J’ai lu : Petite introduction aux valeurs de la décroissance

Petite introduction aux valeurs de la décroissance, pour une philosophie du vivre ensemble, par Boris Pijuan

Libre & Solidaire, 2021.

Ce court texte sans autre ambition qu’une belle honnêteté intellectuelle et morale livre un plaidoyer bien peu critiquable de la décroissance.

Et pourtant, je n’ai pu m’empêcher de le lire avec un mélange d’irritation et de déception. Occasion quand même de m’avouer que ces sentiments relevaient peut-être simplement de ne pas y lire ce que, moi, j’y aurais écrit. Mais est-il juste et utile de reprocher à un livre d’opinion de défendre le point de vue personnel de son auteur ?

De quel droit pourrais-je faire la fine bouche devant un plaidoyer cohérent en faveur de la décroissance ? Qui plus est, devant une défense « philosophique » de la décroissance, quand en effet c’est d’abord sur ce terrain-là, et tout particulièrement sur celui des « valeurs » (des évaluations et des normes), que doit commencer l’émancipation (culturelle) des imaginaires colonisés par la croissance.

De quel droit pourrais-je faire l’inventaire des approximations et des raccourcis dans la présentation souvent succincte des philosophies qui égrènent le chemin intellectuel parcouru ? Car, en même temps, non seulement leur degré de généralité les préserve de contresens mais leur lecture ou leur relecture est quand même une belle occasion de rattacher la décroissance comme philosophie à une magnifique lignée de penseurs qui ont tous été d’ardents défenseurs de ce qu’il peut y avoir de plus « humain » dans l’humanité.

Cela fait donc un bien fou de relier la décroissance à des auteurs comme Épicure, Spinoza, Rousseau, Sartre et même, de façon moins attendue mais quand il s’agit de réfléchir aux valeurs cela se justifie, Nietzsche et Jankélévitch.

Mais l’important n’est pas tant l’auteur cité que la valeur pour laquelle il fournit une référence philosophique.

  • Le sens épicurien de la mesure, précurseur de ce que les décroissants attendent de la sobriété.
  • L’éthique spinoziste pour rappeler que la connaissance des déterminismes est la condition préalable pour qu’une conscience puisse exister adéquatement à son essence et désirer persévérer dans son être et accepter ainsi d’être remise à sa place dans la Nature.
  • La distinction rousseauiste entre « volonté de tous » (l’addition des volontés particulières) et la « volonté générale » (la volonté du Commun et de l’intérêt général)  est fondamentale quand il va s’agir de penser ce qu’est la « liberté civile », dont l’instauration est le véritable effet du contrat social. Dommage quand même que  Boris Pijuan ne signale pas que ce « contrat social » n’a pas d’existence historique déterminée mais qu’il est en réalité le contrat tacite qui fait société, préalablement à toute volonté individuelle de ses membres.
  • L’existentialisme sartrien pour qui il n’y a pas de subjectivité sans intersubjectivité et qui fait du cogito non pas un exercice solipsiste mais l’expérience d’une volonté qui à chaque choix se découvre responsable pour tous les autres humains.
  • Le courage tel que Vladimir Jankélévitch l’a présenté nous semble dans ce catalogue l’apport le plus novateur pour une philosophie de la décroissance. Car quiconque s’est déjà impliqué dans le projet d’une expérimentation minoritaire ou alternative concrète est rapidement venu buter sur un terrible hiatus : entre « faire sens » et « faire nombre ». Et malheureusement, l’attraction du « faire nombre » – au prétexte pourtant justifié de ne pas rester dans « l’entre-soi » – aboutit tout aussi rapidement à abandonner les quelques ambitions politiques du départ. Et c’est alors la litanie des renoncements qui commence : il faudrait faire de la com’, céder à la facilitation technique (numérique), chercher un soutien institutionnel… « Le courage de revendiquer sa différence se montre hermétique à la loi numéraire, jamais le nombre ne l’emporte, seuls le bon et le vrai [lui] importent » (page 93).

Mais alors d’où viennent mes réticences ?

J’ai proposé depuis quelques années – devant le double constat a/ de l’éclatement nébuleux de ceux qui se revendiquent de la décroissance et b/ de l’invisibilité politique provoqué par ce brouillard idéologique – de se référer à l’image géométrique d’un disque dont les rayons même différents, voire diamétralement opposés, convergent néanmoins vers un noyau commun. Car c’est ainsi que des approches différentes peuvent quand même partager un fond idéologique commun.

