La décroissance en tant que socialisme

[Ce texte est une version modifiée d’une contribution pour l’ouvrage collectif coordonné par Paul Ariès, Décroissance ou récession, paru en janvier 2012 aux éditions Parangon]

1. Quelle décroissance pour le socialisme ? C’est vers 1970, quand l’empreinte écologique tenait encore sur une seule planète, qu’il aurait peut-être été judicieux de refuser le terme de « décroissance ». Mais aujourd’hui les seuils sont largement dépassés et la question à poser est bien celle de la transition vers un monde dans laquelle il redeviendra possible de seulement objecter à la croissance. Si les « décroissants » veulent un retour vers le futur, c’est celui-là : cesser de déjà surconsommer le monde des générations futures, construire sans attendre une société afin qu’il redevienne un jour sensé d’objecter à la croissance

En attendant, il faut donc poser la question qui réjouit : celle de la transition vers une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente, politiquement démocratique. A condition que cette « transition » soit « volontaire », elle est la « décroissance ».

Au niveau mondial, la décroissance signifie très clairement une réduction de l’empreinte écologique totale (l’empreinte carbone incluse). Dans les pays dits « riches », où l’empreinte écologique par personne est supérieure au niveau mondial acceptable, la décroissance signifie explicitement pour les plus riches une décroissance économique de leurs revenus, de leur niveau de vie, de leur pouvoir d’achat… Il s’agit vraiment de « décarbonner » l’économie et de réaliser la décroissance de toutes les productions et de toutes les consommations qui dépassent les seuils de sustenability. Et partout où domine la pauvreté, la décroissance signifie une décroissance des inégalités 1 et l’abandon de notre « modèle «  de « développement ».

2. Quel socialisme pour la décroissance ainsi définie comme chemin pour sortir d’une société de croissance ? La décroissance comme le socialisme sont des trajets et en tant que tels, ils sont d’abord définis par leur rejet commun du capitalisme, du productivisme, du libéralisme, du consumérisme… Ce qui signifie que le socialisme comme la décroissance ne disparaîtront qu’avec l’objet de leur critique 2. Tant que le monde critiqué maintiendra ses absurdes dominations sur les hommes et la nature, il y aura quelque bon sens à assumer les convictions et les responsabilités de la critique décroissante.

En ce sens-là, les expériences « communistes » et sociales-démocrates peuvent apparaître comme des anti-socialismes. Comme tout productivisme, le « socialisme réel » a favorisé l’autonomisation de l’économie vis à vis de la société réelle, à la seule différence par rapport au capitalisme que les lois du marché étaient juste remplacées par le Léviathan de la planification étatique et de l’oppression centralisée. Quant à la social-démocratie, ses législations sociales ne sont-elles pas seulement les ambulances envoyées sur le champ de la bataille que mène l’économie de marché 3 contre toutes les dimensions de la socialité primaire, contre les solidarités traditionnelles de la cohésion sociale, contre la décence ordinaire du « cela ne se fait pas ». Avec pour conséquence, un encouragement à marchandiser toutes les formes d’organisation de la vie quotidienne matérielle : voir comment aujourd’hui, les plus ardents prosélytes du « développement durable » peuvent être aussi les plus fervents défenseurs de l’économie… sociale et solidaire, socialité et solidarité toujours affichées top down !

Renverser le capitalisme ce n’est pas l’abattre frontalement – quel prophète pourrait aujourd’hui définir un « front principal des luttes » ? – c’est engager dès maintenant des orientations claires pour une émancipation généralisée : l’inversion du « plus par le toujours plus » vers le « moins mais mieux ».

Il ne s’agit pas de prolonger durablement le monde critiqué mais de commencer sans délai les nouveaux mondes : par une réorganisation écologique de la société, par une décroissance de la production marchande (courts-circuits et circuits courts), par la protection d’une sphère croissante d’autonomie généralisée de toutes les formes de la vie vécue (en tant que citoyens, habitants, consommateurs, parents, producteurs, voyageurs…), par des propositions explicitement programmatiques en matière de revenu (revenu maximum autorisé, revenu inconditionnel d’existence).

