L’inéluctable et le souhaitable – 1

Je publie ici en 2 morceaux mon intervention du vendredi 28 novembre 2014 à Liège. La question était assez « théorique » : Déterminisme écologique et volontarisme politique, l’approche décroissante. J’ai essayé de proposer une réponse « politique ». En refusant d’enfermer la décroissance dans une posture théorique, je défends l’idée que la décroissance doit être porteuse d’une conception révolutionnaire de la transition, ce qui suppose une clarification tant de ses dangers que de ses conditions.

L’annonce de la catastrophe écologique qui vient nous pousse vers l’argument paresseux : si le dérèglement climatique, le pic du pétrole (en réalité, il y aurait un peak all[1]), l’épuisement des matières premières de base… sont inévitables à quoi bon faire encore de la politique ?
A quoi bon se lancer dans des eSpérimentations sociales et écologiques, à quoi bon ébaucher de « belles revendications » dans des programmes politique de rupture, à quoi bon élaborer des projets radicaux et cohérents pour que d’autreS mondeS soient possibleS ?

(a) Ah ! qu’il serait plus simple que les décroissants se détournent avec dédain de ces questions, ajoutant ainsi leurs propres faiblesses et démissions à la dépolitisation généralisée de la vie commune en régime capitaliste. Las ! les décroissants n’échappent pas à la politique.

Pire, même s’ils ont de plus en plus de mal à se sentir « de gauche », ils n’en continuent pas moins à tenter des convergences (antiproductivistes) avec une certaine gauche (de la gauche). Mieux, socialistes ils s’affirment, à condition que ce soit un socialisme utopique et non pas scientiste.

(b) Mais comment définir la « décroissance » ? (question d’autant plus épineuse que chaque décroissant un tant soit peu théoricien semble prendre un malin plaisir 1/ à embrouiller les cartes entre décroissance, objection de croissance, a-croissance, post-croissance… 2/ à « adjectiver » la décroissance : sélective, sereine, heureuse, conviviale… 3/ à y voir seulement la décroissance économique, ou la décroissance démographique…)

En tant qu’objecteur de croissance (un OC est quelqu’un pour qui « la croissance n’est pas la solution mais le problème »), j’ai proposé de nous appuyer sur le triptyque du rejet, du trajet et du projet pour clarifier notre vocabulaire :

  • Le rejet est celui du capitalisme… et de son monde. Et comme ce monde est productiviste, nous voilà anti-productivistes[2]. Et comme ce monde repose sur un individualisme généralisé, nous voilà aussi anti-individualistes[3]. Nous devrions aller encore plus loin car notre rejet de l’économie (si, si !) nous entraîne à une radicale et systémique remise en question de chacun des segments classiques de l’économie : extraction, production, répartition, consommation, déchets.
  • Le trajet est celui de la décroissance stricto sensu. La décroissance est juste une parenthèse : celle de la transition pour sortir du monde de la croissance ; à condition que cette parenthèse se referme sur un monde d’a-croissance (sinon, en cas de retour de la croissance, la parenthèse n’aura été que la « récession »).  Si cette fermeture de la parenthèse est voulue démocratiquement, alors c’est la décroissance. Ce que nous venons d’écrire est déjà explicitement problématique : ne voulons-nous pas cette transition d’abord parce que les plafonds de la soutenabilité écologique sont déjà dépassés (et chaque jour davantage) ? Si nous voulons transmettre aux générations futures un monde où ils pourront simplement vivre, devons-nous repasser sous ces plafonds ? Bref, voulons-nous ou devons-nous décroître ? A quoi bon vouloir politiquement ce que nous devons écologiquement ? Car le trajet de la décroissance semble inéluctable, comme suffit à le montrer (malgré beaucoup d’imperfections) les indications[4] fournies par l’empreinte écologique (EE) : 1/ L’empreinte écologique de l’humanité (2,3 ha/hab) est supérieure à la biocapacité mondiale (1,8 ha/hab). 2/ Les inégalités sont extrêmement fortes. L’empreinte écologique d’un États-unien est de 9,6 hectares alors que celle d’un Afghan dépasse à peine 0,1 hectare, soit un écart de 1 à 100 ! 3/ Depuis les années 1970, la croissance économique continue d’être la croissance des dégâts écologiques et sociaux, mais elle ne provoque plus aucune croissance de la qualité de vie[5].
  • Le projet est celui de l’a-croissance. Un tel monde est à rêver, à inventer, à co-construire. Pour Serge Latouche, ce serait un monde libéré (de la religion) de l’économie. Dans la description que Stuart Mill donnait de l’état stationnaire, il y a une indication qui fait toujours sens : « J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. »[6] D’ores et déjà, sans se laisser bercer par le mirage de la préfiguration, ne pourrait-on pas affirmer que la sobriété, l’autonomie et le partage dans les limites d’un équilibre écosystémique seraient des valeurs essentielles ? Dans un monde d’a-croissance, la nature, l’activité humaine et la monnaie ne seraient plus des marchandises ; la propriété privée, le travail et l’argent seraient abolis…

