Pour habiter la vie sociale, il faut renverser les imaginaires de la croissance

En coordination avec les (f)estives de cette année, le journal suisse Moins! consacre le dossier de son numéro 59 au thème de la vie sociale.

Jusqu’à quel point faut-il ou peut-on faire de la décroissance une redirection ? Question à se poser à l’intérieur même du mouvement décroissant.

Je propose d’ores et déjà d’assumer le plus radicalement possible, c’est-à-dire de la façon la plus conceptuellement cohérente, une série de ce que des canadiens appellent des « chanvirements » ou des « perturbatures » (pour franciser « game changing« ), ce que Serge Latouche désigne comme des « décolonisations de nos imaginaires ».

L’un de ces chanvirements – celui qui consiste à penser l’économie non pas à partir de la rareté mais à partir de l’abondance 1 – implique une conséquence politique forte : celle de replacer au coeur des préoccupations politiques décroissantes, non pas la question écologique, mais la question de la vie sociale.

Intuitivement, comment comprendre l’expression de « post-croissance » ? Ce serait le monde qui viendrait « après » celui de la croissance. Quel serait ce monde ? Comme personne ne peut croire que le passage du monde d’avant au monde d’après se fera en un claquement de doigt, alors le monde d’après commencera par un temps intermédiaire de « transition », de « redirection ». Stricto sensu, cette transition est la décroissance, c’est-à-dire l’époque pendant laquelle l’organisation sociale se donnera comme objectif explicite de retrouver les conditions d’une existence soutenable. Alors que l’objectif de la croissance est de toujours repousser les limites, pendant la période de décroissance l’objectif de la décroissance sera de repasser sous les fourches caudines des limites planétaires de soutenabilité. Mais vers quoi décroître ? Si la décroissance est la première « époque » de la post-croissance, et ce sera une époque de décrue, de réduction de la production et de la consommation, quelle sera la période suivante, celle qui est censée donner au projet politique de décroissance sa perspective globale ?

Sans essayer de jouer au prophète, on peut d’ores et déjà poser que la « post-décroissance » devra être radicalement décolonisée de tout imaginaire croissanciste. C’est cette exigence de cohérence qui structure les recherches de l’un des penseurs actuels les plus roboratifs de la décroissance, Onofrio Romano, sociologue italien qui a été l’élève de Serge Latouche 2.

Tous les discours modernes définissent l’économie comme « la lutte contre la rareté » 3 : dans un tel contexte, comment la modernité peut-elle maintenir en même temps une promesse d’abondance ? Par la croissance. Et voilà un défi pour la décroissance : car, à se définir par rapport à la rareté, elle reste prisonnière d’un imaginaire économiciste.

La décroissance, à se définir par la rareté, reste prisonnière de l’imaginaire de la croissance économique.

Au contraire, O. Romano part de ce que Georges Bataille (1897-1962) écrivait dans La part maudite (1949) : ce qui est premier, ce n’est pas la rareté, c’est la surabondance de l’énergie biochimique, car le soleil donne sans jamais recevoir. Lisons Bataille. « Je partirai d’un fait élémentaire : l’organisme vivant dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé par la croissance, il faut nécessairement le perdre, sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique. »

Il ne faut pas alors voir le manque d’énergie comme un problème pour la croissance, mais il faut renverser la perspective : c’est la croissance qui est l’une des solutions pour dépenser de l’énergie. Aujourd’hui, on dirait que la croissance est l’une des formes possibles de la « dissipation » de l’énergie 4.

Premier renversement : le problème, ce n’est donc pas la rareté de l’énergie, c’est son abondance. G. Bataille en déduit la loi générale de l’économie : « Toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent. C’est précisément l’usage qu’elle en fait qui la détermine ».

Le premier usage qui en est fait est ce que G. Bataille nomme « usage servile » : car l’énergie est dépensée d’abord pour servir à la reproduction d’un système, à sa survie.

