Un grand merci à Valentin, Joseph et Pierre-Thomas pour avoir organisé cette rencontre autour de la décroissance dans les locaux de leur école Grenoble INP – Ense³.
Trois intervenants, Félix Garnier, Emmanuel Prados et moi pour répondre en 1h30 à une série de questions, toutes plus générales les unes que les autres. On aurait pu penser, et craindre, que le survol aurait donné une vision superficielle de la décroissance, mais pas du tout.
Et au final, un panorama très réussi de la décroissance, dynamique, et je crois plutôt attirante.
Tout cela m’a donné l’envie et la motivation pour reprendre les questions proposées et y répondre en étoffant à l’écrit ce que j’avais pu indiquer à l’oral. Ce qui me donne l’occasion de renforcer ces réponses par des renvois nombreux à d’autres textes, articles et conférences.
1. Pour commencer, il est important de rappeler ce qu’est la décroissance. On entend parler des termes de post-croissance, récession, d’effondrement, de décroissance du PIB ou de sa stagnation. Par rapport à tous ces termes, pourriez-vous nous expliquer votre définition de la décroissance ?
Décroissance
- Définition de la MCD : L’ensemble des mesures démocratiques qui organisent la vie sociale pour repasser sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique, en planifiant la décrue de l’ensemble de la chaîne économique : extraction – production – consommation – excrétion (les déchets)[1].
- Définition de Research&Degrowth : Sustainable degrowth is a downscaling of production and consumption that increases human well-being and enhances ecological conditions and equity on the planet[2].
Récession : selon la définition économique (Insee), c’est quand on observe un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs[3]. Quand la récession se prolonge est qu’elle est subie, c’est une « dépression », qui peut basculer dans l’effondrement (d’autant qu’aujourd’hui les effritements sont nombreux). Quand la récession se prolonge et qu’elle est choisie, démocratiquement organisée, c’est… la décroissance[4].
Effondrement (collapsologie) : Antoine Buéno, dans L’effondrement du monde n’aura probablement pas lieu (Flammarion, 2022) évoque trois scénarios d’effondrement possible : l’arrêt cardiaque, c’est-à-dire l’arrêt soudain du système économique ; la panne sèche pour la raréfaction des matières premières et la cocotte-minute, c’est-à-dire le réchauffement climatique. Pour la décroissance comme trajet, les scénarios d’effondrement ont le grand tort d’esquiver la difficulté politique de sortie du monde de la croissance : ils passent d’un « saut » dans le monde d’après[5].
Post-croissance : l’objection de croissance est le rejet de la croissance ; la décroissance est le trajet ; la post-croissance est la période suivante.
- Régime de croissance : le système des modes de vie et de pensée (normes, valeurs…) qui assure l’extension du domaine de la croissance à l’ensemble des formes de vie. C’est la lutte contre ce régime de croissance qui ne peut s’accomplir que par une décroissance politiquement choisie. A ne pas repérer que le monde de la croissance (économique), c’est aussi un « régime de croissance », on court le péril de se retrouver dans un régime de croissance mais sans croissance. « On ne peut rien imaginer de pire ».
2. Aujourd’hui, à l’international, y a-t-il des exemples concrets d’applications de la décroissance, de son enseignement, de son fonctionnement ? Quelles sont les institutions et les personnes qui font avancer le concept ?
En effet, sous le terme de « décroissants », on retrouve aussi bien des « académiques » que des « activistes ».
- Au niveau académique : on peut trouver quelques pôles. A Lund (Suède), à Lausanne (Suisse), à Barcelone (Espagne).
- Au niveau « activiste », on peut trouver partout dans le monde des expérimentations minoritaires, des « alternatives concrètes ».
- En France, l’OPCD, fondée le 1er avril 2022, tente de bâtir un pont entre décroissance académique et décroissance militante.
