Féminisme et décroissance, pour une convergence des socialités

Pourquoi les décroissants s’appellent-ils « décroissants » ? Parce qu’aujourd’hui la société mondialisée est dominée par l’économie qui est à son tour dominée par la croissance 1. La société est dominée par l’idéologie de la croissance. Critiquer la domination de la croissance économique sur la vie sociale ce n’est donc pas restreindre la critique à la critique économique, c’est tout au contraire porter une critique systémique contre la domination systémique de la croissance sur toutes les formes de vie. Bref, la décroissance devra « remettre l’économie à sa place ».

Car l’économie prend aujourd’hui toute la place : c’est ainsi que l’économie de marché a produit une société de marché 2. Dit autrement : la sphère de la production économique (marchande) a colonisé la sphère de la reproduction sociale (non-marchande).

Or il se trouve que dans le capitalisme, cette sphère de la reproduction sociale est assignée aux femmes : et c’est ainsi que la domination économique (l’exploitation de l’homme par l’homme) est en même temps une domination patriarcale (l’exploitation de la femme par l’homme).

Voilà pourquoi remettre l’économie à sa place, c’est d’un point de vue décroissant s’opposer à la marchandisation généralisée, c’est d’un point de vue féministe s’opposer à la forme moderne de patriarcat. Cette domination jumelée repose sur une différentiation genrée des personnes, d’autant plus renforcée aujourd’hui par la victoire multiforme de l’individualisme.

N’est-ce pas en redonnant priorité à la sphère de la reproduction sociale sur celle de la production économique (bref, en remettant l’économie à sa place) que féministes et décroissants peuvent voir dans l’objectif d’une vie sociale libérée des fables de l’individualisme de quoi fournir une réponse à la question essentielle pour toute vie humainement vécue : qu’est-ce qu’une vie bonne ?

Telle était la question que je me suis posée en conférence de clôture du festival Ecran Vert de la Rochelle, le dimanche 27 septembre. En voici une présentation à peu près fidèle quant à l’enchaînement des idées, mais (beaucoup) plus étoffée quant au contenu.

Le degré de généralité suscitée par une conférence me permet de parler de « décroissance » et de « féminisme » ; ce qui ne signifie en rien qu’il faille ignorer qu’il existes des décroissances 3 et des féminismes 4.

Par « féminisme » j’entends le mouvement dont l’objectif est l’émancipation des femmes et la mobilisation passe par l’organisation de la lutte contre le patriarcat – ce dernier étant le système de subordination des femmes par les hommes, en particulier dans les sociétés industrielles contemporaines (Christine Delphy), subordination qui se reproduit de père en frère et en mari, de mâle en mâle (viriarcat).

Par « décroissance », j’entends un ensemble de propositions politiques (tant idéologiques que pratiques)  dont le fondement est la considération favorable et bienveillante accordée aux limites en tant que telles et l’objectif est de repasser démocratiquement sous les plafonds de la soutenabilité écologique. A la différence de la simple « objection de croissance » qui vise à arrêter la croissance, la décroissance a enregistré que l’empreinte écologique globale a déjà dépassé la capacité de charge écologique et qu’il convient donc – au nom d’un certain nombre de valeurs qui sont la sobriété, le partage, l’émancipation et la convivialité – de viser une nouvelle organisation sociale d’équilibre, après avoir effectué le trajet – la transition – d’une société (actuelle) de croissance vers une société (espérée) d’a-croissance : il s’agit donc bien de décroître.

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J’ai commencé par rappeler que j’ai défendu sur mon blog une hypothèse plus fouillée que celle que j’allais exposer : pour être féministe, donc anticapitaliste, donc décroissant, il faut être socialiste. Pas de féminisme sans anticapitalisme ; pas d’anticapitalisme sans décroissance. La solution défendue prétend alors en passer par le socialisme. Seulement voilà, cette orientation socialiste de la décroissance doit affronter deux objections majeures : a/ le féminisme socialiste, critique du féminisme « bourgeois » ou « libéral » est un socialisme qui reste « travailliste » or la critique décroissante du capitalisme consiste précisément à voir dans le travail et le capital  les deux faces d’un même argent ; b/ l’histoire du socialisme l’a très vite fait bifurquer vers l’industrialisme et le productivisme, ce qui est inacceptable pour les décroissants. C’est donc à condition de refonder « l’idée du socialisme » que les décroissants peuvent – contre l’individualisme – espérer défendre un socialisme et un féminisme non travaillistes.

