On progresse conceptuellement quand on est capable de comprendre que l’on ne passe jamais d’un monde d’avant au monde d’après d’un claquement de doigt. Et cela vaut particulièrement pour le monde d’aujourd’hui – celui de la croissance –, puisqu’il a atteint une extension jamais atteinte auparavant, et donc que sa puissance impériale n’a jamais été à ce point démesurée.
Il y a là d’ailleurs un danger politique à repérer : que le terme de « post-croissance » escamote celui de « décroissance », autrement dit que les indispensables considérations sur un projet désirable d’un monde sans croissance escamotent les difficultés du trajet.
- Dans l’idéal, il aurait fallu réserver le terme de « post-croissance » pour englober deux périodes qu’il faudrait analytiquement distinguer (même si dans la réalité historique, la succession sera faite de chevauchements et de superpositions) : le trajet (de la décroissance) et le projet (stricto sensu, celui de la post-décroissance).
- Cependant, le terme de « post-croissance » a déjà sa notoriété : mais ne nous cachons pas qu’il est souvent préempté par ces objecteurs de croissance que le terme de « décroissance » rebute ; ne nous cachons surtout pas que les réticences sur le mot sont toujours, au fond, des réticences sur la chose.
- Par conséquent, acceptons de nommer « post-croissance » la période qui succédera à la décroissance comme trajet. Mais refusons de nous raconter que l’on sautera sans transition du monde de la croissance à celui de la post-croissance.
C’est donc bien de « décroissance » dont il faut discuter : c’est-à-dire de cette époque intermédiaire qui ne pourra pas faire l’économie d’une période de décrue, de réduction.
Mais surtout : si la décroissance est cette époque de sortie du monde de la croissance, alors elle sera aussi cette époque par laquelle on entrera dans la post-croissance. Et voilà l’enjeu politique : à mal sortir du monde d’avant, il y a toutes les chances que l’on entre mal dans le monde d’après.
C’est donc de transition dont je vais (encore) dire quelques mots. Pas en termes de continuité, comme si le monde allait couler naturellement de l’avant à l’après : cet entre-deux temps est ce que la philosophe Hannah Arendt désignait du nom de « brèche » (dans la préface de Between Past and Future, en 1961).
Il nous faut ébrécher le monde de la croissance et s’engouffrer dans la brèche (que la brèche devienne le gouffre).
Alors ébréchons et explorons quelque peu la brèche ouverte.
Hannah Arendt écrivait que l’on ne pouvait rien imaginer de pire que la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste (dans le prologue de La condition de l’homme moderne, 1958). Et bien, ¾ de siècle plus tard, on peut reprendre sa formule pour pointer pire encore qu’une société de travailleurs sans travail. Pour cela il faut savoir faire la différence entre « croissance » et « régime de croissance ».
On ne pourrait donc rien imaginer de pire qu’un régime de croissance sans croissance. Car cela signifierait que la sortie de la croissance ne s’étant pas décolonisée de l’imaginaire de la croissance, alors la post-croissance resterait aliénée au régime de croissance.
Qu’est-ce qu’un « régime » : c’est une organisation sociale et mentale qui partage une conception commune du sens de la vie (individuelle comme collective).
- Voilà pourquoi pour Onofrio Romano, c’est le « régime de croissance » qui est le « syndrome » alors que la croissance (économique) n’est que le « symptôme ».
- Voilà pourquoi dans son livre La décroissance et ses déclinaisons, la MCD commence par rappeler que le succès de la croissance tient à l’extension de ce concept économique à un monde et à son idéologie, à des modes de vie et à des récits (des fables).
- Voilà pourquoi on peut aussi évoquer une « hégémonie de la croissance » qui résulte d’un « esprit de croissance » et d’un « paradigme de croissance (Matthias Schmelzer, The hegemony of growth, 2016) (L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique. Paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative.).
Bref, si on prend pour objectif politique une vie humaine libérée du paradigme de croissance, du régime de la croissance, du monde de la croissance et de son idéologie – et cet objectif n’est-il pas celui de la post-croissance – alors il ne faut pas manquer la transition qui est si bien nommée du nom de « décroissance ».
