La politique à partir de l’indignation

Article paru dans le premier numéro des Zindigné(e)s, aux éditions Golias.

Les décroissants ne peuvent ressentir spontanément que de la sympathie pour les Indignés. Comme en témoigne le vocabulaire sans cesse rencontré : « ras-le-bol, contre-culture, minorité, festif, exaspération, anarchique, protestataire, romantique, non-violence, démocratie, radicalité, autonomie, insurrectionnel, vivant, international, recherche… » Mais dans la mesure où les décroissants se définissent comme mouvement politique, ils doivent aussi se demander si

les Indignés sont politiques, a-politiques ou dépolitisés, anti-politiques ou contre-politiques. Autant dire que pour les décroissants, le mouvement des Indignés peut provoquer tout à la fois enthousiasmes, hésitations et défis.

Des enthousiasmes suscités par des mouvements en rupture affichée avec les formes classiques de l’opposition propres à l’ancien monde (structure pyramidale, ligne politique, sens de l’histoire, front principal des luttes, classe révolutionnaire, avant-garde éclairée, matérialisme strict) ; les Indignés pressentent qu’à refaire ce qui a toujours été fait, on n’obtiendra que ce que l’on a toujours obtenu : des miettes.

Au commencement de l’indignation, il y a un cri 1, devant un monde pas seulement faux, mais aussi laid que mauvais. Parce que le cri de rage n’est pas le mode d’expression de l’intellectuel engagé mais celui d’humains qui ne veulent plus accepter l’indécence généralisée, il porte une exaspération collective, celle des chômeurs, des étudiants à la recherche d’un diplôme, des diplômés à la recherche d’un emploi ou d’une autre vie, des petits salariés, des appauvris, des marginaux, des passants… Pas de quoi alimenter le mythe d’une « société civile » ; mais assez pour créer des liens.

Des liens non pas pour entraver mais pour nouer des relations, celles d’une résistance dont beaucoup de sa réalité est dans le symbole : il s’agit de crier le refus pour alerter, réveiller, troubler, perturber, déranger, provoquer. Quand un monde entier oscille entre somnambulisme affairé et léthargie consommatrice, c’est déjà beaucoup.

Cette résistance s’auto-organise en recherche de démocratie : campements spontanés, assemblées populaires, marches de protestations 2. Elle se réapproprie ainsi des lieux non seulement en les détournant de leurs usages ordinaires mais aussi par une occupation lente et prolongée : cette création d’un « espace public non-institutionnel » participe d’une « plantonisation » de la voie publique 3, et bouscule le face à face rituel du pouvoir et de la manifestation-inter-syndicale-le-jour-de-grève.

Aux provocations, violences physiques et arrestations arbitraires, les Insurgés n’opposent pas une mythique « lutte finale » mais ils mettent en avant pacifisme et non-violence et ils contribuent ainsi à « diffuser la culture de l’action directe non violente » 4.

Cri de rage, réveil, démocratie, non-violence : autant de raisons pour retrouver de l’optimisme ; non pas parce que ces actions promettraient déjà des lendemains qui chantent mais parce que, dès aujourd’hui, ici et maintenant, sans attendre, par les résonances qu’elles provoquent, elles participent d’un sentiment réel d’humanité retrouvée. Quelques années après 1789, malgré l’épisode de la Terreur, le philosophe Kant jugeait ainsi la Révolution française : « cette révolution trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs… une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme… cette sympathie ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain ». C’est bien de cela qu’il s’agit : une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme.

On sait comment le sarcasme et l’ironie facile peuvent facilement tourner en ridicule tout enthousiasme présenté comme naïveté, idéalisme, utopisme. Si donc critique il peut/doit y avoir, elle doit prendre la forme mesurée des hésitations : parce que les décroissants n’ignorent pas qu’au sein d’une société du spectacle, la critique du spectacle n’est souvent qu’un spectacle de critique 5. Parce que ces hésitations sont aussi des questions que les décroissants se posent avant de les poser à d’autres.

L’indignation est une réaction de principe ; elle est nécessaire, salutaire et spirituellement vitale. Mais est-elle suffisante, comment savoir si elle n’est pas qu’une soupape de liberté dont le capitalisme aurait juste besoin pour purger un trop-plein de frustrations ?