La sphère de la production économique en régime capitaliste

Le capitalisme n’est pas qu’une certaine manière d’organiser la production (comme s’il suffisait de réorganiser les moyens de production pour sortir de l’aliénation et de l’exploitation). Le capitalisme, c’est ce régime moderne d’inégalités – une minorité se réserve les profits –  qui installe l’économie au cœur de la société : par la fable de l’autorégulation du marché, par la défense acharnée d’une idéologie propriétariste, entrepreneuriale et méritocratique, par la puissance de la propagande publicitaire, par la mainmise sur tous les médias par le « bloc bourgeois ». De plus, l’économie ne peut se réduire à la seule production. Car avant de produire, il faut extraire. Avant de consommer, il faut répartir la richesse. Et après la consommation, il y a des déchets. Autrement dit, une critique cohérente du capitalisme doit en passer par une critique systématique de l’extractivisme, du productivisme, des inégalités, du consumérisme, du déchétisme. Et oui, la croissance est un monde : la critique du capitalisme (= un régime inégalitaire à l’époque de la croissance) doit être une critique systémique sinon elle mérite d’être dénoncée comme une critique seulement romantique.

Voilà pourquoi quand les décroissants critiquent le capitalisme, ils ne se restreignent pas à critiquer les modes  et les rapports de production mais ils étendent leur critique au produit lui-même : avec en amont comme en aval tout ce qu’il intègre de puissance technologique, d’effets sur la vie sociale et bien entendu d’impacts sur les équilibres écologiques. Une centrale nucléaire en autogestion, une usine d’armement en coopérative, une agriculture intensive collectivisée sont tout autant à rejeter que les mêmes productions en régime d’économie de marché. Il faut même aller plus loin dans la critique radicale du capitalisme : ne pas diriger les coups seulement contre le Capital (l’accumulation extorquée par le surtravail) mais aussi contre le Travail (comme médiation technicisée entre la société humaine et la Nature). Quand bien même toute vie (humaine ou non) doit s’activer pour maintenir son métabolisme en vie, pas question de confondre « activité » et « travail ». Le « travail » n’est pas une catégorie neutre et transhistorique que le capitalisme aurait abimée (dans la forme-salaire) : pas de Capital sans glorification idéologique du Travail (c’est-à-dire une forme particulière d’organisation des activités humaines non pas en vue de la satisfaction de tous mais en vue du profit économique de quelques-uns), pas de Travail sans mystification idéologique par le Capital (c’est-à-dire une forme particulière d’accumulation de la richesse non pas en vue d’être dépensée collectivement mais en vue de l’appropriation par une minorité). Le Travail et la Technologie ne sont pas des formes neutres que le capitalisme aurait perverties alors qu’il en est juste le déploiement historique.

Pour les décroissants, aucune difficulté pour trouver des références solides dans leurs critiques du capitalisme, par exemple :

  • Pour Karl Polanyi (La Grande Transformation, 1944), le capitalisme est l’organisation de la marchandisation généralisée. Alors que, par définition, une marchandise devrait être produite pour être vendue, le capitalisme réussit à marchandiser même les facteurs de production que sont la terre, la monnaie et l’activité : sous leur forme marchande, la propriété, l’argent et le travail deviennent vendables en vue de la rente, de l’intérêt et du salaire.
  • Pour Harmut Rosa 5, la « modernité tardive » est « tributaire de la croissance, de la densification de l’innovation et de l’accélération pour conserver et reproduire sa structure. Accélération, croissance et densification de l’innovation désignent respectivement une dimension temporelle, matérielle et sociale d’une seul et même processus de dynamisation » (Résonance, page 466). Mais aucune de ces dimensions n’a de sens : croissance économique sans autre fin que la croissance, innovation technologique permanente sans autre légitimité que celle de sa possibilité, accélération sociale sans autre raison d’être qu’un présentisme dénué de toute fin de l’histoire. C’est ce que Rosa nomme « stabilisation dynamique » : croître pour croître, innover pour innover, accélérer pour accélérer. Tout ça pour rien.

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Que faut-il entendre par « sphère de la reproduction sociale » ?

« La reproduction sociale se rapporte au besoin de faire des personnes ; alors que le capitalisme a besoin de faire des profits », écrivent Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Frazer, dans Féminisme pour les 99%, un Manifeste (2019).

