Pour une décroissance de l’invisibilité de la décroissance – 2

2- Le noyau de la décroissance : les principes et les rayons

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La Maison commune des décroissant.e.s est une « bergerie » et on ne veut pas y faire entrer le « loup » de ce que nous appelons « l’unitude » (c’est-à-dire la confusion et le brouillard qui surgissent dès que l’on veut « faire nombre » avant de « faire sens »).

D’un autre côté, il ne s’agit pas non plus de construire un bunker de la décroissance. D’où l’idée d’un noyau central constitué par des « principes », sur ce qui fait vraiment fond entre les décroissant.e.s, associée à celle de « rayons » afin de permettre des discussions et des dissensus au sein même de la maison commune.

Son usage : faire le tri entre ce qui est « décroissant » et ce qui l’est moins ou pas du tout → Pour une Maison commune de la décroissance, visible parce que clivante et identifiante, pour défendre une radicalité comme cohérence mais pas comme intransigeance.

Faisons l’analogie avec les règles d’un sport : le ballon rond, l’interdiction de « faire main » sont des « principes » du football et ils appartiennent donc à son noyau ; mais pas le « golden goal » ou l’arbitrage vidéo.

L’image des rayons est doublement féconde :

  • Deux rayons peuvent être diamétralement opposés ; placés au cœur du noyau, ce serait une contradiction. En tant que rayons, ce sont juste les termes d’une discussion. Par exemple, la proposition d’un revenu inconditionnel (qui peut être un élément de programme) peut au sein de la Maison commune être défendue et critiquée, l’important est juste qu’elle soit discutable et discutée.
  • L’orientation des rayons n’est pas centripète mais au contraire centrifuge. Il ne s’agit de faire venir au centre, il s’agit au contraire de rayonner à partir du centre. Cette orientation centrifuge assure une politico-diversité essentielle à la cohérence, propre à toute organisation systémique, faisant place à la tension entre efficacité et résilience.

La fabrication – ne pas confondre avec sa validation – de ce noyau me semble difficilement pouvoir être un travail collectif. Il demande une cohérence qui peut difficilement être produite par une discussion aussi collaborative soit-elle parce que la pente naturelle d’une telle discussion est le plus petit dénominateur commun alors que l’objectif du noyau central est le plus fort dénominateur commun, ce qui est bien différent.

→ Que mettre dans le noyau central ? Je propose (pas d’ordre de priorité dans la liste qui suit) :

  • Définition de la décroissance comme trajet, comme parenthèse: il s’agit de repasser sous les plafonds de l’insoutenablité écologique. Si la décroissance était une « société », ce ne serait qu’une société de transition, la plus brève possible, démocratique, la plus sereine possible. Bref, pas question de défendre la décroissance pour la décroissance. La décroissance est le chemin, l’horizon est la relocalisation. C’est pourquoi nous devons garder mordicus ce terme de « décroissance » : en effet, il s’oppose négativement à la « croissance » ; en effet, « la croissance pour la croissance » est tout aussi absurde que « la décroissance pour la décroissance » ; en effet, la croissance est « un monde » tout comme la décroissance est « un monde » (ambition systémique de la décroissance → le « fameux » nouveau paradigme) → Ce monde est celui de la proximité, de la relocalisation.
  • Cadrer nos réflexions dans cet « espace écologique » qui est défini par un plancher et un plafond. Il s‘agit là 1/ de replacer la politique au cœur de l’écologie (et non pas l’inverse) ; 2/ de rompre avec la définition de la liberté comme franchissement des limites (dès que l’on pense entre 2 limites, alors la liberté se définit comme ce que l’on partage dans l’espace ainsi encadré, au lieu de consentir à ce que seule la rivalité des libertés individuelles puisse les limiter). Cette espace écologique est le « domaine de définition » de la décroissance.
  • Pas de décroissance « à reculons » → Priorité à l’argument du « quand bien même » sur l’argument de la nécessité ; Il ne s’agit pas de refuser ce dernier argument, il s’agit juste de le remettre à sa place et de ne pas lui donner la première place (car dans ce cas, on dépolitiserait la décroissance). Quand bien même la nature fournirait des « ressources » sans limites, quand bien même l’économie fournirait des « richesses » sans limites, nous serions quand même pour la limitation des « ressources » et des « richesses ». Non seulement en vertu d’un principe de limitation et de mesure mais aussi au nom d’un principe d’auto-limitation. Cet argument du « quand bien même » se justifie par la priorité accordée aux « valeurs » sur les « constats » (quand bien même le capitalisme ou le productivisme ne seraient pas en crise, nous les critiquerions). Les décroissant.e.s sont des idéalistes (ils ont une « âme ») ; ce qui ne leur interdit pas d’être « réalistes » : mais à condition de donner au réel le dernier mot, mais pas le premier.
  • Critique du fondement particulièrement caché/enfoui de l’individualisme. Il ne s’agit pas de se contenter de rejeter un individualisme de façade, il faut être « radical », aller à la racine et s’apercevoir que presque toutes les fables de la croissance reposent sur une fable commune quant à la nature et la genèse de ce qui fait une organisation sociale : celle selon laquelle l’individu précéderait la société, selon laquelle une société serait d’abord une juxtaposition d’individus. C’est cette critique radicale de l’individualisme qui fera véritablement de la décroissance une philosophie politique, c’est-à-dire une recherche de ce qui fait sens dans une vie humaine. A cette question du sens, les décroissant.e.s choisissent leur camp : défendre une conception de l’organisation sociale dans laquelle la découverte du sens de sa vie n’est pas l’affaire de chaque individu isolé : « Trouver seul le sens de sa vie est une chimère ».
    • « Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités », écrivent brillamment G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa dans leur introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère((Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, Le passager clandestin, page 40.)).
    • Et dans l’Epilogue, cette critique révèle toute sa fécondité. Puisque « même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés »((Ibid., pages 459, 460 et 462.)).
    • Une telle critique de l’individualisme mettra la décroissance sur les rails de la critique radicale de la Modernité et de sa philosophie du Sujet (défini en opposition à tout ce qui est Objet – la nature, le non-humain, etc.). Le défi d’une telle critique sera de conserver à la décroissance une visibilité désirable : ce que permet facilement la distinction entre faim, appétit et gourmandise.
    • Non seulement l’individualisme mène logiquement à la croissance mais, réciproquement, la croissance est d’abord celle de l’individu : la religion du Progrès repose sur le postulat de la perfectibilité de l’humain (individuelle comme collective, le passage d’un niveau à l’autre étant assuré par la fable de l’essaimage). Jusqu’à quel point les décroissant.e.s sont-ils déjà capables d’assumer que « l’homme est un être imperfectible »1? Une telle « imperfectibilité » n’interdit pas toute éducation mais en sape toutes les variantes « progressistes ».

→ Quelles discussions pourront se loger dans les « rayons » ?

  • La question des institutions, nos critiques sur l’illusion de la prise préalable du Pouvoir comme celles sur les fables de l’essaimage, de la préfiguration ou de la bifurcation…
  • La réflexion par l’amont mais aussi par l’aval, celle par la « vision » comme celle du « miroir du passé » (Ivan Illich)…
  • Nos critiques dirigées contre la technique, les questions sur l’énergie…

→ A suivre : Quelques remarques sur la logique de mes propositions : https://decroissances.ouvaton.org/2016/09/12/pour-une-decroissance-de-linvisibilite-de-la-decroissance-3/

  1. Aug. Trousset,  Civilisation et naturianisme, page 95, in « Gravelle, Zisly » et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle, choix de textes présentés par François Jarrige, Le passager clandestin, 2016. []

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