Métro, boulot, bistrot : énervement et divertissement

Il y a 1 an, la compétition pour le monde d’après faisait rage. On allait voir ce qu’on allait voir. Et on voit ce qu’on a toujours vu en matière de changement : une valse des apparences pour masquer le retour victorieux d’un monde d’avant renforcé, et qui serait le retour « à la normale ».   A la radio ou sur les écrans, les micros-trottoirs n’ont jamais autant mérité leur nom quand des consommateurs ravis nous assènent à la sortie d’un cinéma ou à la table d’un café les vérités du monde dominant : « La liberté est de retour », « c’est la vie qui revient »… Ah bon, parce que depuis 1 an nous étions morts, soumis à la « dictature sanitaire » ? Ah bon, parce que la liberté et la vie habitent aux terrasses des bars et dans les salles obscures consacrées aux blockbusters ?

  Comment ne pas s’apercevoir de la performance idéologique de telles outrances dont le véritable effet est – non pas de lancer un débat démocratique – mais de réussir à valider le cran situé juste en dessous du pire. Car, « en douce », peuvent passer pour « normales » tant a/ la réduction de toute liberté à la seule liberté individuelle (la moindre obligation collective serait une « contrainte » et le déconfinement serait une « libération ») que b/ l’installation durable des biopouvoirs.

Du coup, je suis allé relire le chapitre sur la production industrielle des biens culturels  dans La dialectique de raison (1944) de Adorno et Horkheimer.

« Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs. »

« L’affinité qui existait à l’origine entre les affaires et l’amusement apparaît dans les objectifs qui lui sont assignés : faire l’apologie de la société. S’amuser signifie être d’accord. »

« Aujourd’hui, l’industrie culturelle a pris en charge la fonction civilisatrice de la démocratie des asservis et des chefs d’entreprise. »

  Il y a 3/4 de siècle, Adorno et Horkheimer pouvaient-ils même imaginer l’actuel engloutissement des biens culturels dans l’industrie des loisirs : quand le monde de la croissance produit un tel niveau « d’énervement insupportable » (V.G.E.), seul un divertissement généralisé peut venir tenter de reculer le point de rupture. Mais quand (Blaise) Pascal voyait dans le divertissement le moyen de « ne point penser à la mort », aujourd’hui, la fonction du divertissement et des loisirs est renversée : ne point penser à la vie, à la vie réellement humaine, à la vie sociale.

Retour à Adorno et Horkheimer. « S’amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. »

C’est dans la lignée de ces réflexions que j’essaie a/ après avoir montré en quoi il pourrait être pertinent de défendre une décroissance « désirable » de b/ préférer défendre une « décroissance préférable ». Car il ne s’agit pas tant de désirer la sobriété, le ralentissement, l’émancipation, le partage… que d’être en capacité idéologique (en réalité, morale) de défendre des « préférences fortes » : la sobriété plutôt que la pénurie, le ralentissement plutôt que l’accélération, l’émancipation plutôt que l’aliénation, le partage plutôt que la concurrence, la convivialité plutôt que la rivalité…

Ces « préférences fortes » sont des « évaluations fortes », elles renvoient donc à un espace moral des valeurs et des normes dont la décroissance doit assumer la défense.

Faute d’assumer de tels choix, aucune pratique ni aucun discours critique de la croissance ne pourront s’opposer aux « progrès » de la croissance et la mise en spectacle de l’anormal continuera de se faire passer pour le « normal ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.