Je propose de pointer 4 ébréchures qui me semblent 4 déclinaisons de cette brèche que je crois politiquement décisive entre croissance et régime de croissance. Et c’est arrivé à ce point du raisonnement qu’il faut se mettre à envisager que la décroissance soit politiquement inacceptable ; pourquoi ; et alors ?
Pourquoi ? Parce que la distinction entre croissance et régime de croissance lui fait porter une telle globalité que l’on ne sait pas par quel bout commencer. Ah qu’il est beaucoup plus facile de se raconter soit que le monde de la croissance finira par s’effondrer de lui-même, soit qu’il ne résistera pas bien longtemps à tous ces effritements que des oasis ne manqueront pas de provoquer et qui finiront bien par atteindre une « masse critique », avant la grande « bifurcation ».
Mais dans ces cas la critique politique n’est pas systémique.
On peut assumer cette perte de systématicité, et vanter les « petits gestes », les micro-expérimentations sociales des « alternatives concrètes » 1, et appeler à leurs convergences ; mais dans ce cas, la systématicité est adoucie, sinon corrompue. S’ouvrent alors les périls de l’« autrement », dont l’ESS me semble être aujourd’hui le meilleur exemple 2.
Mais on peut aussi refuser cette perte de systématicité et assumer la radicalité de la cohérence conceptuelle, théorique, idéologique. Sans être convaincu du succès de cette radicalité, je défends l’idée qu’elle en est la condition peut-être pas suffisante mais néanmoins nécessaire.
Seule une telle radicalité peut permettre d’espérer de sortir, pas seulement de la croissance, mais du régime de croissance. Pour cela, il faut changer la donne. Je reprends alors les propositions québécoises pour la traduction de « game changer » : perturbature, ou chanvirement 3.
1- Définir la décroissance comme socialisme de la vie sociale est un premier chanvirement. c’est une double rupture : a) avec cette classification politique de la décroissance dans la case de l’écologie radicale ; b) avec la tradition socialiste qui reste prisonnière de son cadre industrialiste et qui, ne pouvant voir de la contradiction qu’interne au système, se prive de la capacité à raisonner pour porter une critique normative.
- Alors qu’en assumant une telle critique normative contre l’absurdité d’une vie sociale insensée, on se donne aussi les moyens politiques de s’appuyer sur les contradictions éthiques d’une vie individuelle désorientée : d’une vie individuelle sans ethos, sans « lieu » pour s’accomplir.
- C’est alors une reconsidération complète de ce qu’est un « objectif » qu’il faut ajouter : du refus de la conception procédurale de la justice (à moduler avec la théorie des sphères de la justice) avec la réhabilitation (prudente, très prudente ; prudente au sens aristotélicien) d’une priorité décroissante du Bien sur le Juste. Cette réhabilitation devra consister à libérer le politique de la prison du réalisme du moindre mal au profit d’un idéalisme du souverain bien : décroître, dans ce cas, politiquement ce sera revenir avant le moment « Machiavel-Hobbes »…
- A condition que ce Bien soit celui d’une morale du sens commun, de la décence ordinaire (George Orwell)…
Voilà pour un premier chanvirement qui concerne l’objectif politique de la décroissance.
Mais ce n’est pas le seul :
2- Conceptuellement : avant de se perdre dans l’inventaire des décroissances (où le vaporeux permet le poreux, pour aboutir à une décroissance comme nébuleuse, comme brouillard, comme état gazeux), il faut dé-couvrir une définition commune de la décroissance. Ce qui n’a jamais été fait parce que d’emblée la décroissance s’est perdue dans le slogan du « mot-obus » ou dans l’antilogie contre-intuitive (selon laquelle la décroissance ne serait pas le contraire de la croissance). Il faut au contraire a) repartir d’une définition intuitive de la décroissance comme « contraire de la croissance » et b) faire suivre la critique de l’extension de la croissance à un monde et à son idéologie par une extension de la critique portée par la décroissance contre tout régime de croissance.