 

(c) Cette clarification dans notre vocabulaire nous a déjà permis d’aborder la problématique du déterminisme (écologique) et du volontarisme (politique).

  • La logique du déterminisme n’est-elle pas de nous faire céder à l’argument paresseux ? Si les causes de la décroissances sont inéluctables, à quoi bon anticiper sans attendre ce que le futur construira (ou détruira) sans coup férir ? Le déterminisme peut-il échapper au risque de la dépolitisation ? A quoi bon faire de la politique si l’Histoire est déjà d’avance écrite et déterminée ?
  • Pour autant, le volontarisme nous garantit-il d’échapper au même risque de la dépolitisation ? En effet, le volontarisme ne partage-t-il pas avec le monde de la croissance une source commune dont l’un des effets est précisément la sortie du politique : nous visons par là l’individualisme. Car volontarisme et individualisme ne sont-ils pas deux variantes d’un même subjectivisme, subjectivisme qui fournit exactement au capitalisme l’anthropologie dont il a besoin (des individus séparés, repliés sur leur subjectivité et leur volonté et qui entrent en relation par la compétition et la concurrence généralisées) ? Or, depuis Tocqueville, ne savons-nous pas qu’un tel subjectivisme bascule dans le dépérissement d’une vie politique active ?
  • Tel est donc l’enjeu de notre problématique : comment échapper à la dépolitisation, comment retrouver du politique, quel type de liberté devons-nous garder en ligne d’horizon ?

1-    En matière de dépolitisation, les OC font-ils mieux que les autres ?

11- Renvoyer dos à dos les mirages de la planification et du marché

Alors qu’en apparence la voie libérale par le marché semble s’opposer à la voie marxiste par la planification, il ne faut voir là qu’une opposition de surface qui enferme le désaccord sur la méthode mais qui, en profondeur, fait fond (commun) sur l’objectif, à savoir une forme de rationalisation de la vie réelle par l’économique. Et dans ce cas, la mise en avant de l’économique signifie très exactement la mise au rancard de la question politique, à savoir celle de l’auto-institution de la société par elle-même (cette dernière formule revendique une référence à Castoriadis, évidemment).

