Deux courts textes, parus dans le n°169 de La Baleine, la revue trimestrielle des Amis de la Terre

  • Pour un espace écologique des revenus : application du concept d’espace écologique à la défense d’un revenu inconditionnel (RI) articulé à un revenu maximum acceptable (RMA).
  • Monnaie locale, activité politique locale : une monnaie locale complémentaire (MLC) est à la croisée de deux problématiques : celle de la monnaie et celle des alternatives concrètes.

(Re-)faire société : pour un espace écologique des revenus

Le concept d’« espace écologique » nous semble d’une grande fécondité tant théorique que politique et nous faisons l’hypothèse qu’il trouve naturellement à se transposer à un « espace des revenus », défini par un plancher et un plafond, encadré donc par un revenu inconditionnel (RI) et un revenu maximum acceptable (RMA).

Il ne faut pas (se) cacher que, dans la littérature sur le revenu inconditionnel, une telle articulation entre RI et RMA semble plus arbitraire que naturelle. Seuls Baptiste Mylondo et Paul Ariès soulignent que l’instauration d’un RI, financé principalement par les contribuables les plus aisés entraînerait mathématiquement une réduction des écarts de revenus et favoriserait l’égalité des chances en réduisant les inégalités de départ 1.

Pire, RI et RMA peuvent même sembler incompatibles. Dans la version « libérale » du RI, une fois garanti un minimum de ressources, rien ne semble pouvoir justifier un plafonnement des revenus. Et symétriquement, dans la version « travailliste » d’un salaire maximum, n’est jamais automatiquement défendue la possibilité d’un revenu déconnecté du travail.

Seuls donc les décroissants semblent aujourd’hui favorables à cette double revendication ; c’est alors d’abord à eux de répondre à la critique la plus forte adressée à un tel « espace écologique des revenus » : au nom de quoi, une fois un plancher des revenus garanti inconditionnellement (par un maximin), serait-il juste de plafonner les revenus (par un minimax) ?

Pour un revenu inconditionnel

Dotation, rente, allocation, dividende, revenu, salaire… Suivi des plus divers qualificatifs : universel, basique, garanti, social, territorial, suffisant, citoyen, inconditionnel… Et comme si ce n’était pas assez, s’y rajoute souvent un complément : existence, vie, citoyenneté, autonomie.  Pourquoi choisir « revenu inconditionnel » ? Commençons par éliminer le complément, façon de signifier que chacun restera libre d’utiliser son revenu inconditionnel comme bon lui semblera. Pour le qualificatif, insistons sur la double inconditionnalité : de la naissance à la mort, sans aucune contrepartie. Reste la substance même de cette « belle revendication » : un « revenu » est ce qui revient. Le RI signifie donc que, dans une communauté politique, ce que chaque membre apporte, quelle qu’elle soit la forme de son « utilité sociale », doit lui « revenir inconditionnellement ».

Pourquoi un tel RI est-il souhaitable ? 1/ Parce qu’il rompt avec la centralité du travail, poumon d’une société de croissance. Le RI est un bon moyen d’atteindre un objectif clair : « garantir le revenu » pour « abolir le culte du travail ». Certes, d’un côté, c’est toujours avec satisfaction que nous entendons la première objection jaillir quand nous exposons cette revendication d’un revenu déconnecté de tout travail : « mais alors, plus personne ne voudra travailler ! ». Comment mieux reconnaître que le critère déterminant pour identifier le travail est la pénibilité ? D’un autre côté, toutes les expérimentations de RI tendent à montrer que, même avec la garantie d’un revenu décent, les bénéficiaires continuent de travailler. Autrement dit, le RI serait une mesure nécessaire pour désinciter du travail, mais insuffisante. 2/ C’est deuxièmement la critique de la course à l’illimitation (toujours moins pour certains, toujours plus pour d’autres), moteur de la croissance : c’est là qu’il ne faut pas envisager l’instauration d’un RI sans celle d’un revenu maximum acceptable (RMA). Tant pour poser la « question sociale » de la misère et des inégalités que la « question écologique » de la soutenabilité, comment une société sans limites pourrait-elle être une société juste, responsable et  décente ?

Pour un revenu maximum acceptable

Voilà déjà une mesure politique qui ne poserait aucun problème de financement ; sa mise en place supposerait juste une refonte radicale de la fiscalité : et pourquoi pas ? Sans oublier d’apprendre, à tous ceux qui nous expliqueraient doctement qu’un tel RMA ferait fuir les plus riches, que ces « trop riches » ne rapportent rien à la société, au contraire 2. Quand 1 euro du salaire d’un agent de nettoyage hospitalier produit plus de 10 euros de valeur sociale, pour le même euro gagné par un publicitaire, ce sont 11,50 euros qui sont détruits. Et pour un conseiller fiscal, le rendement monétaire atteint les – 47 ! Bon voyage !

Pourquoi un RMA est-il souhaitable ? Parce que son objectif est de (re-)faire société ; en particulier en créant les conditions psychologiques favorables à l’instauration d’un RI. Comment espérer rendre audible le moindre appel à la sobriété, au « bien-vivre », au vivre en commun, tant que les inégalités sociales fourniront directement le contexte social et économique de situations dans lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme, l’affrontement, le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que la bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la démocratie générale, la décence ? Comment espérer que le RI devienne une revendication mobilisatrice, et pas seulement motivante, tant que les inégalités seront telles que les conditions psychologiques ne plaideront qu’en faveur d’une situation immobilisée quant à la « question sociale » : l’instauration d’un RMA est le « contexte du RI ».

