Les mots ne sont pas des jouets

L’un des effets le plus dévastateur – sociocidaire – du « régime de croissance » est celui qu’il produit sur la capacité dialogique du langage, c’est-à-dire sur la capacité proprement humaine de dialoguer, c’est-à-dire sur la capacité de partager des opinions et des idées. Dans sa forme la plus exigeante conceptuellement, le dialogue est une discussion controversée : ce que la scolastique médiévale désignait sous le nom de disputatio, c’est-à-dire un échange d’arguments et de contre-arguments qui se concluait idéalement par une solution justifiée rappelant les objections, la determinatio.

Mais dans le régime dialogique de croissance, où, au nom d’une neutralité argumentative, tous les arguments sont équi-valents, il n’y a plus que des opinions, il n’y a plus que la forme la plus affaiblie de ce que c’est que juger : surtout pas « trancher », même pas « évaluer, mais seulement « opiner ».

Chacun a pu ainsi remarquer qu’aujourd’hui il n’est plus question de problème mais qu’il n’y a plus que des « sujets » : « mon sujet »… Autrement dit, de quoi je parle vaut avant tout parce que c’est moi qui parle de mes opinions que je me contente d’exposer et auxquelles les autres ne sont conviés qu’à titre d’observateurs, en attendant leur tour pour étaler leur « sujet ».

A ce point, c’est la capacité même de discuter, de controverser, qui semble menacée : par le règne de la formule, de la punchline, de la « petite phrase », de l’effet de manche (et de menton), du jeu de mots…

Et pourtant les mots ne sont pas des jouets.

Surtout quand ils renvoient aux réalités les plus terribles. Car dans ce cas, la polémique vient invisibiliser toute controverse, c’est la tyrannie de l’indiscutabilité.

C’est là que j’ai toujours tenté de faire remarquer qu’il n’y avait pas 1 seule mais bien 2 façons de refuser la discussion :

  1. Il y a le refus du dogmatique pour qui il n’y a qu’une seule vérité, la sienne, et qui enjoint à tous de répéter après lui, sinon de se taire.
  2. Il y a la ruse du relativiste pour qui il y a autant de vérités (individuelles) que d’opinions (individuelles) : « à chacun son opinion » devient « à chacun sa vérité ».

Dans les 2 variantes, c’est la victoire de l’hémiplégie, parce que dogmatisme et relativisme réussissent à prendre en étau la discutabilité.

Ces deux façons ont en effet un point commun : aucune des deux n’est prête à changer d’opinion à la suite d’un échange d’arguments et de contre-arguments. Pour le « dogmatiste » (suivant l’expression de Blaise Pascal), pourquoi changer d’opinion puisqu’il détient la vérité? Pour le « pyrrhonien », surtout ne pas essayer de faire changer d’avis cet autre à qui il demande la même indifférence.

Tragiquement, l’histoire actuelle du monde n’est pas avare de cas :

  1. La polémique sur le terme de « terrorisme » donne l’occasion aux dogmatistes de vouer aux gémonies tout appel à la discussion, à la controverse. Si l’on prend le terme dans son usage « politique », alors il y a en effet des pays qui désignent le Hamas comme « organisation terroriste » ; dont acte (d’un biais pro-israélien me semble-t-il car le refus d’Israël de poser les conditions d’un État palestinien, interdit de facto aux palestiniens de disposer d’une « armée »). Mais si l’on prend le terme dans son usage usuel, alors est « terroriste » toute action dont le but est de terroriser. Dans ce cas-là, l’opération du Hamas est explicitement « terroriste », pour le dire « sans pudeur de gazelle » (F. Ruffin). Mais la discussion ne peut pas s’arrêter là, il faut la poursuivre : car dans ce même sens usuel, depuis des années, les gouvernements israéliens mènent des politiques « terroristes (assassinats ciblés, colonisations sauvages, destructions aveugles…).
  2. L’agression russe contre l’Ukraine donne l’occasion aux « pacifistes hémiplégiques » de se présenter en défenseurs de la paix (voir le texte ci-dessous).Une manipulation rhétorique consiste à euphémiser la guerre, en minimisant « l’opération spéciale » tout en prétendant dénoncer des « guerres partout ». C’est malheureusement cette voie que semblent emprunter certains partisans affichés de la décroissance : voir dans le numéro de septembre du journal éponyme, une interview d’un des militants d’EPPOC (un groupe lorrain de décroissants, présents régulièrement aux élections), auteur également d’un Appel « décroissance et pacifisme ». Ce genre de démarches s’installe dans ce qu’on pourrait appeler le « brouillard de la paix »; manière d’embrouiller toute discussion et sur la paix et sur la décroissance.

Il est vrai que les analyses décroissantes sur la géopolitique brillent par leur absence. Car dans ces 2 conflits évoqués, les asymétries entre les parties amènent directement à la question de la « puissance ». Car la course à la puissance est toujours in fine une course à l’asymétrie, déguisée en équilibre de la terreur.

