J’ai relu « La part maudite » de Georges bataille

Il y a longtemps – plus de 40 ans – un professeur (nous) avait recommandé la lecture d’Hannah Arendt, de Jacques Ellul et de Georges Bataille. Quel programme, quelle vision 1 ! Cette année, pour réfléchir ensemble au « sens de la vie, comme question politique », les (f)Estives de la décroissance avaient invité Onofrio Romano, dont la pensée s’inspire fortement de celle de Georges Bataille 2. Les décroissants doivent (re-)lire Bataille, et plus particulièrement La part maudite 3, pourquoi ?

Parce que même si l’entropie est le destin de l’univers, même si celui de notre Soleil est d’ici 5 à 7 milliards d’années de passer de naine jaune à géante rouge, même si d’ici 500 millions d’années, la fin de l’Homme devrait largement précéder la fin de la Terre, Bataille affirme pourtant que la vie sociale n’est véritable qu’au prix de dépenses inutiles et improductives, qui sont alimentées par l’abondance et l’excès du rayonnement solaire : il y aura toujours un excédent d’énergie à dépenser.

C’est pourquoi si les décroissants veulent rompre radicalement avec la « logique » de l’économie productiviste – la gestion de la rareté par un rationalisme utilitaire – ils doivent proposer une politique dont le pivot ne sera plus l’organisation de la pénurie mais bien l’organisation sociale de la dépense des surplus.

En effet, passées la conservation de la vie et la production économique de base, toute société dispose d’un excédent d’énergie qu’elle peut vouer soit à la dépense sociale, soit, comme aujourd’hui, qu’une minorité de privilégiés peut s’approprier pour vivre « hors du commun ». Que faire du luxe, du deuil, des cultes, des constructions somptuaires, des jeux, des arts, des spectacles ?

Bataille montre qu’il faut distinguer entre la « part servile » de l’énergie qui doit évidemment être consacrée à la survie et la part excédentaire : c’est par l’usage souverain de cette « part maudite » que les humains assument la « condition humaine » (ils se posent alors la question du « sens de la vie »), et nient leur animalité (qui se réduit à la préservation des conditions de la vie).

Dès 1933, dans La notion de dépense, Bataille écrivait : « Une société [peut avoir] intérêt à des pertes considérables, à des catastrophes qui provoquent, conformément à des besoins définis, des dépressions tumultueuses, des crises d’angoisse et, en dernière analyse, un certain état orgiaque ».

Dans La part maudite (1949), Bataille expose diverses formes d’organisation sociale (Aztèques, potlatch, Islam, lamaïsme, société industrielle, Plan Marshall) à l’occasion desquelles il présente sa vision anthropologique du monde autour de cette notion de dépense. Les décroissants se doivent de tenir compte de cet apport, surtout s’ils veulent échapper au risque d’incohérence si bien souligné par Onofrio Romano, lors des (f)Estives récentes de la décroissance (lire le CR).

Que retenir ?

  1. Sur la question de l’énergie, un renversement de perspective : ce qui est premier c’est la surabondance de l’énergie biochimique, le soleil donne sans jamais recevoir (68). C’est pourquoi, l’énergie ne peut être finalement que gaspillée (51). Ce n’est pas la nécessité mais son contraire, le « luxe », qui pose à la matière vivante et à l’homme leurs problèmes fondamentaux (52).
  2. Bataille en déduit la loi générale de l’économie : « Toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent. C’est précisément l’usage qu’elle en fait qui la détermine » (155).
  3. Et voilà le danger: « Si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît… c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable » (63).
  4. D’où la question politique envisagée du point de vue de ce que Bataille appelle « économie générale » : Choisir entre la croissance, la guerre ou la dépense. La guerre est inacceptable 4.  Les décroissants savent que la croissance est impossible, insoutenable et indécente. Reste la dépense : Choisir entre l’austérité pour tous (et le luxe pour quelques privilégiés) ou bien la dépense socialement organisée (articulée à une sobriété personnelle) ?

Mais ce qui est le plus passionnant est la manière dont Bataille ne peut justifier ses analyses qu’en liant inséparablement 3 critiques : de la croissance, de l’économie et de l’individualisme.

  1. Une critique tout à fait originale de la croissance : Tout « mouvement de croissance à toutes les étapes de la vie se heurte à des limites… Mais l’énergie qui aurait pu produire un accroissement se dépense alors en pure perte » (236). Le capitalisme est précisément la fable qui raconte que l’excédent d’énergie doit seulement se dilapider dans la croissance (qui s’interdit donc d’envisager les limites internes de la croissance) et c’est pourquoi : « la société capitaliste réduit en général l’humain à la chose (à la marchandise) » (178). La croissance sans autre fin que la croissance est une volonté de puissance pure ; en apparence elle peut sembler contraire à l’esprit servile mais elle « n’en est au fond que le complément » (188), car elle demeure sous le règne de la chose. Voilà donc « le problème posé » (114) : « Celui de la dépense de l’excédent. Nous devons d’une part dépasser les limites proches où nous nous tenons d’habitude, et de l’autre faire rentrer par quelque moyen notre dépassement dans nos limites. » Le capitalisme ne sait donc dépenser que dans la croissance et est incapable d’envisager le gaspillage autrement qu’individualisé (et pas du tout « en commun ») : « Le capitalisme est l’individualisme général » (175).
  2. Une analyse systémique de l’économie : A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (239).
  3. Une critique radicale de l’individualisme : Ce que dénonce Bataille, c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (237).