Son « moment » est la crise ou même « les » crises : est-ce à dire que les critiques portées ne visent à s’opposer qu’aux effets les plus insupportables d’un système, sans le remettre en cause ? Un surcroît de radicalité et de cohérence ne devrait-il pas amener à se dégager de ces aspects conjoncturels pour comprendre que, quand bien même le capitalisme ne serait pas en crise, le mode de vie qu’il propose/impose est humainement insupportable, écologiquement irresponsable et socialement injuste ?

Ce n’est donc pas une réforme de certains aspects du système qui devrait être contestée mais le système en tant que tel ? Une telle cohérence a-t-elle un sens ? Prenons l’exemple du rapport à la technique et en particulier aux techniques de communication. D’un côté, Facebook, Twitter, des blogs, des retransmissions en streaming ; de l’autre, les mouvements des indignés peuvent-ils faire semblant d’ignorer que ces techniques « désubstantialisent » la communication. D’un côté, la facilitation, de l’autre le vide. L’idéal d’une communication idéale n’est pas un idéal de rupture mais l’idéal a-critique du capitalisme-monde.

Pour autant, cet effort de radicalité doit-il se laisser aller à confondre « rupture » et « table rase » ? Difficile dans certains rassemblements de se dire syndicaliste, ou militant, fût-ce de la décroissance. L’imaginaire du on-repart-à-zéro n’est-il pas tout aussi stérile politiquement que celui du avant-c’était-mieux ? Dans les deux cas, le refus des héritages comme celui des projets et des rêves font le lit du « présentisme ». L’indignation n’est-elle alors qu’une attitude à la mode ?

D’autres hésitations portent sur la question de la démocratie. Une première nous oblige à constater un réel hiatus dans la prétendue concordance entre mouvements populaires au sud et au nord de la Méditerranée : la « démocratie » (représentative) qui fait rêver les uns est la même démocratie qui est rejetée par les autres. La seconde porte sur la dérive de la démocratie en « démocratisme » : les exigences de transparence, de consensus, de discussion sans fin proviennent d’une conception libérale/procédurale de la démocratie qui n’est peut-être pas si facilement conciliable avec l’exigence substantielle de dignité.

Finalement, même si toutes ces hésitations justifiaient des critiques fondées, ne resterait-il pas des mouvements des Indignés au moins une réelle prise de conscience ? Mais d’une part, en quoi l’indignation pourrait-elle tenir place de conscience politique ? Interrogation taboue car elle revient à douter de la pertinence de la découverte qu’aurait faite il y a quelques siècles La Boétie : le secret du pouvoir résiderait dans la servitude volontaire et par conséquent la prise de conscience de ce secret serait immédiatement libératrice. Mais des prises de consciences, il y en a eu bien d’autres avant celles du XXIème siècle et aucune n’a jamais suffi. D’autre part, l’argument de la prise de conscience sous-entend la déduction suivante : si un très grand nombre de personnes prenaient elles aussi conscience alors l’indignation essaimerait et tout changerait d’un coup. C’est faire bien peu de cas des conditions réelles de la vie de chacun que de croire que les motifs d’une indignation suffiraient à être des mobiles pour « changer le monde ». Prendre conscience est une chose, Faire est une autre affaire.

Toutes ces hésitations constituent pour les décroissants autant de défis à relever : pour organiser sans structurer, pour hériter sans répéter, pour que les rêves ne deviennent pas des cauchemars, pour proposer sans imposer, pour expérimenter sans délirer.

Le premier de ces défis est d’assumer une claire distinction entre « objecteur de croissance » et « décroissant ». Serge Latouche compare notre situation à celle d’un train engagé sur la mauvaise voie : la question n’est plus d’arrêter le train mais de se demander comment faire pour revenir à l’embranchement. S’il suffisait d’arrêter le train, s’il suffisait de prendre conscience, alors il suffirait d’objecter à la croissance pour réaliser une société d’a-croissance. Mais le « Nord global » entraîne le monde sur les mauvais rails depuis plus de 40 années et une « décroissance » est en ce sens incontournable. Les Indignés partagent beaucoup de constats avec les objecteurs de croissance, mais tous ne sont pas pour autant des « décroissants » : parce que, par crainte de toute « récupération », ils se réfugient dans un idéalisme approximativement « cool » et « libertaire ».