Sans rentrer dans les détails, je défends aussi l’idée qu’un tel noyau doit se composer d’une définition claire, d’un fondement juste, d’(au moins) un objectif juste et d’un mobile 1.

C’est par rapport à cet effort de convergence idéologique que je peux formuler 3 réticences :

  1. A quel lecteur est destinée cette « petite introduction » ? En posant cette question, je ne veux pas suggérer qu’il n’y aurait pas de public pour un tel ouvrage mais qu’il est dommage qu’un certain nombre d’affirmations n’aient pas trouvé à être davantage contextualisées. Car, d’expérience, l’oreille du « militant » n’est pas exactement la même que celle de celui qui veut juste retrouver sens à sa vie ordinaire. Pour qui le courage est-il une valeur, pour qui est-il plus important de « faire sens » que de « faire nombre » ? Pour qui la sobriété peut-elle être une injonction à passer de l’être à l’avoir, du « plus » au « moins » ?  L’engagement sartrien en faveur d’une responsabilité planétaire est-elle audible à celui qui a déjà du mal avec « la fin du mois » ; la « fin du moi » ne suppose-t-elle pas que la question de la « fin du mois » ne se pose pas ?
  2. Ma principale réticence porte sur l’absence d’une définition claire et explicite de ce qu’il faut entendre par « décroissance ». Le terme, employé une douzaine de fois, semble juste être l’antonyme de la croissance.
    • Mais celle-ci n’est jamais explicitée non plus : la croissance n’est-elle qu’une référence économique renvoyant à l’indicateur du PIB ou bien faut-il plutôt y voir un « monde », c’est-à-dire pas simplement une économie mais aussi une anthropologie, une sociologie, une technologie, une morale…
    • Dans l’introduction, la décroissance semble découler directement de la question des « ressources » : « C’est donc l’état des ressources qui nous oblige à ouvrir les yeux sur un point non négociable par savoir, à savoir qu’une croissance infinie dans un monde géologiquement achevé est simplement impossible » (pages 8-9). Sans nier – évidemment – la limitation des ressources tant matérielles qu’énergétiques, elle ne fournit qu’un cadre à l’intérieur duquel se posent les questions politiques de la décroissance ; mais elle ne fournit aucune réponse. Je prends l’image d’un terrain de sport : il définit le domaine de jeu (en dehors c’est « hors-jeu ») mais il ne dit rien sur les possibilités de match. En mathématiques, le domaine de définition d’une fonction la dé-limite mais ne dé-termine en rien sa courbe. Bref, la question des ressources – aussi tragique soit-elle – ne peut jamais fournir aucun mobile politique.
    • Et c’est ainsi que l’absence de définition claire rejaillit sur le moteur du mobile. C’est particulièrement visible dans le chapitre consacré à Gandhi dont en voit mal en quoi la lutte pour l’indépendance d’un peuple explicitement dominé pourrait être transposée à celle d’une population mondiale sur laquelle le principal facteur de domination n’est pas tant « une puissance brutale étrangère facilement reconnaissable «  (page 110) que l’intériorisation aliénée d’un monde désirable de la croissance. Quand le principal levier d’efficacité en faveur de la croissance est l’intériorisation des contradictions du système, c’est-à-dire l’internalisation de ses échecs réguliers (les « crises »), on voit mal comment de tels « collaborateurs  malgré eux du système » pourraient  « résister » et devenir des adeptes du principe gandhien de non-coopération…
    • Surtout n’est jamais posée la question vraiment philosophique de la décroissance : et si, par expérience contrefactuelle de pensée 2, les ressources étaient infinies, serions-nous quand même des partisans de la décroissance ? Oui, mais alors pourquoi (le fondement) et pour quoi (l’objectif) ? Parce que ce qui est en jeu ce n’est pas l’épuisement futur des ressources (tant physiques que biologiques) – le destin écocidaire de la croissance – non, ce qui est en jeu, ici et maintenant, c’est son destin sociocidaire. Le monde de la croissance est d’abord (existentiellement) absurde avant d’être (géologiquement ou thermodynamiquement) impossible. C’est cette absurdité qui fournit le sol sur lequel appuyer la résistance décroissante.
    • Cette dimension sociale de la critique de la croissance est fondamentale car elle débouche aussitôt sur la question politique en tant que telle : quel est le type d’organisation sociale que défend la décroissance ? Qu’est-ce que « vivre ensemble » ? Est-ce rassembler des individus juxtaposés et chacun enfermés dans sa citadelle intérieure ou bien est-ce plutôt donner priorité à la vie sociale sur la vie individuelle ?
    • J’en arrive à la formulation la plus « politique » de ma deuxième réticence : la décroissance ne peut pas se réduire à la simple opposition au monde dominant de la croissance. Car, en effet, les plafonds d’insoutenabilité écologique sont dépassés. La question politique est donc non pas d’arrêter la croissance mais bien de repasser sous ces plafonds. Oui, mais comment ? Démocratiquement. Cette définition de la décroissance comme organisation démocratique pour repasser sous les plafonds de la soutenabilité écologique manque terriblement à une réflexion sur les valeurs.
  3. J’en arrive à ma dernière réticence et elle porte sur la référence même à des « valeurs » de la décroissance. Bien sûr, à la liste déjà fournie aurait pu s’ajouter l’émancipation, la convivialité mais là n’est pas le plus important car, franchement, la lecture du livre montre bien un désir commun de décroissance. Ma réticence consiste à regretter que ces « valeurs » ne soient pas d’emblée définies comme des « préférences ». Car il ne s’agit pas seulement de désirer la mesure, le courage, le commun, la responsabilité, la persévérance :
    • D’abord, là aussi « d’expérience », qu’il est facile de toujours saper la moindre conviction par l’évocation d’un contre-exemple. Ce travail de sape intellectuel est la meilleure arme à disposition du relativisme. C’est en réalité la mise à mort de toute discussion qui aurait pour but d’aboutir à une vérité commune « par consentement » ; c’est la victoire assurée de ces formes soi-disant non-violentes de « débat » où l’important n’est jamais la substance de ce qui est dit que le respect formel (et pointilleux) des procédures des prises de parole 3.
    • Pour l’écrire explicitement : même si je défends un désir de convivialité, comment ne pas reconnaître que la disparition – dans certains cas – de toute expression de rivalité serait peut-être un effet pervers pire encore que sa survalorisation permanente ? Et cela vaut pour toute valeur et son contraire.
    • C’est pourquoi il faudrait – moralement – construire la décroissance non pas à partir de « valeurs »  mais à partir de « préférences » : car, oui, de façon générale 4, je préfère la convivialité à la rivalité, la simplicité volontaire à la pénurie contrainte, le partage à la propriété, le ralentissement à l’accélération…
    • Choisir la couleur d’un pull ou l’ingrédient sur ma pizza sont des « préférences » certes mais seulement des « préférences faibles ». Choisir un métier, un lieu de vie, un.e conjoint.e sont des « préférences fortes ». Donner un sens à sa vie, l’orienter, c’est faire des choix au sein d’un cadre moral défini par mes préférences fortes.