Pour autant, on ne peut pas plus dire que la décroissance aurait déjà commencé que la transition serait déjà en marche. Il faut lire à ce sujet les verdicts parfaitement lucides de l’Atelier Paysan[6]. « Nous refusons d’entretenir l’idée qu’une somme, même importante, de démarches minoritaires atomisées puissent subvertir peu à peu l’ordre agricole et alimentaire établi jusqu’à le remplacer »… « Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire. »
3. Dans Héritage et Fermeture, Diego Landivar insiste sur l’importance de fermer : c’est-à-dire démanteler, désinvestir dans les secteurs qui ne sont plus compatibles avec la vivabilité de notre monde sur le long terme. Dans le même temps, on sait que dans 10 ans, 50% des agriculteurs partiront à la retraite. Comment la décroissance prévoit-elle ce transfert d’emplois, depuis des domaines qui seraient considérés comme non nécessaires et néfastes (trading haute fréquence, marketing digital), vers des domaines indispensables comme l’agriculture ?
C’est d’abord de réduction du temps de travail qu’il faut parler. Si aujourd’hui, avec une durée hebdomadaire moyenne de 36 h, la France atteint une empreinte écologique de 2,9, on peut en déduire grosso modo que pour revenir à une EE de 1, il faudrait revenir à une semaine de 12h de travail.
En réalité, ce serait plus car il faudrait déjà au moins ajouter les temps de discussions en organisation du travail.
C’est ensuite le rééquilibrage des secteurs qu’il faut aborder : croissance en actifs du secteur primaire (combien de millions de paysans dans 5 ans, dans 10 ans), décroissance du secteur tertiaire.
Sur les modalités du transfert d’activités : cela suppose toute une réorganisation du « marché de l’emploi ». Dans quelle mesure faut-il la « planifier » ou au contraire permettre à chacun de mener un projet individuel de vie ?
La proposition de revenu inconditionnel fournirait à chacun.e les moyens pour échapper aux actuels liens de subordination propres au travail salarié.
Il y a aussi dans les modalités proposées par le Réseau salariat des propositions à reprendre (en particulier pour la banque d’investissements).
4. Quelle place a l’entreprise “classique” dans un monde de post-croissance ? Que devient le salariat, les actionnaires, les patrons et patronnes ? Travaille-t-on moins ? Alloue-t-on moins d’heures au travail et plus à l’entraide ?
C’est donc les modalités même du « travail » qu’il faut traiter :
- Pour les formes « institutionnelles », regarder du côté de l’économie sociale (Scic, CAE, Scop…).
- Quant aux objectifs, une sortie de l’économie capitaliste semble nécessiter un abandon de tout objectif lucratif. La question de la RSE est plus délicate à aborder : faut-il la « descendre » jusqu’au niveau de l’entreprise ce qui reviendrait selon Alain Supiot[7] à une « publicisation du privé » ou bien faut-il en confier le cadre juridique général à une entité « supra » (étatique ?).
- Quant aux « principes » de l’activité, j’ai proposé une réorientation générale dans le sens d’une « indivision sociale des activités », reposant principalement sur un principe de rotation (déspécialisation du travail) et sur un droit à l’inefficacité[8].
5. Le néocapitalisme est souvent pointé du doigt pour justifier les dérives écologiques. Pensez-vous qu’il faut en sortir, et pourquoi ? La décroissance est-elle possible avec un fonctionnement économique capitaliste ?
D’abord, le déni écologique du capitalisme n’est pas récent et n’a pas attendu le stade actuel du capitalisme (capitalisme productif, consumériste, financier).
Faut-il sortir du capitalisme : il y a dans le capitalisme un objectif (microéconomique) de profit – et donc d’accumulation, de capital – qui est absolument incompatible avec le refus décroissant de « croitre pour croître ». Le respect et le goût décroissant pour les limites (écologiques, sociales et politiques) est incompatible avec l’illimitisme du capitalisme.
