Tristesse du scepticisme

Je ne doute pas un seul instant qu’il puisse y avoir un bon usage du scepticisme ; mais je ne doute pas non plus qu’il puisse y en avoir un usage délétère et sapant.

Dans sa tradition philosophique antique, le scepticisme passe par une « suspension du jugement », une épochè (ἐποχή / epokhế), c’est-à-dire par une « époque ». Autrement dit, il peut y avoir un bon usage du doute, à condition qu’il ne soit qu’un « moment ».

Or la période dont nous « fêtons » en ce moment le premier anniversaire me semble assurer la victoire terrassante d’un scepticisme généralisé.

Ce scepticisme n’ébranlera en rien le « monde de la croissance » dans la mesure où c’est un tel milieu de brouillard, de confusion et de nébulosité – sinon de ténèbres – qui semble le plus favorable aux « progrès » sans frein de l’innovation et l’accélération.

Mais c’est de l’autre côté, du côté des critiques de la croissance, qu’un scepticisme paresseux fait peut-être le plus de dégâts, par un travail de sape. Je sais que certains affirment que la décroissance aurait gagné une victoire culturelle mais en réalité aucun décroissant n’est jamais invité au moindre débat, qui n’a jamais lieu qu’entre les « variants » des partisans de la croissance. Bien sûr, on peut alors toujours prendre la posture du renard devant les raisins et proclamer que ces débats « sont trop verts et bons pour les goujats ». Mais en attendant, la décroissance n’est pas défendue et elle n’est jamais évoquée que sous forme de la caricature (bashing).

Alors la moindre des choses ne serait-elle pas qu’au sein même des critiques de la croissance nous fassions quelque effort pour ne pas redoubler par un scepticisme paresseux les rhétoriques que nous prétendons dénoncer ?

Les thuriféraires de la croissance se moquent de la décroissance : qui ne serait que récession (le repli du PIB pendant au moins 2 mois consécutifs). Ils ont tort mais pourquoi ? Parce que, eux, ce qu’ils désirent, c’est après la récession le retour de la croissance. Mais les décroissants ajoutent de la confusion quand ils refusent d’accepter que la décroissance sera bien une récession : lente, durable, sereine, démocratiquement conduite pour que les plus défavorisés n’en paient jamais le moindre prix. Toute récession n’est pas la décroissance mais toute décroissance assumée sera une récession (le temps de remettre l’économie à sa place).

Les thuriféraires de la croissance se moquent de la décroissance : dont le confinement donnerait aujourd’hui un avant-goût détestable. Ils ont tort mais pourquoi ? Parce que, eux, ce qu’ils désirent c’est un retour au monde d’avant. Mais certains décroissants ajoutent de la confusion quand ils refusent d’accepter que la décroissance sera bien un confinement : lent, durable, serein, démocratiquement conduit pour que les plus défavorisés n’en paient aucun prix. Tout confinement n’est pas la décroissance mais toute décroissance assumée sera un confinement. Même si le confinement décroissant ne sera pas sous prétexte « sanitaire » – il n’y sera donc pas question de se priver du moindre lien social – on peut quand même se demander comment un gouvernement décroissant pourrait « gérer » une crise sanitaire ?

Le véritable sujet d’inquiétude pour une acceptabilité politique et sociale de la décroissance est de constater que les voix de la « résistance » le font en sapant ce qui précisément constituerait les « piliers » d’une décroissance : le commun, les limites et une politique de l’inefficacité.

  • Quand au nom d’une liberté rabougrie en liberté individuelle, toute règle commune est présentée comme « moutonnerie », alors on cautionne l’accusation d’une décroissance qui serait liberticide.
  • Quand on fait de toute limite une « restriction », alors on valide la réduction de la liberté à sa définition libérale de « franchissement des limites ».
  • Quand on oublie que toute décision politique se fait dans un milieu de contingences, donc d’approximations, d’essais et d’erreurs, alors on fait le lit pour des appels à l’ordre et au sauveteur.

Étymologiquement, le « confinement » c’est du commun (cum) dans des bornes (fines).Le confinement au sens décroissant, ce serait une construction tâtonnante (instituante) de limites communes. On en est loin.

Toute l’habileté de la stratégie des gouvernements actuels consiste à ne présenter que des versions tronquées de ce que serait une politique responsable de confinement. A fin de produire, pour ses partisans comme pour ses adversaires, un ralliement autour du seul mot d’ordre de « plus jamais de confinement ». Les décroissants doivent-ils être les dupes de cette stratégie ?

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