Pour cerner cette sphère de la reproduction sociale, il convient d’abord de comprendre que la reproduction dont il s’agit n’est pas la reproduction des humains par les femmes mais la reproduction de la société par elle-même. J’y reviendrai.

Cette sphère de la reproduction sociale est donc composée de toutes les activités socialement utiles à la reproduction de la société. Là aussi, pas de difficulté pour trouver des références solides :

La socialité primaire d’Alain Caillé

  • La socialité primaire recouvre des domaines aussi variés et étendus que ceux de la parenté, de l’alliance, de l’amour, etc. Cette sphère de la socialité primaire et des relations de personnes à personnes fonctionne essentiellement à l’obligation de donner, recevoir et rendre, et ne peut d’ailleurs fonctionner sur d’autres bases, sauf à se dissoudre.
  • La socialité secondaire régit les sphères du politique et de l’économique (…) elle convoque moins les personnes que les rôles, les statuts ou les fonctions (…) elle produit une forme équilibrée de lien, (…) une transaction entre deux partenaires s’établit pour arriver, en principe, à une solution de compromis qui satisfera chacun, éteindra les dettes et fera disparaître un lien interpersonnel devenu inutile.

Le domaine du care (de la sollicitude)

  • Depuis quelques années est née aux États-Unis la pensée du care, réflexion éthique sur la prise en charge, le plus souvent par des femmes, des personnes les plus vulnérables. Soulignant que cette pratique fait l’objet d’un partage non seulement selon le genre, mais aussi selon la race et la classe (le care est dévolu aux femmes, noires, des classes ouvrières), Joan Tronto creuse la dimension politique de l’éthique du care.
  •  « Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie », Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, 2009 6.
  • Joan Tronto s’engage dans une réflexion sur le bon care. Elle dégage quatre phases nécessaires. La première définie comme caring about consiste en cette disposition qu’est l’attention comme reconnaissance d’un besoin. La seconde, taking care of, désigne la prise en charge, le fait d’assumer une responsabilité. Avec la troisième, care-giving est mis en avant le travail effectif du soin et de sa compétence. Enfin, un bon care passe par le care-receiving, la capacité de réponse du bénéficiaire. L’attention, la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse constituent une grammaire éthique de l’acte de care (p. 147-150).

La sphère de la reproduction sociale recoupe donc cette socialité primaire et ce domaine du care : elle est tissée par ce que l’on appelle les liens sociaux. Dans un entretien récent 7 le sociologue François Dubet est interrogé sur le passage au premier plan pendant le confinement des « premiers de corvée » : « En tant que sociologue, le confinement m’a rendu assez durkheimien, avec le retour du thème de la solidarité organique ; en dépit des inégalités sociales, chacun contribue à la vie de la société (…) Le libéralisme est le contraire de cette représentation de la vie sociale en mettant l’accent sur les créateurs de richesse, en valorisant les vainqueurs, en oubliant les autres dont on s’étonne qu’ils soient indispensables ».

On peut aussi évoquer, comme en vrac : les théories de l’amitié chez Aristote, du Bien commun vécu chez François Flahault, de la décence ordinaire chez George Orwell et Jean-Claude Michéa… les théories du lien social (depuis Charles Fourier jusqu’à Hartmut Rosa, en passant par la force des « liens faibles » chez Mark Granovetter)… Toutes ces théories sont des descriptions et des analyses qui permettent de cerner cette sphère de la reproduction sociale.

Pas une culture, pas une civilisation, pas une vie sociale qui n’ait été fondée sur cette sphère. C’est pour cette raison que notre société actuelle de croissance qui croit pouvoir reposer sur la sphère de la production économique est un monde à l’envers.

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Ce qui est désirable pour la décroissance, c’est la vie sociale

Je présente donc ici la décroissance comme cette philosophie politique générale qui renverse la priorité actuelle, et qui défend donc la priorité de la sphère de la reproduction sociale sur celle de la production économique : en ce sens, la décroissance est bien une critique économique et écologique de la croissance mais elle est d’abord une mise en avant des limites sociales de la croissance. Par opposition, la société de croissance – faute d’une prise en compte du travail de sape effectué par l’individualisme contre les fondements sociaux de la vie humaine – est d’une certaine façon « sociocidaire ». Bien évidemment, le sapement des conditions sociales de toute vie humaine ne peut s’effectuer que sous le masque du progrès, tant technologique que démocratique. Mais en réalité, les « avancées » de la technologie ne peuvent en rien garantir la moindre avancée démocratique.