Illimistisme qui a pour effet, un accroissement des inégalités : on peut s’appuyer sur les ouvrages de Th. Piketty[9]. Or les inégalités peuvent être doublement critiquées : (a) elles sont injustes (parce qu’elles sont injustifiables, sauf à adhérer à la fable bourgeoise de la méritocratie[10]) ; (b) elles sont sociocidaires, autrement dit, elles sapent les fondements anthropologiques de la vie sociale.
Surtout le capitalisme repose sur une organisation structurelle – en plaçant l’économie en infrastructure – qui est radicalement incompatible avec ce que préconise la décroissance, à savoir la remise à sa place de l’économie.
On peut remarquer que le capitalisme partage avec sa critique anticapitaliste cette même invisibilisation de la sphère de la reproduction sociale. Une telle remarque ouvre une double porte :
- Des analyses du régime de croissance comme dépassement du capitalisme[11].
- Une critique écoféministe radicale du monde de la croissance[12], critique qui ne cherche pas une solution en permettant aux femmes de « rattraper » les hommes en accédant à la sphère du travail mais, tout à la renverse, propose de libérer les hommes du travail en leur rappelant que c’est le socle des activités de la reproduction sociale qui donne sens à une vie humaine.
6. On se questionnait sur la place de l’État dans un monde en décroissance et en post-croissance : d’abord, par rapport à la décroissance, l’Etat est-il un moyen de la mettre en place concrètement ou un ennemi qui ne la souhaite pas ? Et si le processus de décroissance réussit, que devient l’Etat dans un monde post-croissance : a-t-il disparu pour laisser place à un municipalisme libertaire (comme l’a développé Murray Bookchin) ou est-il au contraire un moyen de garantir ce monde de post-croissance ?
C’est pour répondre à ce type de question qu’à la MCD (Maison commune de la décroissance) nous faisons, à l’intérieur du corpus idéologique dont la production est l’objet de la MCD, une distinction entre un noyau idéologique et ses rayons.
Fondamentalement, cela permet de trouver des rayons qui peuvent à la fois être convergents (vers le noyau) et pourtant diamétralement opposés. Par exemple, la dénonciation végane de l’exploitation animale et la défense de la traction animale en agroécologie paysanne.
C’est ainsi qu’une défense d’une certaine utilité de l’État (même si ce serait dans une reconsidération complète en tant que mutuelle des interdépendances au sein d’un rééchelonnement des institutions qui irait des « voisinages » jusqu’aux biorégions) peut être diamétralement opposée à une critique libertaire de l’appareil d’État.
Ajoutons aussi que dans une période de transition vers la post-croissance (= la décroissance), il n’est pas ridicule d’envisager certains bons usages de formes « étatiques » :
- Faut-il absolument se passer de l’instrument du droit, non seulement comme terrain de lutte (fût-ce dans une perspective de désobéissance civique) mais aussi comme moyen coercitif (à moins de croire aux fables libérales de l’incitation ou aux chimères libertaires de l’auto-organisation spontanée ou pire, à la possibilité d’organisation sans structure formelle) ?
- Peut-on même en post-croissance se passer de prélèvements, et même de l’impôt ? Non seulement pour financer des péréquations solidaires mais aussi sous la forme de l’impôt très fortement progressif comme levier rapide et efficace pour contenir et réduire les inégalités.
- Même si les entreprises n’ont pas d’objectif lucratif, quelle serait l’instance qui pourrait garantir un partage équitable de la valeur ajoutée, par exemple pour financer des investissements, des revenus ?
- Même si la propriété privée est abolie et remplacée par un droit d’usage, par quelle institution le garantir ?
- Pour vider l’appareil d’État d’une partie de sa nocivité en tant qu’administration, pourquoi ne pas reprendre la proposition de Bruno Théret d’un impôt payé par le temps ?