Pourquoi enfin un RI et un RMA seraient-ils des revendications non seulement souhaitables mais aussi justes ? Parce que la société, qu’il s’agit politiquement de (re-)faire, ne serait pas/plus une société définie par la seule juxtaposition d’individus (qui peuvent se comporter comme s’ils ignoraient qu’ils vivent en société 3 ), mais une société définie comme un « bien commun » 4 ; non pas naturel comme l’eau ou la biodiversité mais éminemment culturel et anthropologique. Un bien fragile qu’il s’agit de produire sans cesse, de protéger, de conserver.

Voilà pour quelles raisons il semble enthousiasmant de lier ces « belles revendications », du RI et du RMA : ce sont les conditions nécessaires d’une décroissance des inégalités, au cœur d’une société redevenue « commune », d’une société définie comme « bien commun », comme « espace écologique des communs », encadré par les revenus inconditionnel et maximum.

Monnaie locale, activité politique locale

Une monnaie locale complémentaire (MLC) se situe à la croisée de deux problèmes politiques globaux : celui de la monnaie et celui des « alternatives ». Mais ce sont de « bons problèmes » et une MLC est une bonne façon pour les poser et les affronter : localement.

Monnaie – Une MLC n’est pour les citoyens qu’un moyen (économique) pour se réapproprier l’usage politique de la monnaie. Plutôt que de « faire contre » (résister, désobéir, s’indigner, certes, mais après ?), il s’agit plutôt de « faire avec » et de « faire pour ». Mixte d’expérimentation et d’espérance, une MLC est une « espérimentation » sociale et écologique qui ne s’enferme pas dans les réseaux de militants mais tisse de nouveaux liens entre utilisateurs, prestataires (commerçants, artisans, producteurs, associations) et institutions territoriales (qui n’ont aucune habitude de ces pratiques bottom-up), comment ? En explorant tout ce périmètre économique possible que permet le doublement de la richesse (puisque l’euro converti en MLC reste et s’ajoute à l’unité monétaire locale créée) : une autre consommation (puisqu’une MLC est « affectée »), une autre production (en utilisant partie du fonds de réserve à des fins d’investissements solidaires), une autre redistribution (en reliant des besoins insatisfaits avec des ressources inutilisées, par des partenariats originaux avec les institutions de l’ESS).

Locale – Il est fondamental qu’une MLC qui ne s’échange pas n’importe comment, ni pour n’importe quoi, ne s’échange pas non plus n’importe où. Si les miles ou les tickets-restaurant sont déjà des MC non locales, quels sont alors les intérêts politiques d’une MC « locale » ? 1/ La relocalisation des échanges économiques, par un « effet de protection », permet de rapprocher les activités de production, de transformation et de consommation. 2/ Par un « effet de label » (puisqu’une convention « éthique » encadre les échanges), tant les utilisateurs que les prestataires peuvent modifier leurs « modes d’échanges » : lenteur, anticipation, choix… 3/ Ecologiquement, une MLC est une « solution locale à une crise globale » (raccourcissement des trajets, critères « écologiques » inclus dans les conventions). 4/ La réappropriation citoyenne de la monnaie et de ses usages passe par une interrogation sur ce qu’est une « cité » pour ses citoyens. C’est pourquoi, sur le projet de la Mesure, pour tenir à la fois la dimension écologique et la dimension volontariste, nous préférons parler de « bassin de vie » ou d’« éco-territoire ».

Complémentaire – Dans quelle mesure une MLC vient-elle « compléter » l’euro ? Entre deux écueils – la carte de fidélité « commerciale » et le « monopoly éthique pour bobos écolos » – une MLC commence par être une monnaie « subsidiaire » : dans le périmètre « labellisé » de la MLC, un coupon d’échange prend la place de l’euro pour des échanges entre « associés », tous membres de l’association porteuse. Cette subsidiarité permet au projet non seulement d’exister sans attendre mais aussi de s’articuler à toute une série d’autres projets eux aussi « subsidiaires » : en matière de « consommation », les SELs, les Accorderies, les groupes de gratuités… et en matière d’« épargne », les CIGALES, la Nef… Faut-il s’empêcher de penser qu’un jour une monnaie locale puisse devenir stricto sensu une monnaie « alternative » (qui n’aurait alors plus aucun rapport avec l’euro) ? Ce qui suppose qu’ait été atteinte localement une « taille critique » (autant en prestataires qu’en utilisateurs), que tous les biens et services « de base » (?) puissent ainsi être satisfaits.

Parce qu’elle est « locale », une MLC est donc une activité politique doublement innovante : 1/ elle se place en position d’instituant (non par rejet de l’institué mais par critique permanente de l’institution et conscience continue des avantages et des dangers de l’institutionnalisation), ce qui entraîne des potentiels de réappropriation tant dans le rapport à la loi que dans celui aux institutions. 2/ En tant que projet de transition, c’est une démarche ascendante et citoyenne.

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Les notes et références
  1. Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous, Editions Utopia (2010) ; Ne pas perdre sa vie à la gagner, Editions du Croquant (2010).[]
  2. Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009 ; www.neweconomics.org.[]
  3. « L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société », Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Tel, Paris (2002), p.254.[]
  4. François Flahaut, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits (2011).[]

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