On peut le voir continuellement dès qu’il s’agit d’exposer la moindre technique au débat parlementaire. On pourrait prendre l’exemple de l’interdiction biaisée du glyphosate 8. Contentons-nous du cas de la 5G. Beaucoup ont dénoncé un débat escamoté et ils n’ont pas tort. Mais comment ne pas s’étonner de constater que les opposants à l’arrivée de la 5G semblent surtout réduire leurs critiques à la seule dangerosité sanitaire ou écologique ?

Dit autrement, l’un des effets pervers de toute critique sanitaire c’est de se focaliser sur les réponses individuelles – ah les gestes barrières ! – aux dépens de toute critique sociale des usages en tant que tels.

Il ne s’agit pas de nier les menaces que l’arrivée de la 5G va faire peser sur le plan sanitaire, sur le plan écologique et sur le plan démocratique.

Mais, a/ osons imaginer une 5G dont l’installation résulterait d’une consultation parfaitement démocratique, avec toutes les précautions prises tant pour notre santé que pour celle de la nature et b/ demandons-nous : voudrions-nous, quand même, de la 5 G ?

Et si « non », pourquoi alors ?

Parce que le bon sens (de la décroissance) nous dit que nous ne désirons pas les désirs que vend le monde de la 5G.

Pour s’en convaincre, il devrait suffire d’écouter ses partisans : « L’accès à l’Internet mobile, selon Nicolas Demassieux, directeur de la division Orange Labs Recherche, sera comme l’air qu’on respire : on en aura partout et on ne supportera pas d’en manquer ».
 C’est précisément cette analogie sociocidaire entre connectivité et respiration qui devrait suffire pour refuser la 5G.

Lisons la propagande de Bouygues Telecom : « Des expériences immersives étendues reposant sur la réalité virtuelle (VR) et la réalité augmentée (AR), ainsi que le Cloud Gaming, vont également être rendues possibles via la 5G ».

C’est un monde sans 5G que nous voulons garder.

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Comment se libérer des dominations que la croissance impose à la vie sociale ?

L’analyse de ces dominations en termes de « dissociation » des 2 sphères permet à la fois de relever l’inadéquation de la réponse classique et de proposer une autre réponse, réponse qui reposera sur la convergence de la décroissance et du féminisme. Les deux réponses que je vais évoquer ont pourtant en commun de proposer un « rattrapage » :

  • La réponse « classique » propose un rattrapage par le travail : les femmes se libéreraient en accédant à égalité à la sphère de la production économique. Ce qui d’emblée devrait chagriner un critique du capitalisme, c’est que cette solution repose sur la fable bourgeoise de la reconnaissance sociale par le travail. Et que l’égalité revendiquée 9 n’est nullement entre homme et femme mais seulement entre force féminine de travail et force masculine de travail.
  • La réponse décroissante inverse ce rattrapage. Ce n’est pas aux femmes de se libérer en ajoutant la domination patronale à la domination patriarcale, c’est à tous de se libérer du travail, c’est à tous de réinvestir la sphère de la reproduction sociale, brisant ainsi l’assignation imposée aux femmes.

La solution est-elle donc de libérer les femmes par le travail ou bien de libérer les êtres humains du travail ?

Critique décroissante du paradoxe bourgeois de la critique socialiste du féminisme bourgeois

Par féminisme bourgeois ou libéral, on entend les luttes féministes soit pour l’obtention du droit de suffrage soit pour des réformes du Code Civil 10.

Le féminisme socialiste adresse à ce féminisme bourgeois la critique matérialiste que le marxisme a adressé aux droits « formels » : c’est bien beau de disposer d’un droit abstrait si les conditions matérielles de sa pratique concrète sont absentes.

Pour se prétendre socialistes et féministes, les décroissants doivent-ils emprunter cette voie du féminisme socialiste ?

Non. Pourquoi ?