Conformément à tout ce que je viens d’écrire, chacun aura compris que ce livre sur la décroissance peut trouver toute sa place dans une discussion sur la décroissance. Car qui voudrait politiquement, démocratiquement, d’une décroissance indiscutable ou « inéluctable » ?

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Les notes et références
  1. https://decroissances.ouvaton.org/2016/09/09/pour-une-decroissance-de-linvisibilite-de-la-decroissance-2/[]
  2. https://decroissances.ouvaton.org/2021/05/09/contrefactualite/[]
  3. Je ne sais ce qui le plus efficace pour « casser » l’élan dont a besoin la véritable discussion : sa mainmise par les « sachants » et les « méta-parlants » ou bien leur mise au pas par le respect scrupuleux des tours de parole. Entre celui qui parle tout le temps et celui qui revient 20 minutes trop tard sur un point jamais réglé, la concurrence est rude… mais le résultat est le même : l’impossibilité d’une discussion féconde.[]
  4. Un contre-exemple suffit pour invalider la prétention à l’universalité d’un énoncé, mais pas à sa généralité : les « arguments d’une discussion rhétorique ne sont pas des « preuves ». On peut toujours trouver un fils d’ouvrier qui a « réussi », cela ne constituera jamais un contre-exemple pour réfuter la reproduction sociale des inégalités.[]

Un commentaire

  1. Cher Michel Lepesant,

    Merci pour ce billet sur mon livre dans lequel j’ai particulièrement été sensible à l’honnêteté et la pertinence de vos critiques. Devant la propension de certains à dégommer l’ensemble d’un texte au moindre désaccord ou incompréhension, il me semblait important de commencer par louer la mesure de vos propos rendant possible l’échange dans un climat amical. Surtout que pour le dire franchement, vos réticences me semblent fondées, ce qui va m’amener dans les prochaines lignes à justifier certains choix plutôt qu’à chercher à vous contredire sur le fond.