  • Dans la variante libérale, l’impérialisme de l’économie assure l’inclusion du politique (celui d’un Etat minimal) dans la société (prétendument « civile »), ou la soumission des récipiendaires du pouvoir politique aux diktats de l’oligarchie financière. Les soit-disant lois de l’économie de marché n’ont socialement besoin que d’individus réduits au seul calcul de leurs intérêts en vue de maximiser leurs gains. C’est ainsi que chacun, trop occupé par ses affaires privées, confie à la Main invisible le soin d’organiser « une guerre de chacun contre chacun » (T. Hobbes). Ce que Castoriadis nomme « privatisation » est bien une « dépolitisation », c’est-à-dire la dépossession volontaire de l’autonomie (celle qui devrait avoir en vue de prendre en charge la co-construction de l’organisation sociale). Ah que nous aimerions pouvoir constater que cette privatisation est en réalité vécue comme une « privation » mais il faut au contraire enregistrer le succès croissant de cette dépolitisation libérale ! Plutôt que d’accepter d’entrer en conflit avec les imaginaires sociaux dominants, chacun semble préférer se faire la guerre à soi-même (les maladies de la société de performance sont la dépression, le burning out…). Ah que nous aimerions pouvoir constater que ces prétendues lois du marché sont enfin dénoncées pour ce qu’elle sont – de pures abstractions qui, par exemple, mythifient une politique par les prix alors qu’en régime productiviste jamais aucun prix ne rend compte des véritables coûts sociaux et écologiques ! Au lieu de cela, les externalités négatives continuent à être mutualisées, les profits à être privatisés, et en avant pour toujours plus de propagande du self made man !
  • Dans la variante marxiste, l’impérialisme de l’économie garantit l’inclusion de la société dans l’Etat (c’est le totalitarisme) : ce qui produit une dépolitisation violente (et non pas « molle » comme dans le libéralisme), affichée (et non pas « de lassitude »), c’est l’œuvre de la Bureaucratie et du volontarisme du Parti. Théoriquement, la contradiction se formule entre le déterminisme du matérialisme historique (le capitalisme ne peut pas ne pas s’effondrer sous ses contradictions internes) et le volontarisme du Parti (la mission de cette avant-garde est d’éclairer le prolétariat). Plus concrètement, c’est tout le cercle vicieux dans lequel s’est trouvé enfermé le prolétariat : « Le prolétariat à un rôle historique privilégié, comme le démontre l’œuvre de Marx (qui est vraie) ; l’œuvre de Marx a un statut (de vérité) à part, parce qu’elle est l’expression consciente du mouvement du prolétariat (qui est une classe historiquement privilégiée) »[7]. Le résultat réel de cette contradiction, chacun a pu le constater : la brutalité de la non-vie politique s’introduisait au plus intime des vies privées, dans un régime généralisé de soupçons réciproques. Et c’en était fini de la politique, de la moindre capacité de la société à s’auto-instituer. Et c’est pourquoi le « destin » d’une telle dépolitisation était d’avance écrit : le régime tiendrait avec autant de brutalité qu’il révélerait de fragilité quand viendrait le temps de l’écroulement (mais il n’y aurait tragiquement dans ce temps bref aucune réelle chance de la moindre reprise en main politique : le plus pur libéralisme moderne matinée de nationalisme passéiste était le destin de ces sociétés dépolitisées et soi-disant « soviétiques et socialistes »).

12- La théorisation regrettable des sources de la décroissance

On aurait pu penser et espérer que la double critique que portent les décroissants – critique dirigée contre le libéralisme, le productivisme et le capitalisme ajoutée à la critique des critiques marxistes – leur aurait épargné d’être à leur tour entraînés dans la tentation de la dépolitisation. Mais ce n’est pas le cas et chacun sait comment la question de la participation à des échéances électorales provoquent encore des débats douloureux.

Le seul aspect que je veux maintenant aborder est de tenter une explication sur cette « douleur ». Mon hypothèse est la suivante : pour une grande part, le malaise dans la politisation de la décroissance provient d’une trop grande théorisation de ses sources[8]. Il est « classique » de distinguer grosso modo deux sources principales de la décroissance.

  • Une source « culturaliste » qui regroupe les sources anti-consumériste (Ivan Illich), anti-utilitariste (Serge Latouche) et anthropologiques (de l’écologie intérieure à la simplicité volontaire). D’une part, cette source alimente une critique de la société de consommation : une croissance infinie dans un monde fini est absurde. De ce point de vue, la croissance n’est pas souhaitable et produit une société de frustration, faussement motivée par la publicité… D’autre part, cette source alimente le côté « volontariste » de la décroissance : sans méconnaître les puissances de l’aliénation, l’idée implicite de cette critique est bien qu’une prise de conscience de cette absurdité pourrait être un premier pas vers l’émancipation.
  • Une source « naturaliste » qui regroupe les sources écologistes (de la défense de l’environnement à l’anti-extractivisme) et la source bio-économique (Nicholas Georgescu-Roegen). D’une part, cette source alimente une critique de la société de production : une croissance infinie dans un monde fini est impossible. De ce point de vue, la croissance n’est pas soutenable et produit une société d’exploitation et de domination, autour de la valeur-Travail. D’autre part, cette source alimente le côté « déterministe » de la décroissance : sans oublier de se doubler d’une critique de la foi dans les progrès futurs de la technologie pour résoudre après-demain les problèmes de demain, l’idée implicite de cette critique est bien que les limites physiques de la nature ne pourront pas ne pas amener l’Humanité devant ses responsabilités.

 

Si nous restions là, le constat serait démoralisant à cause d’un double oubli : ces sources « théoriques » font à la fois l’impasse sur la question politique par excellence – celle de la transition – et l’impasse sur la place centrale que les alternatives concrètes devraient occuper dans le « faire de la politique ». Sur la question de la transition : comment ne pas s’inquiéter d’un simple appel à l’insurrection des consciences comme condition nécessaire et suffisante pour entraîner la société vers des bifurcations promises mais en réalité jamais expérimentées ? D’une façon générale d’ailleurs, la voie « volontariste » semble encore beaucoup trop espérer dans le potentiel de l’éducation : ah s’il suffisait d’éduquer nos jeunes pour que, demain, ils construisent la société dont nous rêvons aujourd’hui. Certes, mais qui seront les « éducateurs » de ces « jeunes » et mieux encore, qui éduquera de tels éducateurs ?