3 commentaires

  1. Merci Michel ! J’aime ta façon toujours claire et ouverte de commenter l’actualité avec du recul sur les processus à l’œuvre « en méta ».

    Mais c’est vrai « quand même » que c’est souvent difficile non ? de discerner un argument rationnel d’une opinion personnelle.
    La « remise en question épistémologique », ce truc qu’on associe au wokisme … ça a quand même souvent sa raison d’être ? Depuis un siècle les sciences humaines observent comment les présupposés de l’observateur influencent parfois (toujours ?) les résultats de son expérience, et on s’est aperçu entre-temps que c’était vrai aussi des sciences dures même, avec des protocoles expérimentaux qui devraient pourtant l’empêcher. Controverses sans fin sur ce dernier point, mais…

    Qu’en dis-tu d’ailleurs, du wokisme (à part sans doute que c’est un terme forgé de l’extérieur, une catégorie qui n’existe pas vraiment…) ? est-ce qu’on t’a déjà taxé d’éveillé ? Je n’ai pas regardé dans toutes les archives du 12 et je ne me rappelle plus avoir vu passer ça…

    1. Author

      Bonjour Amans

      je réponds sur quelques points :

      1. Opinion et argument ne sont pas au même niveau : quand une opinion est justifiée par un argument, elle devient une « thèse ». C’est pourquoi quand on discute avec quelqu’un pour le faire changer d’opinion (si on n’a pas cet objectif, c’est qu’on est dans un « débat », mais pas dans une « discussion » ← par exemple les fameux « débats télévisés » ont juste pour but de permettre aux participants d’exposer à égalité leurs opinions mais pas d’essayer de faire changer d’avis leurs interlocuteurs → ce sont des « dialogues de sourds »), on n’attaque pas son opinion mais son argument.
      2. Il est plus difficile de définir ce qui fait un « argument rationnel » : dans le but de discuter, je préfère demander à l’argument d’être « valable » ; le point important, c’est de s’apercevoir qu’un argument est « valable » quand il l’est non pas pour moi mais pour l’autre.
      3. La question de l’objectivité de l’observateur est une question épistémologiquement difficile. A condition de ne pas confondre une connaissance objective avec une vérité absolue, alors l’objectivité reste un objectif de la connaissance. Cette précision sur l’objectivité permet à la fois a) d’accorder de l’objectivité dans les sciences humaines mais aussi b) de s’apercevoir que dans les sciences (empiriques), l’objectivité ne signifie pas un détachement radical de l’observateur → sur ce dernier point : https://decroissances.ouvaton.org/2021/12/19/jai-lu-le-monde-quantique-et-la-conscience-dhenry-p-stapp/. Un protocole expérimental n’a donc pas pour but d’empêcher l’interférence de l’observateur mais au contraire de l’intégrer.
      4. Sur le wokisme. je fais suffisamment référence à la « déconstruction » pour me sentir proche de ce que l’on appelle « wokisme ». Je sais bien qu’il y a des excès du wokisme mais je trouve ceux qui les dénoncent bien culottés de le faire alors qu’ils ont beaucoup plus de mansuétude pour ce que le wokisme dénonce – assignations, invisibilisations, naturalisations, essentialisations… Bref, en matière d’excès, ce sont les antiwokes qui ont une très longue dette historique, alors qu’ils se calment avant de se prétendre du côté de l’indignation…
      5. Pour autant, je vois bien qu’il y a une pente individualiste dans la déconstruction qui est parfaitement en adéquation avec ce que je dénonce sous le nom de « régime de croissance » (sa « forme » horizontale, ses fables de la neutralité…), à savoir la prétention libérale de défendre une société soi-disant juste si et seulement si elle reste indifférente aux conceptions privées de la vie bonne. Il y a là une contradiction très forte que l’on peut voir par exemple quand la juste critique du genre comme construction sociale aboutit à la revendication individualiste du genre comme construction individuelle. Il y a là une dérive de la demande d’autonomie qui semble oublier que quand on vit en société et que l’on sait que la vie sociale se déroule dans le cadre du vivant alors la société et le nature sont aussi des sources d’hétéronomie. Et qu’une vie humaine sans ses parts d’autonomie et d’hétéronomie n’est qu’une robinsonnade.
      6. Merci donc pour ces questions qui m’ont permis de préciser quelques points.
        Amitiés à toi

      1. Merci Michel, ce que tu écris me fait du bien, je me sens moins seul. J’aime ce discernement entre connaissance objective et vérité absolue ! Et aussi l’idée d’un équilibre entre autonomies (maximales quand même, c’est bien là ce que cherche notre liberté personnelle, communale, sociale … ?) et hétéronomies (choisies)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.