    Ce livre fait suite à mon précédent « Sobriété et décroissance – Redonner un sens à la vie » paru aux éditions Libre & Solidaire en 2019. L’idée ici était donc de varier autour d’un même thème, la décroissance, en faisant attention aux trop nombreuses répétitions thématiques afin de proposer autre chose aux potentiels lecteurs. Or, il se trouve que mon précédent ouvrage, plus conséquent (280 p), s’attarde sur plusieurs points dont vous déplorez l’absence.

    – Il me semble que c’est notamment le cas en ce qui concerne une définition claire de la décroissance, qui s’y trouve plus explicitée dans l’ensemble du texte.

    – De la même façon, l’aspect sociocidaire de la société de croissance, ne faisant pas des questions de ressources et de climat l’alpha et l’omega des enjeux, est également évoqué. C’est le cas, par exemple, lorsque je mets en exergue la citation suivante d’Ivan Illich (p 177) afin d’insister sur l’importance du lien social : « La bonne nouvelle est que ce n’est pas d’abord pour éviter les effets secondaires négatifs d’une chose qui serait bonne en soi qu’il nous faut renoncer à notre mode de vie – comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d’un mets exquis et les risques afférents. Non, c’est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux. »

    – Enfin, la question de l’organisation politique est également abordée dans « Sobriété et décroissance » où j’expose la possibilité d’un modèle beaucoup plus horizontal dans lequel la participation citoyenne, à l’échelle municipale notamment, interviendrait de la co-élaboration des différents projets jusqu’à leurs adoptions, tout en renforçant le contrôle exercé par les mandants sur leurs mandataires.

    Bien évidemment, à travers ces 3 exemples, je ne prétends aucunement que les sujets traités l’ont été d’une façon exhaustive ou même susceptible d’emporter votre entière adhésion. Simplement, l’absence de leurs développements ici s’explique par un traitement précédent ce qui confère un aspect plus « utilitariste » à ce texte.
    Cela étant dit, je reconnais volontiers que les enjeux ayant attrait aux ressources naturelles ainsi qu’aux questions climatiques constituent le socle de mon approche. Ce parti pris de ma part s’explique par deux raisons principales.

    – Tout d’abord, je suis toujours effaré de constater à quel point la raréfaction des ressources naturelles demeure un impensé de nos représentations collectives. À travers les échanges que je peux avoir à titre personnel ou simplement en observant le contenu des grands médias mainstream, il est clair que la vision cornucopienne demeure toujours la norme. De cette façon, il me semble important de m’inscrire en faux face à cette contre vérité afin de proposer aux lecteurs une information bien plus conforme à la réalité, permettant de mieux appréhender la nature des enjeux. De plus, insister sur les dynamiques de raréfaction permet à mon sens de mettre en relief le caractère inacceptable de notre accaparation disproportionnée. Là où la doxa rabâche à longueur de temps qu’il suffit de faire grossir le gâteau pour que tout le monde puisse avoir sa part et, qu’à ce titre, le niveau de nos consommations ne constitue aucunement un problème, insister sur les limites physiques de la planète permet de battre en brèche ce mensonge mortifère et, ce faisant, de nous mettre face à notre responsabilité.

    – Pour ce qui est de la question climatique, la chose est différente. Nous sommes, à mon avis, en train de gagner la bataille culturelle sur ce sujet du moment où l’origine anthropique du réchauffement climatique ainsi que ses conséquences potentiellement dévastatrices sont aujourd’hui communément admises. D’ailleurs, nous voyons bien que la question du climat est devenue un des enjeux les plus mobilisateurs, particulièrement chez les plus jeunes d’entre nous. Dès lors, il me semble opportun d’insister sur le fait qu’il est impossible d’atteindre le seuil de soutenabilité climatique sans la mise en place de la décroissance. Il me paraît par conséquent justifié de faire de l’enjeu climatique une porte d’entrée vers les idées de la décroissance. Surtout qu’on écrit toujours à partir ce de ce que l’on est et j’avoue très honnêtement que les thématiques des ressources et du climat sont celles qui m’ont le plus ébranlé dans ma construction intellectuelle, notamment par l’urgence qu’elles revêtent. Face au degré de colonisation de nos imaginaires, ces enjeux me paraissent les plus à même de susciter aujourd’hui une rupture salvatrice, ce qui m’amène alors à m’attarder plus spécifiquement sur eux.