Un motif d’espoir ? Beaucoup de décroissants se définissent tels parce qu’ils sont d’abord impliqués dans des formes alternatives et concrètes de vie qui trouvent une filiation dans le socialisme utopique[9], c’est-à-dire dans le socialisme qui refusera le socialisme scientiste, travailliste et productiviste de Marx et de Engels et qui choisira d’emblée d’explorer la voie de l’Association, par les coopératives, les mutuelles, les associations. Cette voie a toute une tradition d’expérimentations minoritaires : « colonies » d’Owen, phalanges de Fourier, Icaries de Cabet, Familistère de Godin, naturiens de la fin du 19e siècle, mouvement « hippie » des années 70 et aujourd’hui les « alternatives concrètes ». Cette source alimente une critique généraliste de « l’organisation sociale » en tant que telle.  Une croissance infinie dans un monde fini n’est ni juste ni décente. La force politique de cette source, c’est qu’elle s’appuie davantage sur l’argument « du quand bien même » que sur des arguments « de la nécessité »[10]. Quand bien même la nature offrirait des « ressources » infinies et inépuisables, quand bien même nous disposerions de richesses sans limites, et bien nous ne trouverions aucun avantage à l’actuelle organisation sociale basée sur la compétition, la rivalité, l’égoïsme, la guerre de chacun contre chacun. Nous désirons tout au contraire une société organisée par ces vertus humaines que sont l’entraide, l’amitié, la générosité, la loyauté, la bienveillance, l’honnêteté.

La suite : http://decroissances.ouvaton.org/2016/01/05/le-souhaitable-et-lineluctable-2/


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[2] Ce qui fait que nous pouvons avoir des discussions difficiles avec les anti-capitalistes qui restent attachés à des formes, déguisées ou non, de productivisme. Sur cette question : L’antiproductivisme, un défi pour la gauche, ouvrage que j’ai coordonné (Parangon, 2013).

[3] Ce qui fait que nous pouvons avoir des discussions difficiles avec les anti-productivistes qui restent attachés à des formes, déguisées ou non, d’individualisme. Sur cette question : avec Bernard Legros, nous avons un projet de livre.

[4] D’une façon générale, on utilise les indicateurs pour montrer ce qui doit croître. Alors que nous n’avons besoin, politiquement, que d’indications pour désigner ce qui doit décroître. Il faut donc oser se demander s’il n’y a pas quelque paradoxe à vouloir,  à tout prix, inventer des indicateurs alternatifs, comme si toujours quelque chose devait croître, fût-ce le bonheur…

[5] « Toutes les études menées sur la question des rapports entre bonheur et croissance économique convergent vers la conclusion suivante : au-delà de 12000 à 15000 € annuels de revenu moyen par tête, il n’existe plus aucune corrélation entre richesse monétaire et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Et les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, en effet universalisable sans mettre en péril la survie de la planète », reconnaît  le non-décroissant Alain Caillé, L’idée même de richesse, La découverte (2012), page 31.

[6] John Stuart Mill, Principes d’économie politique, Volume II, chapitre vi, 1848. Le texte est publié dans La revue du MAUSS, 2011/1.

[7] Corneliaus Castoriadis, Une société à la dérive, Points Seuil (2005), page 75.

[8] Dans l’article consacré à la décroissance de l’Encyclopaedia Universalis, Fabrice Flipo ne fait l’inventaire que des « sources théoriques ».

[9] Nous serions prêts à faire nôtre le titre d’un ouvrage de Manuel Valls mais en le retournant complètement ;nous, nous dirions : « Pour en finir avec la vieille gauche.. et être enfin socialiste ! ».

[10] C’est cette source politique qui d’un côté rejette les critiques traditionnelles des économistes de gauche selon laquelle les décroissants auraient toujours oublié la « question sociale » et d’un autre côté justifie plus qu’une méfiance vis à vis de toutes ces formations de la gauche de la gauche qui en sont toujours à attendre le Grand soir des contradictions du capitalisme.

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