Mais alors où est le problème si l’énergie est abondante ? C’est que « si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît… c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion générale » 5. C’est cette idée que les auteurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère reformulent : « même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance » 6.

Deuxième renversement : Les véritables raisons pour lesquelles la croissance est limitée ne sont pas que les ressources sont limitées, mais que « l’utilisation « utile » de l’énergie est limitée… Dans ces conditions, le problème reste le même : l’excédent d’énergie. Autrement dit, que faire de l’énergie une fois que les capacités d’absorption du système sont épuisées ? » 7.

La Terre est donc un système ouvert qui reçoit du Soleil une profusion d’énergie que la vie terrestre se charge de dissiper. Une part de cette dissipation est « servile » et sert d’abord à garantir la survie ; reste ce que G. Bataille appelle la « part souveraine » dont une partie sera toujours excédentaire, « une fois consommée la part dévolue à l’usage servile » 8. Cette part souveraine est précisément l’affaire de la civilisation. « Est souveraine la jouissance de possibilités que l’utilité ne justifie pas (l’utilité : ce dont la fin est l’activité productive). L’au-delà de l’utilité est le domaine de la souveraineté » 9.

O. Romano replace alors sa pensée dans une mise en perspective historique : depuis l’explosion démographique des temps modernes, le « régime de croissance » est fondé sur le culte du moment servile, comme si « la croissance pour la croissance » allait suffire pour dépenser les excédents. La croissance est alors la fausse promesse de pouvoir mettre à disposition des individus toutes les ressources : « Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités » 10.

Dans un tel régime, la politique n’a plus pour fonction que de fournir à chaque individu les conditions de sa survie biologique, en se retirant totalement, au nom de la défense de la liberté individuelle, de la construction du sens de la vie qui ne devient plus alors qu’une « affaire privée ». Tel est le sens de la séparation de l’Église et de l’État, conformément aux appels à la tolérance qui se multiplient dès le 17ème siècle : il s’agit de tolérer – au nom de la liberté individuelle prétendument souveraine – que chaque individu moderne puisse organiser sa vie privée suivant sa propre auto-conception. La croyance religieuse devient alors une « opinion » ; l’État n’a plus à s’en préoccuper, sauf à garantir les conditions matérielles et politiques de son exercice. C’est ainsi que le deal théologico-politique se double d’un deal théologico-économique : à côté d’une sphère privée où la question du sens de la vie se pose, mais dans l’intériorité de la seule conscience, la sphère publique devient celle de l’extériorité où un individu n’en rencontre un autre que pour « faire des affaires ». Si l’argent n’a pas d’odeur, c’est tout simplement parce que dans un marché, c’est la marchandise qui fait la valeur, et peu importe avec qui se fait l’échange. « A chacun son opinion » religieuse ; mais on fait des affaires avec tout le monde.

C’est ainsi que le sens de la vie cesse dans les temps modernes d’être une affaire publique : celle-ci est juste abandonnée au jeu spontané des interactions d’individus réduits à leurs intérêts, autrement dit à la concurrence « libre et non faussée ». Dans ce cas, si l’idéologie de la croissance peut bien pratiquer l’économie de marché comme une sorte de religion (avec ses croyances, ses lieux de culte, ses prophètes, ses cérémonies…), c’est que la religion « traditionnelle » s’est retirée dans le for intérieur de chacun.

Comment dans une telle reconfiguration moderne de la vie ensemble, l’économie de la croissance va-t-elle s’occuper de dissiper l’énergie ? Une part, la part servile, sera consacrée à l’utilité. Mais ce ne sera jamais suffisant pour dépenser toute l’énergie, il y aura toujours un surplus : autrement dit, qui va profiter des excédents qu’une production ne peut pas éviter de produire ?

Le résultat est connu : dans le jeu de la compétition, seuls les plus forts vont s’approprier la dépense de la part excédentaire, des surplus. Et pour le plus grand nombre, le régime de croissance n’est que l’expérience de l’austérité et de la pénurie.