3. En revenant aux sources du socialisme, quelles ressources peut trouver la décroissance ? Le socialisme naît au 19ème siècle d’une problématique qui fait particulièrement écho aujourd’hui pour la décroissance : celle du lien. Car dans le but de garantir les libertés individuelles de l’homme et du citoyen, la Révolution française de 1789 – en particulier par la loi Le Chapelier – a interdit tout ce qui pourrait s’intercaler entre l’Etat et l’individu. Il ne doit plus exister de « corps intermédiaires » : l’intérêt est soit général, et c’est celui de la Nation,  soit particulier, et c’est celui de l’individu. Or dans un tel vide, la « question sociale », celle de la misère et de l’exploitation ouvrière qui naît de la révolution industrielle, ne peut se satisfaire d’une réponse individualiste : les termes de « socialisme » ou de « collectisme » sont d’abord inventés pour faire antithèse radicale à l’individualisme. La question du socialisme naissant est bien : comment faire lien entre individus désormais déclarés libres et égaux sans revenir à la solution de l’ancien régime, celui de la hiérarchie ?

La solution du « socialisme » est celle de la « solidarité » (c’est le même Pierre Leroux qui est l’inventeur des deux termes), à ne confondre ni avec la charité chrétienne ni avec la fraternité de la République, et encore moins avec la « sympathie » naturelle des libéraux. Cette solidarité, il s’agit de l’inventer et de la consolider : que chacun, dès qu’il reconnaît et s’acquitte de sa part à la « dette commune », puisse ensuite s’organiser en associations coopératives ou mutualistes. Le socialisme du 19ème siècle est celui de l’Association : « L’on saura bientôt dans toute l’Europe que c’est dans l’association autour des instruments de travail qu’est la véritable société humaine, celle qui solidarise tous les hommes en les rendant libres », déclarait Pierre Leroux en septembre 1850.

« Association du capital, du travail et du talent dans le Phalanstère selon Fourier ; communauté égalitaire des biens dans l’Icarie de Cabet ; coopératives ouvrières de production selon Buchez ; ateliers sociaux selon Louis Blanc ; socialisme d’Etat de Constantin Pecqueur ou de François Vidal ; réforme du crédit selon Proudhon, etc. » 4. L’idée commune de tous ces projets c’est quand même l’organisation du travail et donc, l’héritage de ce socialisme ne pourra faire l’économie ni d’un droit d’inventaire ni d’un devoir d’invention : et pas seulement sur le travail mais aussi sur la nature, sur la technique, sur le « genre »…

4. En quoi la décroissance hérite-t-elle plus particulièrement du « socialisme utopique » 5 ? Expression construite par Friedrich Engels par opposition au « socialisme réel », pour évoquer les « trois grands utopistes : Saint-Simon… Fourier et Owen » qui croyaient qu’il suffirait « d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur de la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles ». L’exemplarité et l’essaimage sont-ils les conditions suffisantes de la « révolution lente » ? Suffit-il d’une myriade d’expériences alternatives pour provoquer le renversement inéluctable du capitalisme ? Ces interrogations se formulent aujourd’hui pour les décroissants autour de la notion de « masse critique », celle que les expérimentations sociales minoritaires, les alternatives concrètes et les uto-pistes  devraient nous permettre d’atteindre : les « espériences ».

Pour les décroissants, emprunter le trajet de la masse critique, c’est sortir de l’alternative entre « la rue ou les urnes » pour ajouter une autre voie, celle du Faire. La transition, surtout si elle veut plus reconstruire la démocratie que la rejeter, devra passer par le Faire des alternatives concrètes, dans toutes les dimensions du bien-vivre ensemble : habiter, manger, échanger, éduquer, se déplacer, s’activer, produire, œuvrer, cultiver, se cultiver, se reposer, voyager…

C’est ce passage par le Faire qui est lentement révolutionnaire. « En face », le capitalisme a bien compris qu’il doit assurer sa propagande perpétuelle par des dispositifs de « cerveaux disponibles ». Sortir du capitalisme, par une rupture lente et résolue c’est construire toutes ces situations du buen vivir ensemble et autrement dans lesquelles le Faire permet à chacun de pratiquer concrètement des valeurs qui rendent possible une prise de conscience : la « décolonisation de l’imaginaire » n’est pas une prise de conscience mais d’abord un Faire.