  • Parce qu’il ne faudrait pas exagérer l’intérêt des socialismes pour les combats féministes. Pour les marxistes, la question féministe ne fut traitée que comme une « contradiction secondaire » par rapport au « front principal » des luttes.
  • Parce que le féminisme d’Engels repose sur un mythe, celui du matriarcat. Le patriarcat aurait été préhistoriquement précédé d’un « matriarcat primitif », associé à un communisme primitif. Voilà pourquoi dans la vulgate marxiste l’abolition de la propriété privée, cause du patriarcat, devrait entraîner la disparition de celui-ci 11.
  • Du côté du socialisme qui se qualifie de « scientifique », est emblématique ce qui se passa lors du congrès fondateur de la IIe Internationale, en 1889 à Paris, où la journaliste et militante allemande Clara Zetkin, qui avait auparavant fait adopter au Congrès de Gotha, en 1896, par le SPD une résolution sur la question des femmes, au lieu de proposer comme attendu d’elle un rapport sur la situation des travailleuses en Allemagne, déclare devant ses camarades qu’elle ne l’effectuerait point, la situation des travailleuses étant « identique à celle des travailleurs », mais qu’elle parlerait plutôt du principe même du travail des femmes, que certains souhaitent abolir ou limiter. Dénonçant le féminisme « bourgeois » qui réclame avant tout le droit de vote et les droits politiques pour les femmes, elle plaide pour une émancipation de la femme en deux temps : émancipation vis-à-vis de l’homme via le droit au travail, puis émancipation vis-à-vis du capitaliste via le socialisme.

Je ne résiste pas à la malice d’évoquer quelques citations de Clara Zetkin :

  • « De même que le travailleur est sous le joug du capitaliste, la femme est sous le joug de l’homme et elle restera sous le joug aussi longtemps qu’elle ne sera pas indépendante économiquement. La condition sine qua non de cette indépendance économique, c’est le travail. » (« Luttes pour l’émancipation des femmes », Discours à la première conférence de l’Internationale ouvrière, 1889).
  •  « Si le travail des femmes aboutit à des résultats contraires à sa tendance naturelle, le système capitaliste en est le seul responsable ; il est responsable du rallongement de la journée de travail alors que le travail féminin devrait conduire à la réduire ; il est responsable du fait que le travail féminin n’est pas synonyme d’augmentation des richesses de la société, c’est-à-dire du mieux-être de chacun de ses membres, mais seulement d’augmentation du profit d’une poignée de capitalistes et simultanément d’une paupérisation massive et croissante. » (« Luttes pour l’émancipation des femmes », Discours à la première conférence de l’Internationale ouvrière, 1889).
  • « Ce n’est que lorsque le travail se libérera du joug du capitalisme, et qu’ainsi les antagonismes de classes seront supprimés, que la liberté de l’art prendra vie et forme, que le génie artistique pourra tenter librement les plus hautes envolées. » (L’Art et le prolétariat, 1911).

Mais alors comment les décroissants – en tant que socialistes et féministes – peuvent-ils échapper à ces contradictions du socialisme et du féminisme anti-bourgeois ?

Le féminisme décroissant est écoféministe

La convergence des socialités défendues par les décroissants peut parfaitement prendre le nom d’écoféminisme, mais il pourrait aussi se prénommer « socioféminisme ». Dans ces cas, il reposerait :

