Plus c’est immédiat, moins il y a des intermédiaires

Il y a quelques années, Jérôme Baschet nous proposait de Défaire la tyrannie du présent. Sous le nom de « présentisme », il signalait qu’aujourd’hui l’échelle courte du temps – ce qu’il appelle régime de temporalité – avait phagocyté l’échelle longue du temps de l’histoire – ce qu’il appelle régime d’historicité. Autrement dit, aujourd’hui, le présent n’est même plus orienté vers un avenir (celui du Progrès) qu’il est tourné vers lui-même : « Le régime de temporalité phagocyte le régime d’historicité ».

C’est ainsi que le présent est de plus en plus immédiat. Il est de plus en plus « instant » et de moins en moins « durée ».

Cette tyrannie de l’immédiateté installe son emprise sur tous les domaines de la vie la plus concrète. On pense évidemment à l’emprise que le numérique exerce sur nos modes de vie.

On sait bien comment les technophiles esquivent les critiques dirigées contre la technique en les réduisant à la seule critique des usages : comme si la technique était neutre, comme s’il n’y avait que des bons et des mauvais usages de la technique, comme si la technique en réalité n’installait pas son propre régime de valeurs !

Et pourtant aujourd’hui, cette emprise a encore « progressé » d’un cran : là où hier Jacques Ellul dénonçait Le système technicien (1977), il faut maintenant savoir distinguer les deux points de vue de l’outil et du système : en tant qu’outil numérique, l’outil a une utilité pour l’utilisateur (communication, information, archivage, mobilisation…) ; mais en tant que système, le numérique est fait pour autre chose (extraire un maximum de data). « Pour la première dans l’histoire de l’humanité, l’homme utilise des outils qui ne sont pas faits pour l’usage qu’il en fait« , écrit avec tellement de pertinence Mark Hunyadi dans Au début est la confiance (2020). Nous y reviendrons, mais pas… immédiatement.

Mais il est un autre domaine où cette emprise de l’immédiateté est encore plus pernicieuse : c’est malheureusement celui de la « transition ».

Il faut commencer par rappeler cette évidence qu’une transition c’est un mouvement qui va d’un point de départ A à un point d’arrivée B. Il semble évident – ouf – qu’il ne peut pas y avoir de transition sans (prise de conscience du) point de départ. Mais le flou peut régner de l’autre côté, du côté du point B. Qui n’a pourtant même pas besoin d’être un « point » et qui peut être un « horizon », une « perspective », un « point de fuite ».

Pour le dire plus clairement, une transition, pour être une transition doit être une sorte d’intermédiaire entre le dé-but et le but (le point de fuite) : et que, sans affirmation claire (fondée et désirable) d’une perspective, il n’y a plus en réalité qu’un intermédiaire tronqué, un intermédiaire qui, faute de perspective, se contente de prétendre faire « autrement »… immédiatement.

Et c’est dans cette immédiateté – faute de revendiquer haut et fort une perspective – que beaucoup de « transitions » s’étranglent elles-mêmes dans le nœud coulant de l’autrement.

Se pose alors la question des perspectives et donc du point de fuite : je prétends que ce point de fuite est la décroissance, car elle est aujourd’hui la seule proposition idéologique qui commence par revendiquer que toute proposition sérieuse doit organiser le retour démocratique dans le cadre de la soutenabilité écologique.

Dès qu’un intermédiaire est ainsi recadré, on peut/doit alors se poser les questions sérieuses : est-ce désirable ? Est-ce  faisable ? Est-ce acceptable ?

Voilà les questions que j’applique au domaine de l’ESS et des « alternatives » : https://decroissances.ouvaton.org/2021/11/08/plaidoyer-critique-pour-les-intermediaires/.

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