Il s’agit donc bien, « sans délai, sans attendre, sans illusion » 6 de mettre en place tous les dispositifs possibles qui pratiquent déjà le « nouveau paradigme ». Ce sont les alternatives concrètes qui sont la condition préalable de toute prise future de conscience : elles ne s’opposent pas à la société, elles sont la société ; le capitalisme n’est pas en crise, il est la crise. Adopter une stratégie de masse critique, c’est créer les situations qui seront les contextes qui favoriseront nos préférences pour la coopération plutôt que la compétition, le partage plutôt que le quant-à-soi, la reconnaissance plutôt que le mépris, la lenteur plutôt que la précipitation, le plaisir plutôt que la jouissance, l’entraide et l’amitié plutôt que l’égoïsme et la rivalité de chacun contre chacun, etc.

5. En quoi le socialisme n’est-il qu’un « moment » pour la décroissance ? Premièrement, parce que ce serait un contresens que de concevoir la stratégie de la masse critique comme une affaire de quantité, de « toujours plus » : il s’agit seulement d’atteindre un seuil critique, passé lequel la rupture pourra réellement essaimer 7. La stratégie de la masse critique est une recherche de qualité, celle de la démocratie qualitative du « pouvoir de » plutôt que celle de la  démocratie quantitative du « pouvoir sur », le « Faire » plutôt que le « faire faire ». La réduction quantitative de la démocratie – quand la prise de décision se réduit au vote majoritaire – n’est qu’une variante de la loi du plus grand nombre, de la loi du plus fort. La stratégie de la masse critique c’est exactement l’opposé, c’est la puissance des moins nombreux. Double renversement : du pouvoir à la puissance, de la recherche d’une majorité au respect des minorités.

Deuxièmement, la décroissance peut être définie « en tant que socialisme » mais quel contresens se serait d’en déduire qu’elle se réduit au socialisme ! Le socialisme n’est qu’une entrée, celle par la voie de la transition, des « espériences » et des « rêvoltes » ;  mais il y en a d’autres. La voie (plus républicaine ?) des élections ; la voie (plus libertaire ?) des alternatives en tant que contre-pouvoirs et anti-pouvoirs.

Etre décroissant, n’est-ce pas faire l’hypothèse que chacune de ces trois voies ne peuvent converger qu’à condition que chaque décroissant ait bien compris que ces « voies » sont toutes des « moments » nécessaires de notre action politique ? Nous avons besoin d’un moment « républicain » : encore faudrait-il discuter ensemble pour définir ensemble ce que nous les décroissants nous appelons « intérêt général ». Nous avons besoin d’un moment « libertaire » : encore faudrait-il discuter ensemble pour définir ensemble ce que nous les décroissants nous appelons « pouvoir ». Nous avons besoin d’un moment « socialiste » : encore faudrait-il discuter ensemble de ce que nous les décroissants nous appelons « transformation » ou « transition ».

Dire et penser ensemble, discuter ensemble : le travail du projet. Faire ensemble : le travail des alternatives et des convergences avec tous ceux qui explorent les voies de la désaccoutumance à la croissance. Agir ensemble : le travail de la visibilité politique, dans ses manifestations traditionnelles comme dans ses pas de côté.

_____________________
Les notes et références
  1. Déclaration sur la décroissance – Paris 2008 : http://www.degrowth.eu/v1/index.php?id=56&L=2[]
  2. André Gorz, Capitalisme, Socialisme, Ecologie (Galilée, 1991).[]
  3. « Une société toute entière encastrée dans sa propre économie – une société de marché », Karl Polanyi, Le sophisme économiciste, Revue du MAUSS, n°29.[]
  4. Armand Cuvillier, L’idéologie de 1848, Revue philosophique, octobre-décembre 1948[]
  5. Je me permets de renvoyer ici à mon article paru dans le n°10 d’Entropia qui est consacré aux « Sources de la décroissance » : Socialismes et utopies, ressources de la décroissance.[]
  6. http://www.les-oc.info/2010/12/sans-illusion-sans-attendre-2/[]
  7. http://www.critical-mass.info/origin.html[]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.