Voilà donc ce que la décroissance doit politiquement renverser : la priva-tisa-tion des surplus par la minorité. La dépense doit redevenir l’énergie de la vie sociale. « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés » 11.

C’est donc la dépense collective de l’abondance plus que la gestion de la rareté qui permettra de replacer la question du sens de la vie au cœur de la vie sociale, par des dépenses improductives, par ces « inutilités » que sont les jeux, les arts, les spectacles, les cultes, les constructions somptuaires… C’est là que les thèses d’O. Romano atteignent leur pointe anthropologique la plus acérée, même pour des décroissant.e.s ; c’est là qu’il est le plus difficile de penser la dépense souveraine comme « gaspillage ».

La dépense doit redevenir l’énergie de la vie sociale. « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme.

« Gaspillage », d’un point de vue décroissant ? Oui, car si c’est inutile, c’est souverain.

D’une part, parce que la reconfiguration de la rareté et de l’abondance entraîne un renversement supplémentaire : c’est qu’il n’y a « rareté » des ressources que par rapport à des besoins socialement définis. La croissance suppose des besoins toujours repoussés ; pour la décroissance, ce sont ces besoins qu’il faut faire décroître, ce qui est un objectif non pas écologique mais social. C’est en ce sens que Giorgos Kallis va jusqu’à écrire qu’il n’y a pas de limites naturelles mais que les limites « naturelles » sont socialement construites 12.

D’autre part, parce que faire porter le chapeau des limites à la nature, c’est faire passer la question de la survie avant celle de la vie sensée. Dans son dernier livre, O. Romano va encore plus loin : non seulement, c’est à nous, socialement, de fixer des limites à notre désir de croissance, c’est à nous de réorienter socialement la dépense des surplus mais, in fine, « notre préoccupation est de vivre dans un monde que l’on peut « aimer à mort »… Nous préférons la fin de la planète plutôt qu’une vie misérable » 13.

Telles sont les redirections conceptuelles et anthropologiques qui pourraient guider une décroissance animée non seulement par l’exigence de décoloniser radicalement son imaginaire du « régime de croissance » mais d’abord portée par la visée d’une humanité qui aurait retrouvé le (bon) sens commun de la dépense socialement souveraine. C’est donc sans attendre qu’il faut nous préparer à réhabiter la vie sociale.

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Les notes et références
  1. Le journal Moins! m’avait déjà donné l’occasion d’évoquer un tel renversement de perspective à l’occasion d’un article sur la place à accorder à la gratuité et au revenu inconditionnel.[]
  2. Onofrio Romano vient de publier Towards a Society of Degrowth (Routledge, 2021), en anglais.[]
  3. Suivant la définition devenue classique de l’économiste français François Perroux, qui résume là la définition plus savante de l’économie fournie par Lionel Robbins, « L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs », Essai sur la nature et la signification de la science économique (1932).[]
  4. Lire François Roddier, Thermodynamique de l’évolution, un essai de thermo-bio-sociologie (éditions parole, 2019).[]
  5. La croissance est l’une des options possibles pour dépenser. Mais cette dépense par la croissance se paie d’un double prix : la destruction de la nature, le sapement de la vie sociale : la croissance est écocidaire et sociocidaire.[]
  6. Dans l’Épilogue à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, coordonné par Giacomo D’Alisa, Federico Demaria, Giorgos Kallis (le passager clandestin, 2015), page 459.[]
  7. Onofrio Romano, « Les enjeux anthropologiques de la décroissance », dans La décroissance économique, ouvrage dirigé par Baptiste Mylondo (éditions du Croquant, 2009).[]
  8. Onofrio Romano, « La notion de dépense », dans Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère.[]
  9. George Bataille, La souveraineté (éditions Lignes, 2012), page 14.[]
  10. Dans l’Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, page 40.[]
  11. Dans l’Épilogue à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, page 462.[]
  12. Giorgos Kallis, Limits : Why Malthus Was Wrong and Why Environmentalists Should Care, Stanford, Stanford University Press, 2019.[]
  13. Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (Routledge, 2021), Préface.[]

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