Un tel chanvirement conceptuel aurait immédiatement 2 effets politiques :
- Cesser enfin de se tirer un mot-obus dans le pied ; ce que l’on fait quand aussitôt le terme de « récession » prononcé, on s’écrit que la décroissance ne serait surtout pas une récession. Comment, veut-on, quand on est si approximatif conceptuellement, ne pas égarer d’emblée tou.te.s ceux et celles qui seraient prêts à défendre que la baisse de la production économique devra durer bien plus que 2 trimestres consécutifs ? La décroissance ne doit pas tromper et elle doit assumer d’être une récession planifiée démocratiquement : et c’est cette planification( à définir, à discuter radicalement) qui fera toute la différence avec une dépression et avec une récession subie.
- Surtout, si la décroissance est le contraire de la croissance, alors la post-croissance devra bien être le contraire du « régime de croissance ». Conceptuellement, l’exigence de radicalité comme cohérence idéologique, fournira le critère qui permettra de trancher entre ce qui est décroissant-compatible et ce qui ne ferait que « tout changer pour ne rien changer ».
3- Fondamentalement, c’est la question des limites en tant que telles qui doit être reposée, chanvirée : il faut prioritairement repenser les limites planétaires à partir des limites sociales et pour cela passer d’une économie de la rareté à une économie générale de la dépense.
Là, c’est tout un héritage conceptuel qu’il nous faut aller fouiller dans l’œuvre de George Bataille 4.
Est-il vraiment pertinent de poser la question écologique sous l’angle de la « fin de l’abondance » et donc en rester à penser l’économie à partir de la rareté alors que :
- sans nier la finitude des ressources, on peut tout de même entendre que « l’imaginaire de rareté, c’est celui de la société de croissance. De fait, dans une société de croissance qui en veut toujours plus, il ne peut jamais y avoir assez. Le manque est inéluctable, permanent, et l’abondance à jamais hors de portée. C’est d’ailleurs l’un des enseignements que l’on peut tirer de la lecture des travaux d’anthropologues tels que Pierre Clastres ou Marshall Sahlins. »
- « La rareté revêt en effet toujours un caractère relatif. Ainsi, la rareté originelle, qui est l’un des postulats fondateurs de la science économique, est bien définie comme la rareté relative des ressources dont nous disposons pour satisfaire nos besoins illimités. Dans ces conditions, il y a deux manières de gérer la rareté. On peut tenter de la vaincre, de la dépasser, et c’est la voie de la croissance sans fin, le choix de l’opulence, celui que nos sociétés ont fait. Mais on peut aussi faire un autre choix, celui de l’abondance. Dans ce cas, ce n’est pas sur la quantité de ressources et de richesses qu’il faut agir, mais plutôt nos besoins qu’il faut questionner pour mieux pouvoir les réguler. »
La « rareté » a donc bon dos et ne faudrait-il pas s’interroger sur le fait qu’elle peut servir de fond commun pour justifier tant la croissance, la guerre que maintenant la « résistance » contre le système ???
Cette approche par le biais de « la fin de l’abondance » n’est-elle pas une sorte d’externalisation : de la même façon qu’une entreprise externalise en aval les dégâts sociaux et écologiques qu’elle commet en amont, cette façon de rester prisonnier de l’imaginaire de la rareté ne permet-elle pas d’externaliser les causes sociales vers les causes écologiques 5 ? Ce qui serait une façon de passer à côté des limites de la société de croissance qui sont d’abord des limites sociales : d’abord au sens où les limites écologiques sont socialement construites.
Évidemment, ce renversement théorique/idéologique que je suggère (mais on peut lire aussi G. Kallis, O. Romano, B. Mylondo…) permettrait de repenser dans un tout autre cadre la question de la violence (qui n’est jamais… inéluctable, elle non plus).
