La radicalité de l’écologie : la cohérence plutôt que l’intransigeance

Par rapport à l’ambition de réussir des rencontres de l’écologie radicale 1, c’est-à-dire (1) faire de la diversité des écologistes une force et (2) malgré l’urgence des crises environnementale, sociale et humaine, prendre le temps de suivre les questionnements dans le bon sens – les « valeurs », puis les « objectifs » d’un « projet de société », puis les « mesures » d’un « programme politique » –, que peut vouloir dire la « radicalité » de l’écologie radicale ?

  • Radicale, l’écologie l’est quand ses racines idéologiques s’opposent aux racines qui sont communes à l’ultralibéralisme et à l’ultrasocialisme.
  • Radicale, l’écologie l’est quand elle est politique dans un sens large qui va de l’engagement individuel jusqu’à la lutte non pas pour le pouvoir mais pour du pouvoir.
  • Radicale, l’écologie l’est enfin quand son engagement envers la nature n’est pas conditionnée par le fait que notre planète est finie. Que la planète soit finie ou non, être encore radicalement écologiste.

 

L’écologie radicale est « idéologiquement » radicale.

A la question politique des anciens sur la nature du meilleur régime (« à qui est-il juste que le pouvoir revienne ? ») les temps modernes ont apporté la réponse de la démocratie : le Souverain, c’est le peuple. A pu alors s’ouvrir un nouveau champ de questions – celui des rapports entre Etat et Société – qui s’est depuis 2 siècles essentiellement ramené au débat du socialisme et du libéralisme. Aujourd’hui, l’écologie vient briser ce face-à-face idéologique en introduisant la question de la nature dans celle, socialiste, de la société juste et dans celle, libérale, de la vie individuelle réussie : l’homme n’est pas seulement un associé (Société) ou un individu (Marché et Droit), c’est aussi un vivant (Nature).

Seule une « écologie radicale » permet de penser et de sortir des contradictions symétriques du socialisme et du libéralisme parce qu’elle permet de les renvoyer dos à dos (a) en dégageant, malgré leur opposition politique, leurs racines idéologiques communes, et (b) en construisant ses propres racines idéologiques à partir d’un dépassement critique de leurs contradictions.

(a) Il n’est pas extraordinaire de s’apercevoir de la symétrie de ces contradictions. Sans avoir besoin d’affirmer que le socialisme et le libéralisme seraient par essence contradictoires, il suffit juste de constater que, quand le socialisme se contredit, il cède à l’ultrasocialisme de même que, quand le libéralisme se contredit, il cède à l’ultralibéralisme. Ce sont leurs contradictions qui sont symétriques et nous pouvons déjà en entrapercevoir une dimension dans les rapports entre Etat et Société : ultrasocialisme et ultralibéralisme tendent chacun à leur manière à éliminer l’un des termes. Mais il y a beaucoup d’autres racines communes que nous devons rajouter :

  • la fin de l’Histoire : de la société sans classe de K. Marx à la victoire historique et définitive du capitalisme selon F. Fukuyama.
  • la dépolitisation de la société : du parti unique exerçant sa dictature sur la société civile à la société de consommation et du spectacle composée d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société.
  • la solution du productivisme au problème de la justice : de la « vieille gadoue » bourgeoise (K. Marx) au « mirage de la justice sociale » (F.A.Hayek).
  • l’incompréhension de la place du travail dans une vie sensée : de la « contradiction fondamentale qui traverse d’un trait rouge toute la pensée de Marx » (H. Arendt) entre le « travailler » et le « faire » (l’œuvre), au travail réduit à n’être plus qu’un moyen pour « perdre sa vie à la gagner » (H.D. Thoreau).
  • la réduction de toute valeur à l’utilité : socialisme et libéralisme partagent un même utilitarisme, celui qui réduit toute décision à un calcul rationnel des intérêts matériels bien compris. Utilitarisme qui ne voit dans la nature qu’un stock de matières premières.

(b) Autant de racines à critiquer, autant de manières de faire des mondes écologiquement responsables et de construire un projet idéologique radicalement différent (un « nouveau paradigme » ?).