- Beaucoup se réfèrent au municipalisme libertaire de Murray Bookchin, mais sur cette question de l’État, il n’est pas mauvais de s’informer des interrogations portées par Janet Biehl[13].
Enfin, il y a une sorte de critique de l’État au nom d’une « pureté » idéologique – irénique et/ou mortifère – qui semble faire l’impasse sur les travaux de Cornelius Castoriadis, travaux qui, loin de rejeter toute institutionnalisation, proposent au contraire une dynamique de l’instituant et de l’institué.
Car, à choisir, ne faut-il pas plutôt choisir le camp de l’institution imaginaire de la société plutôt que de subir la pente de l’institution imaginaire du seul individu ?
En toile de fond de toutes ces questions, il y a celle de la violence : de sa canalisation et de son défoulement. Là aussi, à moins de croire au mirage d’une organisation sans violence – hypothèse ridicule dès que l’on a repéré que la violence ne vient pas des individus mais naît entre les individus – il s’agit pour la décroissance et la post-croissance d’affronter ce péril de désintégration sociale, évidemment en privilégiant les traitements préventifs aux réponses curatives[14].
7. Quels sont les 3 verrous qui font qu’il est très difficile de sortir de la croissance aujourd’hui ?
Dans la mesure où l’emprise de la croissance est systémique, il n’est peut-être pas utile de laisser croire qu’il y aurait des verrous plus faciles que d’autres à faire sauter.
Mais si on doit identifier des verrous, il y en a un qui me semble primordial : c’est le verrou de la dépolitisation. En réalité, il ne s’agit pas d’une absence de politisation mais d’une réduction à ce que j’appelle de la Petite politique, c’est-à-dire d’une forme de politique qui reste dans l’oubli de ce devrait être une Grande politique. Et cet oubli se joue dans la répartition des forces entre les « 3 pieds politiques » de la décroissance (Michel Lepesant, Politique(s) de la décroissance, Utopia, 2013) : le pied des rapports de forces (dans les urnes et dans la rue), le pied des alternatives concrètes et le pied du corpus idéologique. La Petite politique est l’oubli – sinon le déni – que la Grande politique se joue d’abord dans la fabrique conceptuelle d’un corpus idéologique cohérent : ce qui nécessite de la théorie et de l’histoire. Et c’est là ou le régime de croissance est le plus efficace : c’est qu’il met en avant l’idée qu’il n’y a aucune raison que n’importe quelle idée de l’un ne vaut pas autant que n’importe quelle idée d’un autre, que toutes les idées se valent (celle du « dernier arrivé » comme celle de celui qui vient d’y passer 20 ans) ; qu’au nom d’un principe de neutralité, toutes les idées sont équivalentes. Le résultat attendu d’un tel principe d’équivalence et de neutralité généralisées, c’est la neutralisation attendue de toute fabrique conceptuelle d’une Grande politique. Or la décroissance doit être portée par une ambition systémique de Grande politique.
C’est ainsi qu’il est possible de repérer plusieurs entrées que pourrait emprunter la décroissance si elle veut pouvoir entamer une transition vers la post-croissance : mais ces entrées supposent des ruptures, ce que les canadiens appellent des « chanvirements »[15].
Voici ceux que j’ai précédemment identifiés :
- Évidemment faire sauter la confusion entre critique de la croissance comme phénomène économique et critique du régime de croissance[16].
- Repositionner la décroissance comme socialisme de la vie sociale[17] plutôt que comme variante de l’écologie radicale.
- Assumer que s’il doit y avoir un commun idéologique de la décroissance, il ne faut pas se raconter qu’il résultera du « plus petit dénominateur commun » entre les versions que chacun aurait pu se forger de la décroissance. Accepter donc que si commun il doit y avoir, il devra être un préalable.
- Repenser les limites planétaires à partir des limites sociales et pour cela passer d’une économie de la rareté à une économie générale de la dépense[18].