4- Je vois bien l’intérêt stratégique de rester ainsi prisonnier de l’imaginaire de la rareté, cela permet de faire l’économie d’une repensée de la politique à partir d’un idéal de vie sociale : puisque si les limites naturelles ne sont pas des constructions sociales, alors elles imposeront inéluctablement les transformations sociales que nous appelons mais en nous dispensant d’en faire un choix politique : et c’est ainsi que toutes les variantes de « l’argument de la fatalité » pourront converger ← depuis les nostalgiques du matérialisme historique, en passant par les effondristes, sans oublier ceux qui ramènent tout paresseusement au trop-plein démographique.
- Stratégiquement, il nous faut acter que les 3 stratégies aujourd’hui à disposition – le renversement, le basculement et l’effondrement 6 – ne sont pas des stratégies de sortie du régime de croissance (voir le sommaire du n°52 d’Ecorev’ 7) : parce qu’elles ne fournissent que des mobilisations apparentes (ce ne sont pas des mouvements sociaux : de, par et pour la vie sociale)
- D’où l’éco-anxiété comme pathologie de l’individu dépolitisé (Frédéric Lordon 8 explique que c’est par manque de mise en perspective que naît l’éco-anxieux, qui voit les effets certes mais sans remise en cause).
- Je laisse alors en suspens cette question de la mobilisation politique en faveur de la décroissance. Et pour le moment, je me contente de renvoyer à ma lecture du dernier livre de Jérôme Baschet, Basculements.
Les notes et références
- La critique de l’insuffisance des « alternatives » est la grande leçon que l’on peut tirer de Reprendre la terre aux machines, de l’Atelier Paysan (Seuil, 2021).[↩]
- Tel est le danger qui menace d’une façon générale l’ESS et tout ce qui concerne les « alternatives » : on sait à peu près d’où elles partent mais on peut avoir beaucoup de doutes quant à savoir où elles vont : https://decroissances.ouvaton.org/2021/11/08/plaidoyer-critique-pour-les-intermediaires/[↩]
- Ces traductions proposées par Audrey PM, sont des mots-valises : changement + chavirage, perturbation + ouverture. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/on-dira-ce-qu-on-voudra/segments/chronique/62112/en-francais-game-changer-traduction-audrey-pm[↩]
- https://decroissances.ouvaton.org/2022/08/07/pour-habiter-la-vie-sociale-il-faut-renverser-les-imaginaires-de-la-croissance/ et aussi https://decroissances.ouvaton.org/2017/08/12/jai-relu-la-part-maudite-de-georges-bataille/[↩]
- Nous nous défaussons ainsi sur la « nature » au lieu de poser socialement la question des limites : « Nous demandons à la majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », écrivait Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), page 111.[↩]
- https://decroissances.ouvaton.org/2022/07/11/jai-lu-basculements-de-jerome-baschet/#Combien_de_strategies_srsquooffrent_a_la_decroissance[↩]
- https://ecorev.org/IMG/pdf/00corev_52.pdf[↩]
- « L’éco-anxiété, une merveilleuse connerie », https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY[↩]
Bonjour Michel,
Je ne comprends toujours pas pourquoi la décroissance n’est pas simplement définie comme étant une décroissance matérielle???
Parce que c’est pourtant bien ce qui est proposé, une décroissance matérielle au profit de plus de social, plus de partage, y compris des décisions (donc au profit de plus d’intelligence collective).
Amicalement.
Parce que :
1. Il faut déjà accepter de définir la décroissance comme le contraire de la croissance
2. Ensuite s’apercevoir que la domination de la croissance n’est pas que « matérielle » mais qu’elle est beaucoup plus étendue que cela (c’est cette extension au-delà du « matériel » qui est l’une des causes de la différence entre capitalisme et croissance (et donc entre anticapitalisme et décroissance)
3. Il ne s’agit donc pas seulement de s’opposer à la croissance matérielle et de prôner une décroissance matérielle mais il faut « décoloniser son imaginaire » (celui qui est colonisé par le « régime de croissance »), il ne faut donc pas seulement imaginer un monde sans croissance, il faut surtout rêver d’un monde libéré du « régime de croissance ».