  1. Sur le préalable d’une définition précise de ce qu’il faut entendre par « travail » ; car seul ce préalable peut venir renforcer une « critique catégorielle » (sous l’influence reconnue de la Wertkritik de Robert Kurz et d’Anselm Jappe) du travail. Car la fable bourgeoise en faveur du travail n’est si souvent reprise par les anticapitalistes que parce qu’ils omettent de mener le travail idéologique de définition. Mais un tel travail court toujours le risque de se former un vocabulaire ad hoc. C’est pourquoi il faut partir des usages et interroger autour de soi et demander : pourquoi envisagez-vous de travailler ? Il est facile d’enregistrer 2 grands types de réponses : parce que « l’activité envisagée me plaît », parce que « je veux gagner de l’argent ». Rien de plus logique alors que d’en déduire 2 caractéristiques de toute activité : choisie ou contrainte, rémunérée ou gratuite. Il existe donc 4 « espèces » d’activité : choisie et rémunérée, ni choisie ni rémunérée, choisie et gratuite, contrainte et rémunérée. Respectivement, nous venons de définir : le métier, l’esclavage, le bénévolat et il reste… le travail. Pour éviter les jeux de mots, facile de voir que l’emploi recoupe le travail et le métier (en excluant le bénévolat et l’esclavage) : un emploi est une activité rémunérée (et c’est ce que l’on propose à Pôle emploi).
  2. Sur une reconsidération radicale de ce qu’il faut entendre par socialisme. Pour cela il faudrait – c’est la piste suivie par Axel Honneth – en revenir au socialisme originaire en libérant le socialisme de son fardeau industrialiste, productiviste et travailliste. Cette voie me semblerait singulièrement renforcée en s’adjoignant la critique du travail portée par la Wertkritik 12 : le Travail et le Capital sont les 2 façons d’une même médaille.
  3. Sur une reprise de l’écoféminisme tel qu’il a été inauguré par Françoise d’Eaubonne et tel qu’il est porté aujourd’hui par Yayo Herrero. Dans le capitalisme et – tragiquement – dans la critique marxiste, la centralité sociale du travail s’est traduite par la réduction de la nature et des activités féminines à n’en être que des « ressources » à la fois inépuisables et gratuites : les relations ne sont dans ce cas que des rapports de domestication 13 et de mépris vis-à-vis de ressources qui fournissent pourtant les bases sociales et écologiques de toute vie économique. C’est tout le mérite de la conception écoféministe de Françoise d’Eaubonne que d’opérer le rapprochement entre les femmes et la nature non pas au nom d’un essentialisme qui verraient en elles deux sources de reproduction biologique mais au nom d’une dénonciation de l’égalité de (mal-)traitement que leur réserve le capitalisme patriarcal. Le capitalisme s’est donc installé en plaçant ses « ressources » dans des rapports de dépendance : d’un côté, il pousse le patriarcat à son stade suprême, de l’autre, il ne voit plus dans la nature qu’un stock de matériaux et d’énergies. Contre cette double dépendance, une fausse libération consisterait à revendiquer une indépendance alors que la voie socialiste consiste au contraire à faire de l’interdépendance à la fois le socle et l’objectif de la vie sociale. Une écoféministe comme Yayo Herrero ajoute le concept d’écodépendance pour désigner la relation à la nature 14.

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La socialité est à la fois la condition et l’objectif d’une vie humaine

Société et nature sont en même temps menacés par le monde de la croissance, qui se révèle ainsi autant sociocidaire qu’écocidaire. Pourquoi ?

Parce que société et nature ont en commun de préexister à toute existence individuelle. En tant que telles, elles sont alors des sortes de principes qui viennent limiter de l’extérieur les libertés individuelles ; alors que le libéralisme est précisément cette idéologie qui prétend que seule une autre liberté individuelle peut venir limiter ma propre liberté individuelle (« la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres »), à moins que je m’autodétermine à m’auto-limiter.

Si ces « extérieurs » ne viennent pas de l’intérieur des individus, ils ne naissent donc pas des individus mais, tout au contraire, dès la naissance des individus, ces « extérieurs » précèdent les individus.

  • La nature précède les individus : nous devons être écologistes.
  • La société précède les individus. C’est la formidable définition par Marcel Mauss et Paul Fauconnet 15 du « fait social » comme ce qui préexiste à l’individu et qui, du coup, s’impose à lui.

Cette extériorité de la nature et de la société se manifeste par une certaine « indisponibilité » : du côté de la nature, c’est la part sauvage, et du côté de la société, c’est la tradition. Dans les deux cas, c’est ce dont il faut savoir hériter ; et transmettre à ceux qui naissent. C’est pour ces raisons qu’il nous faut protéger, conserver et perpétuer et la nature et la société.

Les luttes pour la protection de la nature et pour la protection de la sphère de la reproduction sociale sont ainsi parfaitement convergentes : elles ont en commun une critique antilibérale de l’individualisme.

Car au fond, les fables du libéralisme repose toujours sur l’illusion qu’au commencement il y a l’individu et sa liberté essentielle, Mais c’est faux : au début, il y a – avant l’individu – la nature et la société. Dans le capitalisme, libéralisme et individualisme se retrouvent parfaitement dans les fables du self-made man, de la start-up, de la tabula rasa à partir de laquelle tout progrès pourrait prendre son envol.

C’est sur ce socialisme de la décroissance que je voudrais finir ; d’autant plus facilement féministe qu’il repose sur la reconnaissance sociale accordée en priorité non pas au travail mais aux activités qui enrichissent la sphère de la reproduction sociale ; sphère dans laquelle – dans une société post-décroissance – les femmes ne seraient plus assignées mais sphère dans laquelle aucune différence ne serait une cause d’inégalité.