- Raccourcir l’horizon d’attente des stratégies décroissantes de transition pour échapper aux pièges des stratégies de renversement et de basculement ainsi qu’aux facilités des scénarios d’effondrement[19].
8. On imagine bien que faire rentrer tous les pays du monde simultanément en décroissance est irréalisable. Si un pays amorce sa décroissance, les pays concurrents ne vont-ils pas être vouloir prendre l’avantage économique? Voire militaire ?
En théorie libérale, la guerre économique est censée éviter la guerre militaire.
Ceci dit, la question posée est celle de se lancer le premier vers une transition post-croissance dans un environnement concurrentiel.
Plutôt que de faire les « prophètes », n’est-il pas plus prudent de se référer à un « précédent » ? Le cas de l’abolition de l’esclavage : qui semble montrer que c’est la coïncidence d’intérêts économiques et de poussées morales qui semble déterminante.
Les conditions objectives d’une décroissance inéluctable des ressources énergétiques et matérielles, à plus ou moins longue échéance, obligeront à sortir d’une économie de flux pour revenir à une économie de stocks[20], autrement dit d’une économie de l’épuisement à une économie du soutenable.
Moralement, vu la faiblesse de la visibilité politique de la décroissance dans le débat public, comment espérer mieux que de dévier le Titanic de la croissance pour éviter de couler contre l’iceberg de l’effondrement ? Ainsi libérée de tout « pragmatisme », la décroissance pourrait se contenter de propositions dont la radicalité ne viendrait pas de l’intransigeance mais d’un simple renvoi à la plus grande cohérence de son corpus idéologique.
Voilà pourquoi je défends depuis des années que « c’est de théorie et d’histoire » dont a d’abord besoin la décroissance ; plutôt que de fables selon lesquelles la transition aurait déjà commencé, que partout des millions de petits matins verraient de petites « évolutions » essaimer avant d’atteindre la « masse critique », celle qui provoquerait la grande « bifurcation ».
9. Par rapport à la justice sociale, quelle place pour les plus démunis dans le processus de décroissance ? Est-ce que leur situation va se dégrader ou s’améliorer ?
D’un point de vue écologique, il n’est pas difficile de comprendre que les différences d’empreinte écologique (EE) entre les différents pays sont en réalité des inégalités mondiales et des injustices sociales. Car si l’EE globale est de 1,9 planète alors que celle des USA, du Luxembourg et des pays du Golfe voisine autour de 10, c’est que la plupart des autres pays ont une EE inférieure à 1 et que leurs économies sont écologiquement soutenables. Autrement, ce sont bien les (pays) riches qui détruisent la planète.
De ce point de vue, repasser sous les plafonds de la soutenabilité écologique ne pourra se faire qu’en réduisant les écarts d’EE entre les nations.
Mais si l’on envisage la décroissance comme socialisme de la vie sociale alors il faut s’intéresser en particulier aux travaux portant sur l’économie des inégalités. En particulier à ceux de Kate Pickett & Richard Wilkinson[21].
En voici deux leçons :
- Il faut renoncer aux inégalités non seulement parce qu’une société inégalitaire serait injuste mais aussi parce qu’elle ne serait pas vraiment une société. Les inégalités ne détruisent pas la société extrinsèquement mais intrinsèquement. Les inégalités sont sociocidaires[22].
- les inégalités de revenus se manifestent triplement :
- Les plus bas revenus subissent les conditions sociales de vie les plus dégradées.
- Plus les écarts d’inégalités se creusent, plus cette dégradation s’accentue (à revenu dégradé égal, les conditions sociales de vie empirent proportionnellement à l’écart avec les plus hauts revenus : plus une société est inégalitaire, plus les inégalités dégradent la vie).
- Plus une société est inégalitaire, plus ces conditions de vie se dégradent pour l’ensemble. (et pas seulement pour les plus défavorisés).
