L’insupportable transformation du militant en « supporter »

A quoi reconnaît-on un bon supporter ? C’est qu’il le reste même quand son équipe joue mal. Il la soutient. Ce n’est pas un « ultra » pour qui seul le résultat de la victoire compte et qui peut se mettre à brûler aujourd’hui celui qu’il idolâtrait hier. Non, le vrai supporter est un inconditionnel, il n’est pas là pour discuter, il n’est pas là pour critiquer, il est là pour supporter, même le pire.

Le bon supporter est le modèle de l’individu binaire : il y a l’équipe qu’il supporte, et toutes les autres. Un bon supporter, c’est un « fan », et c’est ce fanatisme qui n’en fait ni un bon discuteur, ni un bon critique.

Qu’est-ce que le « populisme » ? C’est le devenir-binaire du débat politique en deux camps, le « peuple » d’un côté, et de l’autre côté un « repoussoir » – que  ce soient les « élites », le deep state, la ploutocratie, l’oligarchie…

C’est ce devenir-intransigeance de l’engagement politique que l’on reconnaît à l’impossibilité de commencer une discussion en acceptant d’avance la possibilité1 de la finir en ayant changé d’opinion, sous la force de l’autorité des arguments.

Ce qui me gêne dans le devenir-supporter du militant c’est que sa critique est seulement centrifuge, seulement dirigée contre l’autre, jamais dans l’autocritique.

Et cela me gêne particulièrement dans la mouvance décroissante, celle que je fréquente. Cette capacité à mettre sous le tapis tout ce qui serait friction, frottement, problème. Au nom d’une intolérance qui se la joue « relativiste » et d’une attitude « bienveillante » qui se prétend ouverte parce que, incapable de trancher, elle en vient à vanter cette juxtaposition et cette équivalence des opinions qui est précisément la « forme »2 par laquelle le régime de croissance infiltre nos modes de vie et de pensée.

Car la décroissance n’est pas un « club ». Ce devrait être là où a lieu la discussion et la co-construction d’un corpus idéologique, nourries par le pluralisme démocratique, mais libéré du despotisme de l’horizontalité. J’écris cela au nom d’un « pari » ou d’un espoir : c’est que si un jour la décroissance assume le défi d’être acceptable – et pas simplement désirable et faisable « entre nous »  – alors elle se mettra dans les meilleures conditions politiques pour se préparer au changement.

  1. C’est cette acceptabilité préalable qui contribue à rendre une proposition elle-même acceptable. []
  2. Il y a un indice : c’est que la soumission à la forme horizontale se joue souvent dans la dénonciation de tout excès dans la forme d’une argumentation, permettant ainsi de surtout éviter de risquer une discussion qui porterait sur le fond : « Ta forme n’est pas horizontale, donc je n’écoute pas tes arguments ! ». C’est là une habileté rhétorique acquise dès l’enfance : « pas gronder, pas gronder », pleurniche l’enfant qui vient de faire une bêtise. En tant qu’adultes, nous ne devons pas nous laisser divertir par la réduction de toute interaction à celle entre l’enfant et le parent. En tant qu’adultes, nous devons pouvoir nous disputer : il est d’ailleurs remarquable que le verbe « disputer » ait changé de sens. Dans les joutes médiévales, il signifiait « controverser », échanger des arguments contradictoires ; mais depuis les temps modernes, il signifie « se fâcher », entrer en conflit. En tant qu’adultes qui reconnaissent la vertu du conflit, nous devons encore pratiquer la dispute : échanger de façon conflictuelle des arguments. []

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