Un tel socialisme de la décroissance s’articulerait autour de 2 axes politiques forts :

  1. Le volontarisme politique. La théorie libérale de la main invisible prétend faire l’économie des bonnes volontés individuelles. Il suffirait que les intentions individuelles se réduisent au calcul de l’intérêt le plus égoïste : plutôt compter sur les vices privés que sur la philanthropie pour réaliser la vertu commune. Il y a quelque vérité à ne pas trop compter sur les bonnes volontés individuelles mais de là à rejeter dans la même eau sale volonté particulière et volonté générale, c’est une autre affaire. Surtout si les décroissants reprennent à  leur compte la distinction de Rousseau entre volonté générale et volonté de tous ; celle-ci est l’addition des volontés particulières et politiquement on ne peut guère en attendre de mobilisation. Celle-là dont Rousseau dit qu’elle est la somme des différences est parfaitement apte à porter l’objectif de la persévérance de la vie sociale. Cela veut dire que la vie sociale n’est pas seulement la condition de la vie humaine mais qu’elle doit aussi en constituer l’objectif. Nous ne vivons pas seulement avec les autres – cela c’est notre condition humaine – mais nous devons vouloir vivre pour les autres – cela c’est notre socialisme. Un tel socialisme se place en totale opposition avec les périls anthropologiques du libéralisme du contre ou du sans : Anthropologiquement, la théorie de la main invisible réduit les relations humaines au contre : les uns contre les autres ; mais un thuriféraire du capitalisme comme Ayn Rand va un cran plus avant : les uns sans les autres 16. Voilà donc l’objet (l’objectif) sur lequel doit porter la volonté générale : la persévérance de la société en tant que telle. Les décroissants doivent faire de cette perpétuation et de cette conservation le but qui donne un sens (politique) à leurs propositions politiques. Si nous critiquons la 5G, ce n’est pas seulement à cause des dangers écologiques, sanitaires et démocratiques ; c’est d’abord à cause de la menace qu’elle exerce contre la vie sociale.
  2. La valorisation forcenée de la vie ordinaire, celle que chacun effectue dans la sphère de la reproduction sociale. Pourquoi cette valorisation ? Parce que c’est cette sphère de la reproduction sociale qui fournit la base sur laquelle d’autres logiques sociales peuvent s’exercer, autres logiques qui doivent trouver une place dans un monde décroissant : je pense ici aux logiques de compétition et de subjectivation. C’est en ce sens que je défends une conception coopérativiste de la société 17. Le drame c’est que le capitalisme est aujourd’hui l’organisation du sapement systémique de toute base, tant de la vie sociale que du vivant naturel : dans l’illusion des fables du progrès, de l’innovation, de la start-up… En quoi consiste cette vie ordinaire ? C’est la vie évaluée à l’aune de la qualité et pas de la quantité, ni de l’intensité. C’est une vie autour des valeurs de simplicité, de convivialité, de vie en commun, de lenteur et pas autour des valeurs de la compétition, de l’accélération. C’est une vie qui reste à une taille humaine et là chacun voit bien que l’idéologie de la croissance bascule du côté de la démesure, de la disproportion, du toujours-plus. Pour les décroissants, la référence obligatoire pour répondre à cette remise décroissante en question est peut-être George Orwell. Lisons-le : « Dans un monde en bonne santé, il n’y aurait pas de demande pour les boîtes de conserve, l’aspirine, les gramophones, les chaises en tube, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les téléphones, les automobiles, etc. ; on se disputerait, en revanche, les objets que la machine est incapable de produire » (Le quai de Wigan, 1937). « Si un homme est incapable de jouir du retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui allègera le travail humain » (Le retour du printemps, 1946).

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Conclusion 1 : la décroissance a pour objectif de garder la vie sociale

Trop souvent, même dans nos milieux groupusculaires, la décroissance est présentée comme une variante de l’écologie radicale. Il ne s’agit pas de renier cette dimension mais pour porter une critique cohérente de la croissance et de son monde, la décroissance doit assumer d’être – d’abord ou aussi ? – une doctrine socialiste de la vie sociale. « Sociale » en faisant de la vie sociale la condition de la vie humaine, « socialiste » en faisant de la persévérance de la vie sociale l’objectif de la vie en commun.

L’idée forte c’est de faire passer la décroissance du côté de ce qu’il faut garder ; et cela vaut autant pour la société que pour la nature.

Pour renforcer cette orientation, les décroissants peuvent – encore – se revendiquer de 2 auteurs aussi lucides que l’ont été Günther Anders et George Orwell

Günther Anders : « Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire », Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Ed. Allia, Paris 2001.