Si la décroissance désigne la transition – quand elle est volontaire et désirable – pour passer d’une société de croissance à une société d’a-croissance, alors les décroissants apportent aux Indignés un double fardeau. Le premier est celui des moyens politiques à construire pour réussir une telle transition : comment l’idéal de dignité qui porte l’indignation peut-il réussir à se matérialiser dans les revendications et les critiques adressées contre le capitalisme ? Le second est celui de la « double farce du capitalisme » : car il n’y a pas de consommation sans production. Autrement dit, un anti-consumérisme cohérent est aussi un anti-productivisme. Il ne suffit pas de se libérer des tentations de la consommation, il s’agit encore de déconstruire un monde réel de production et de travail tout entier orienté par la croissance, le techno-scientisme et l’industrialisme.

Objecteurs de croissance et Indignés partagent cette illusion d’une prise de conscience morale qui serait suffisante ; alors qu’elle n’est au mieux qu’un premier degré de l’indignation. Un autre degré est la désobéissance civile et il est absolument complémentaire avec celui de la décroissance : « Il faut des lutteurs (sur la barricade, aux côtés des gens des usines et des entreprises, des cités HLM et des services publics en voie de disparition) et des constructeurs (dans les co-habitats, les fermes coopératives, les squats agricoles ou culturels), en parallèle et en solidarité », écrit Xavier Renou 6.

Les décroissants ont donc un défi à relever d’abord entre eux : construire une force propositionnelle articulée autour de « belles revendications », des « mots-chantiers », des « besoins de haute nécessité ». Qu’ils pourront alors proposer tant aux Indignés, qu’ils sont eux aussi, qu’à une majorité d’individus qui sont aujourd’hui dans une telle situation matérielle qu’ils font passer les « intérêts » avant les « valeurs ».

Réduction réelle du temps de travail : ralentissement, effet débond, déproductivité. Plancher d’un revenu inconditionnel d’existence articulé au plafond d’un revenu maximum autorisé au sein d’un « espace écologique » défini comme « espace des communs ». Services publics relocalisés dans des régies territoriales de l’énergie, de l’eau, du logement, de la santé et du foncier pour protéger/établir les gratuités. Sortir des nucléaires, défendre une retraite unique… : les « belles revendications » ne manquent pas.

Rien ne permet de prophétiser que les décroissants réussiront à articuler leurs expérimentations sociales (Faire) avec leurs « belles revendications » (Dire). On voit bien que ces dernières nécessitent un travail idéologique de projet (Comprendre) et une intersection périlleuse avec le jeu politique établi (Agir). Ces deux axes ne peuvent qu’être soutenus par la visibilité qu’ont réussi à atteindre les mouvements des Indignés. Mais réciproquement, les Indignés s’ils veulent acquérir quelque « puissance » politique doivent se relier à d’autres forces tout aussi indignées, mais peut-être plus réellement subversives et émancipatrices, et pour cela moins « spectaculaires ».

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Les notes et références
  1. John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse, Paris, 2007.[]
  2. Badi Baltazar, Les Indignés bruxellois sont-ils à la hauteur de leurs ambitions ?, http://www.lebuvardbavard.com/.[]
  3. Plantones est le nom que les insurgés d’Oaxaca (Mexique) ont donné aux campements sauvages qui leur ont servi à occuper le centre de la ville lors du soulèvement de 2006 : « plantonisation » – c’est-à-dire l’arrêt et l’immobilisation plutôt que la circulation – est un néologisme trouvé dans l’article, que nous avons lu et relu, de Temps critiques : Les indignés, écart ou sur-place ? juillet 2011, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283[]
  4. Xavier Renou, Petit manuel de désobéissance civile, Syllepse, Paris, 2009.[]
  5. Dans la société du spectacle, le spectateur, pour compenser sa contemplation passive, s’identifie psychologiquement à ce qu’il regarde ; d’où un sur-jeu de la part de celui qui est contemplé et c’est ainsi que même le vrai devient « un moment du faux ».[]
  6. Xavier renou, Désobéissance et décroissance : http://www.les-oc.info/?p=1586[]

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