dire que l’activité de vigneron engagé n’est pas un « emploi » mais un « métier ».
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Les notes et références
  1. Helmut Haberl et al, Environmental Research Letters, Volume 15, n°6, https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ab842a[]
  2. Voir aussi mon CR de lecture de Capital et Idéologie[]
  3. https://ladecroissance.xyz/2019/12/25/inegalites-decroissance-des/[]
  4. Références ici aux travaux du sociologue Hartmut Rosa sur l’accélération[]
  5. https://zero-gachis.com/fr/quelques-chiffres[]
  6. Jorgen Randers, « Le point de vue d’un co-auteur : Que nous disait réellement Halte à la croissance ? », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 26 mars 2023, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=230[]
  7. Reprendre la terre aux machines, Seuil, 2021, page 252[]
  8. Sur ces questions, on peut écouter Michel Chapoutier, Président de l’Union des Maisons & Marques de Vin (UMVIN), sur Public Sénat, proposer des solutions qui restent dans les ornières de la croissance, éventuellement reverdie.[]
  9. C’est seulement lors de la 1ère intervention que j’ai eu l’occasion d’évoquer la proposition décroissante d’une retraite inconditionnelle d’un montant égal pour toutes et tous.[]

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