    Cela étant, je suis d’accord avec vous sur le fait qu’on ne peut réduire la décroissance à ces seules thématiques. D’ailleurs, j’encourage explicitement, à la p 20 de ce dernier livre, le lecteur à découvrir la collection « Les précurseurs de la décroissance » dirigée par Serge Latouche, qui traite ce mouvement d’une façon bien plus large, témoignant combien les idées défendues dans mon ouvrage ne se voudraient un tant soit peu exhaustives. Elles représentent simplement un humble rayon qui, je le crois, ne trahit pas le fond idéologique commun de la décroissance pour reprendre votre image géométrique du disque à laquelle je souscris pleinement.

    Au sujet de votre troisième réticence, vous dîtes « Ma réticence consiste à regretter que ces « valeurs » ne soient pas d’emblée définies comme des « préférences » […] il faudrait – moralement – construire la décroissance non pas à partir de « valeurs » mais à partir de « préférences » : car, oui, de façon générale (4), je préfère la convivialité à la rivalité, la simplicité volontaire à la pénurie contrainte, le partage à la propriété, le ralentissement à l’accélération… ». Certainement que je ne possède pas la finesse de votre analyse mais mon approche ne me paraît pas, à priori, en contradiction avec ce que vous écrivez. Ce que j’ai essayé de dire c’est que face à la mise en avant ultra-massive par la société marchande de valeurs comme l’individualisme, le consumérisme ou l’esprit de compétition, il est important de rappeler que d’autres valeurs existent, à savoir le partage, la sobriété ou la solidarité et montrer combien elles pouvaient être désirables pour l’organisation du bien commun. En présence de l’ensemble des valeurs sur la table, c’est donc à chacun de choisir/préférer celle-ci plutôt que celle-là. Dès lors, le lien entre valeurs d’un côté et choix/préférence de l’autre ne me paraît pas rompu. Je crois avoir illustré cette idée au tout début de mon dernier livre quand j’écris à la p 8 : « Il est donc question ici de la libre adhésion mue par la recherche de l’intérêt général. » De mon point de vue, invoquer la question sous l’angle des valeurs n’amène pas intrinsèquement un aspect confiscatoire au débat.

    Nous en arrivons à votre dernière interrogation à savoir à qui est destiné ce livre ? Encore une fois, je ne peux parler de cet ouvrage sans me référer au précédent. Mon premier livre, bien plus détaillé, avec un profil plus « universitaire » a, d’après les retours que j’ai pu avoir, été globalement bien accueilli par des militants ou des gens qui s’intéressaient de près aux enjeux écologiques. Par contre, pour des personnes moins sensibilisées à ces questions, la lecture a pu paraître plus fastidieuse, cela s’expliquant notamment par les nombreux aspects transversaux évoqués. En conséquence, ce dernier livre a plutôt été pensé pour des lecteurs qui ne seraient pas des grands connaisseurs du mouvement de la décroissance mais qui souhaiteraient néanmoins le découvrir loin des consternantes caricatures médiatiques. J’ai d’ailleurs essayé de faire passer cette idée dans le titre car une « Petite introduction » tend à faire office de porte d’entrée pour un public au profil plus néophyte. Voilà pourquoi le chapitre 5 sur la non-coopération gandhienne m’est alors apparu justifié afin d’illustrer simplement combien nous nous montrons collectivement schizophrènes du moment où nous adorons les causes de notre système tout en déplorant ses conséquences. Dans ces conditions, aucun dépassement de la situation ne peut être espéré. En revanche, l’exemple indien illustre l’importance de désolidariser, autant que faire se peut, ses actes de ce qui engendre l’asservissement. Dès lors, même si le contexte diffère dans sa nature, (puissance étrangère indésirable/intériorisation aliénée d’un monde désirable de la croissance), rien n’évoluera en la matière tant que nous ne déconstruirons pas nos imaginaires. Pour le dire autrement, nous ne pourrons faire l’économie d’un tel exercice si nous ambitionnons qu’adviennent les transformations appelées de nos vœux. Notre situation ne se confond pas au décalque de la situation indienne. C’est exact. Pour autant, il reste vrai que notre capacité à penser l’émancipation de nos actes envers ce qui se révèle objectivement mortifère, constitue le dominateur commun permettant de caractériser le premier fondement d’une action politique pertinente. Proposer cette représentation me semble alors approprié dans le sens où elle incarne, à mon avis, une méthode tout à fait valable pour repenser la hiérarchie et l’organisation de nos normes et valeurs.

    En espérant que ces quelques éléments éclairciront certaines de vos réticences, il me reste à vous remercier d’avoir consacré du temps à mon ouvrage, ainsi que pour la manière avec laquelle cela fut fait.

    Bien à vous

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