  • L’écologie radicale permet de retrouver une « sensibilité à l’histoire » : l’anticipation de la catastrophe (J.-P. Dupuy) peut rouvrir l’histoire à l’aventure des décisions conscientes des hommes, de même qu’un horizon d’utopie (Entropia n°4), ou la réinscription de nos vies dans la suite des générations (Principe responsabilité de H.Jonas).
  • Repolitisation de la société à la condition que l’écologie radicale soit une écologie politique.
  • L’écologie radicale doit examiner la question de l’antiproductivisme et la solution de la décroissance.
  • La question du sens du travail : une écologie radicale refuse d’y répondre par la croyance au mythe scientiste et techniciste d’une humanité « maître et possesseur de la nature » et qui ne voit dans le travail qu’une exploitation de la nature par l’homme et par voie de conséquence qu’une exploitation de l’homme par l’homme.
  • Enfin, l’écologie radicale peut-elle éviter d’être anti-utilitariste et de retrouver alors le sens d’un rapport à la nature dans lequel les hommes ne peuvent prendre une place équilibrée qu’à condition de retrouver pour eux-mêmes le sens du « donner-recevoir et rendre » (A. Caillé) ?

C’est donc bien radicalement que l’écologie s’introduit dans un débat idéologique dans lequel socialisme et libéralisme partagent le même fond : parce que chacune de ses propres racines peut se présenter comme une critique radicale de leurs racines communes.

L’écologie radicale est une « écologie politique ».

Le réseau des résistances écologiques est d’autant plus éclaté qu’il se trouve pris en tenailles entre un parti officiel écologique dont les idées ne pèsent guère même au sein de ses alliances politiciennes et la déferlante consumériste post-Grenelle d’une « croissance verte » (des yaourts bio au bonus écologique, etc). Face à cette double diversion, urgence il y a à repolitiser l’écologie pour éviter qu’elle ne se réduise à un livre de recettes individuelles et techniques pour lutter au jour le jour contre les crises du climat, de l’énergie, de la bio-diversité…

Dépolitisation de l’écologie quand on croit que les solutions peuvent être techniques et/ou individuelles : car la politique (H. Arendt) n’a plus de raisons d’être (discuter de l’agir et agir) si tout ce qui concerne la vie en commun – tout ce dont la condition est la « pluralité » – se ramène à des problèmes techniques – tout ce dont la condition est l’utilité. Comment l’écologie radicale peut-elle s’opposer à cette crise de la dépolitisation ?

Parce que les initiatives sont multiples, et les tentations d’intransigeance presque aussi nombreuses, ne faut-il pas penser que la politisation de l’écologie peut s’enchaîner selon 3 degrés :

  1. Il y a d’abord un niveau individuel tout à fait acceptable si l’on comprend qu’il est à la fois nécessaire mais insuffisant. Nécessaire de faire ce que l’on dit ; pratiquer dans la mesure du possible l’accord de ses actes et de ses idées. D’autant qu’il est souvent plus facile de commencer par de petits gestes pour en arriver à « décoloniser son imaginaire » (S. Latouche) que de suivre le trajet inverse (de la belle théorie à la juste pratique) : par exemple, une exigence personnelle de « sobriété volontaire » redonne quotidiennement sens et pouvoir à nos volontés. Mais ce niveau est insuffisant sauf à croire qu’une « main invisible écologique » produira ses effets collectifs à l’insu des individus.
  2. C’est pourquoi, l’écologie radicale doit s’appuyer sur ces actions de second niveau qui sont des « expérimentations collectives » (P. Ariès) : amap, sel, scop, éco-village, éco-construction, sortir du nucléaire, anti-ogm, etc. Ce niveau, qui est celui d’une « plate-forme de convergence » (C. Sunt), est lui aussi nécessaire mais insuffisant. Car aujourd’hui, chacun d’entre nous peut vivre le contraste entre la richesse et la fécondité de ses multiples engagements et la pauvreté stérile de leurs effets pour réussir à contester et transformer radicalement la société entière.
  3. C’est pourquoi il faudrait que puisse se mettre en place une réelle visibilité politique de l’écologie radicale : défendant clairement ses valeurs, proposant un projet de société fortement structuré autour de quelques objectifs bien définis, osant déjà avancer quelques mesures programmatiques. Mais c’est là aussi que peuvent naître de nouvelles difficultés car l’éclatement du réseau écologique n’est pas seulement dû à des focalisations pratiques différentes (chacun dans sa vie associative sait qu’on ne fait bien que quand on fait en profondeur, radicalement) mais aussi à des fermetures d’esprit qui font que beaucoup trop de militants simplifient et les problèmes et les solutions. Beaucoup, obsédés par leurs « marottes » idéologiques sont tellement persuadés d’être dans la vérité qu’ils en arrivent à confondre intransigeance et radicalité.