Cette triple critique qui s’amorce à partir d’une reconsidération radicale de la question de l’énergie débouche alors sur un horizon anthropologique : « Il s’agit pour un homme de ne pas être seulement une chose, mais d’être souverainement » (180) : voilà le véritable problème (du sens) de la vie.   « En arriver au moment où la conscience cessera d’être conscience de quelque chose. En d’autres termes, prendre conscience du sens décisif d’un instant où la croissance (l’acquisition de quelque chose) se résoudra en dépense, est exactement la conscience de soi, c’est-à-dire une conscience qui n’a plus rien pour objet » (248).

Comment interpréter ce « rien pour objet » ? Ce peut être par la destruction de l’objet (quelle meilleure façon, selon Bataille, d’en nier toute dimension utilitaire ?), son sacrifice. Ce peut être aussi par une vie plus contemplative, libérée de tout fétichisation, mais pleinement consciente de cette énergie vitale (et spirituelle) que nos vies humaines s’occupent de dissiper. Ce peut être aussi dans ces dépenses communes que peuvent être les fêtes, les cérémonies…

Il n’y pas lieu de faire des choix exclusifs.

Mais une précaution s’impose :

  • De quel « excédent » s’agit-il ? Qu’il y ait abondance d’énergie solaire n’implique pas du tout qu’il y ait excédent de pétrole, de métaux et de « ressources » écologiques (et c’est l’utilisation de ces « ressources » qui ne pourra pas ne pas produire des surplus, des excédents). Qu’il y ait toujours socialement une « part maudite » à dépenser, c’est une chose ; que physiquement il y ait des limitations à ne pas dépasser, c’est autre chose. Pourquoi ? Pour une question de « temporalité », et donc de « proportion » (Olivier Rey) : certes, ultimement, toute matière n’est qu’énergie mais le temps cosmologique (celui de l’univers) n’est pas du tout du même ordre que le temps humain (celui de l’Humanité). Cette inévitable démarcation ente ces deux ordres du temps est précisément ce que François Roddier oublie dans son remarquable essai de thermo-bio-sociologie et c’est ce qui épistémologiquement interdit le réductionnisme qu’il défend.
  • Il est donc malheureux de confondre ces deux ordres : car, stricto sensu, cela reviendrait à rendre impossible la décroissance : alors que la décroissance n’est pas la décroissance des flux d’énergie qui proviennent de l’extérieur de ce système fermé qu’est la Terre mais bien la décroissance de l’usage des « ressources » terrestres.
  • « Excédent » veut donc dire « richesse » au sens de « valeur économique produite » ; aujourd’hui, la minorité des « riches » l’a privatisée → pour la décroissance, il s’agit au contraire de partager collectivement les excédents inévitables de toute production.

La Terre est donc un système ouvert qui reçoit du Soleil une profusion d’énergie que la vie terrestre se charge de dissiper. Une part de cette dissipation est « servile » et sert d’abord à garantir la survie (pour passer au-delà de la misère) ; reste la « part souveraine » dont une partie sera toujours excédentaire (au-delà du plafond de la « sobriété ») : de deux choses l’une, soit cette part reste le privilège de quelques-uns, soit le Commun se la réapproprie. C’est cette dernière voie que doit suivre la décroissance.

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Les notes et références
  1. Occasion de rendre un hommage tardif à mon professeur, M. Martin, suicidé cette année-là.[]
  2. Voir en particulier ses deux contributions récentes à Décroissance, vocabulaire pour une nouvelle ère : Anti-utilitarisme et (notion de) Dépense.[]
  3. Éditions de Minuit (1967), réédition au Points-Seuil n°20 (1974). C’est cette dernière édition que j’utilise.[]
  4. Encore que pour certains c’est la paix qui est indésirable : lire La paix indésirable, rapport sur l’utilité des guerres, avec une préface (critique) de John K. Galbraith, Calmann-Lévy (1994). Quand les limites de soutenabilité de la nature sont dépassées, alors les forces de guerre en viennent à se rediriger vers l’humanité, Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock (2014), pages 23-24.[]

Un commentaire

  1. Et dire que je fais et que j’enseigne l’analyse de la valeur sans me rendre compte que ce n’est que du blabla. Que je ne fais qu’augmenter les affaires des cabinets conseils inutiles et vénaux.

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