George Orwell : « Il y a une génération, tout individu doté d’intelligence était d’une certaine manière révolutionnaire. Aujourd’hui, on serait plus près de la vérité en affirmant que tout individu intelligent est réactionnaire » (Le quai de Wigan, 1937).

La vie sociale a plus besoin de continuité que d’innovation ; ou plus exactement : ce n’est que sur une base de continuité qu’il peut y avoir du changement. Or, c’est cette base (tant sociale que naturelle) de continuité que le capitalisme aujourd’hui sape systématiquement, dans une fuite en avant progressiste qui n’a d’autre sens que d’avancer pour avancer.

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Conclusion 2 : A chaque âge du capitalisme son féminisme

Si a/ la croissance est un « monde », elle est aussi une psychologie. On a l’habitude de caractériser l’homme de la croissance comme un homo oeconomicus. Si b/ plutôt que d’annoncer une nouvelle fois l’effondrement du capitalisme sous son propre poids, on relève l’incroyable résilience du capitalisme à surmonter ses crises, alors on peut – classiquement – distinguer 3 âges du capitalisme : productif, consumériste, financier/fictif.

Proposons d’associer chacun de ces âges à une « vague » du féminisme, plutôt qu’à une figure de l’homme blanc, mâle, bourgeois et hétérosexuel 18. « La première, sous la IIIe République, s’est lancée à la conquête des droits civils et politiques ; la deuxième, pendant les années rebelles de la décennie 1970, a œuvré en faveur de la libération du corps féminin ; la troisième, depuis la fin des années 1990, dénonce, du harcèlement sexuel au féminicide, le long continuum des violences faites aux femmes ».

Comment ne pas voir que ces trois vagues constituent encore des objectifs pour tou.te.s ?

Ce sont en tous les cas des objectifs pour la décroissance. On caricature souvent la décroissance comme un « retour à l’âge des cavernes » ; la décroissance est bien un retour. Mais c’est un « retour à la vie sociale ».

Être décroissant, c’est donc favoriser démocratiquement l’expression d’une volonté générale dont l’objet serait la conservation de la vie sociale en tant que telle : c’est là que les difficultés politiques commencent. Car dans cette vie sociale telle qu’elle est historiquement déterminée, se trouve… le patriarcat… dont il faut s’émanciper. Ce n’est pas là une difficulté rédhibitoire, c’est juste la difficulté intrinsèque à tout trajet : on ne peut partir d’ici qu’à partir d’ici…

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Les notes et références
  1. Il faudrait montrer que seule une économie de croissance peut dominer une société, et elle le fait en la mondialisant.[]
  2. https://www.liberation.fr/tribune/2000/06/16/la-societe-de-marche-en-quatre-regles_327439[]
  3. On classifie d’habitude les décroissances selon leurs sources, naturalistes, physicalistes ou politique ; je préfère les distinguer suivant leurs « mobiles » : le rejet, le projet ou le trajet.[]
  4. Lire par exemple : https://roseaux.co/2020/03/les-differents-feminismes-en-france/ ; de façon plus « universitaire » : https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2011-1-page-25.htm[]
  5. http://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/[]
  6. https://laviedesidees.fr/Pour-une-theorie-generale-du-care.html[]
  7. Sciences Humaines n°326, août-septembre 2020.[]
  8. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b1677_rapport-fond[]
  9. mais loin d’être déjà obtenue : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4514861[]
  10. http://8mars.info/le-code-napoleon[]
  11. Il existe une critique matérialiste/marxiste de cette thèse de Engels, c’est celle qu’a mené Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, 2012.[]
  12. http://www.palim-psao.fr/textes-contre-le-travail.html[]
  13. Dans une première version, j’avais écrit « prédation » : je remercie Florence Benoît de m’avoir rectifié : http://revuesauvages.org/index.php/2021/03/16/les-sirenes-seaubonnent/[]
  14. Dans son interview accordée au journal romand d’écologie politique Moins !, n°41, juin-juillet 2019.[]
  15. Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Frédéric Lordon, Vivre sans, page 107.[]
  16. http://ladecroissance.xyz/2020/01/09/capitalisme/#A_la_racine_du_capitalisme_le_libertarisme_individualiste_drsquoAyn_Rand[]
  17. http://decroissances.ouvaton.org/2018/02/14/la-decroissance-doctrine-sociale/#Etape_2-_Une_conception_cooperativiste_de_la_societe[]
  18. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/16/les-flux-et-reflux-des-combats-feministes_6056213_3232.html[]

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