L’écologie radicale n’est pas intransigeante.

Ce dont il s’agit alors pour l’écologie radicale c’est de se doter d’un cadre de cohérence suffisamment ouvert pour qu’ils puisse permettre de convertir la diversité de nos approches de l’écologie radicale en une force « hégémonique » (C. Mouffe).

Aujourd’hui se multiplient les appels à l’unité et à la convergence mais comment ne pas constater le manque d’audace pour proposer un tel cadre de cohérence ouvert ?

Chacun a en mémoire comment après le succès du vote du 29 mai 2005, la tentative « unitaire », par peur excessive mais historiquement certes justifiée d’un « programme commun » tout ficelé, s’est ridiculisée dans un projet rhapsodique et stérile autour de quelques 125 propositions.

Quand nous lisons les nombreux appels à l’unité nous pouvons faire 3 constats :

  • le cadre explicitement proposé se résume à une « alliance », à un « mariage », une « union », une « conjugaison » du rouge et du vert. Cette exigence de convergence entre la tradition socialiste de justice économique et la tradition écologique de respect envers la nature est nécessaire. Pourquoi ? Parce que, l’un sans l’autre, ni le fil vert de l’écologie ni le fil rouge du socialisme ne peuvent être radicaux. Le fil rouge : parce que dans une démocratie, l’égalité formelle des droits est insuffisante à réaliser une réelle égalité si les conditions matérielles font défaut ; c’est là toute la force de la critique socialiste contre l’idéalisme libéral, critique qui ne doit jamais manquer de rappeler que les droits réduits aux « droits-libertés » ne sont rien sans des « droits-créances » ; d’où le rôle de l’Etat, d’où la nécessité de services publics… Pour autant régler la question de la justice – définie prioritairement par l’égalité – par une « surproduction relative continuelle », (Marx, Le Capital, II), c’est écologiquement un peu court. Le fil vert : parce que l’homme, en tant que « vivant », vit dans la nature. La nature est la branche sur laquelle nous sommes assis et que malheureusement nos sociétés productivistes s’acharnent à scier de plus en plus vite. Cette perspective est celle qui fournit à la vision radicalement écologique un double point de fuite : géographiquement, en inscrivant toute analyse dans le continuum du local et du global ; historiquement, en envisageant toute action présente dans l’urgence des générations futures. L’union de ce rouge et de ce vert est nécessaire mais est-elle suffisante ?
  • Car en filigrane de tous ces appels peut se dégager un troisième fil autour de l’humain, de la dignité, de la reconnaissance, de la décence. L’écologie peut-elle être radicale si elle oublie de se relier explicitement à ce troisième fil ? La contreproductivité dénoncée par I. Illich est un appel à l’autonomie. On lit « partage et hospitalité » dans le cinquième chantier de Penser pour agir et le dernier mot du texte Changeons ce monde est : « humain ». Si l’écologie politique peut radicalement s’opposer au cadre idéologique qui a enfermé depuis 2 siècles le débat politique autour de l’opposition libéralisme/socialisme, c’est parce que ses racines idéologiques sont exactement opposées à celles que partagent l’ultrasocialisme et l’ultralibéralisme. Ce qui peut alors lui permettre de « faire la part » dans les apports tant du libéralisme que du socialisme. Comment faire cette part si ce n’est à partir d’un troisième fil ? En effet, voulons-nous d’une société respectueuse de l’environnement seulement parce que la planète est finie ? De même, voulons-nous d’une société juste économiquement seulement parce que les biens matériels ne sont pas abondants ? Que la planète soit finie ou infinie, que les biens soient abondants ou rares, ne revendiquerions-nous pas encore au nom du respect de la nature et de la justice sociale ? Pourquoi si ce n’est pour défendre l’idée qu’une société juste et responsable est humainement plus agréable à vivre, en permettant partout et à tous un épanouissement personnel, par le respect de la diversité/spécificité, dans la décence commune et la dignité de chacun.

Quel place accorder alors à l’exigence elle aussi répétée de démocratie ? Permettre de tisser ensemble ces trois fils ?

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Les notes et références
  1. Texte écrit comme contribution pour les 1ères rencontres de l’écologie radicale, dites « rencontres de Miremont ».[]

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