10. Une des critiques récurrentes est que la décroissance est un processus qu’on ne peut pas demander aux pays en développement. Certains parlent d’une décroissance sélective, est-ce que cela signifie que les pays développés doivent entrer en décroissance tandis que les pays en développement peuvent continuer leur croissance ?
Une décroissance « sélective » est aussi paradoxale et provocatrice qu’un antiracisme « sélectif ». Ceux qui défendent un tel tri sont précisément ceux qui réduisent la décroissance à une définition économique, et/ou matérielle, et/ou énergétique.
Mais dès que l’on se rend compte de l’extension du domaine de la croissance à l’ensemble de nos modes de vie et des pensées, au régime de croissance, alors on prend conscience de l’ampleur totale, totalitaire, exercée par l’idéologie de la croissance.
Quant aux pays « en développement » (PVD), l’expression même est l’aveu que le modèle de la croissance est un impérialisme imposé par le Nord global aux dépens du Sud global.
Par conséquent, ce dont ont besoin les PVD c’est d’une « décolonisation de l’imaginaire » de la croissance.
C’est ainsi l’occasion de rappeler que si Serge Latouche a choisi cette expression de « décolonisation », ce n’est pas par hasard mais bien parce que la décroissance trouve son socle natal dans ce qu’on appelait l’antimondialisme, c’est-à-dire la critique rigoureuse de l’impérialisme exercé par les modèles de « développement » : que ceux qui n’ont jamais entendu parler des dégâts écologiques, sociaux, démocratiques, causés par les politiques d’ajustement structurel (FMI) ou par la révolution verte se renseignent avant de reprocher hypocritement à la décroissance d’être inacceptable pour les pays dont le PIB est si faible que leur EE est encore soutenable.
Ajoutons que les travaux d’économistes montrent que jusqu’à 15000$ de PIB/habitant, tout gain de croissance se traduit par un gain de mieux vivre (santé, éducation, logement…).
La conséquence à tirer est simple : ceux du Nord global devront d’autant plus décroître que le mouvement général pour revenir sous une EE soutenable devra résulter d’un double mouvement : décroissance du régime de croissance pour tou.te.s, croissance économique réservée à ceux qui, sans parler d’atteindre le plafond de soutenabilité écologique n’ont pas encore dépassé le plancher d’une vie sociale décente et juste.
[1] https://ladecroissance.xyz/2022/05/21/comment-definir-la-decroissance/
[2] https://degrowth.org/definition/
[3] https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2129
[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/24/la-decroissance-sera-certes-une-recession-mais-elle-ne-sera-pas-une-depression_6095899_3232.html
[5] https://decroissances.ouvaton.org/2020/12/02/lire-le-pire-nest-pas-certain-de-catherine-et-raphael-larrere/
[6] https://ladecroissance.xyz/2022/07/02/il-faut-lire-reprendre-la-terre-aux-machines-par-latelier-paysan/
[7] https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/La-gouvernance-par-les-nombres-film.htm
[8] https://decroissances.ouvaton.org/2021/03/12/eloge-indivision-sociale/
[9] https://decroissances.ouvaton.org/2020/03/08/jai-lu-capital-et-ideologie-de-thomas-piketty/
[10] C’est en refusant cette fable que l’on peut découvrir le fondement du revenu inconditionnel : à production sociale de la richesse, revenu social comme reconnaissance de la participation de tou.te.s à la richesse de la vie sociale, que l’on « travaille » ou non. https://ladecroissance.xyz/2021/06/26/dossier-sur-le-revenu-inconditionnel/
[11] https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/
[12] https://decroissances.ouvaton.org/category/projet/ecofeminisme/
[13] https://www.revue-ballast.fr/le-moment-communaliste/#footnote_6_54699
[14] Cette préférence pour le préventif sur le curatif pourrait parfaitement s’accorder avec le renversement qu’il faudrait opérer entre le binôme luxe privé/austérité collective et le binôme dépense commune des surplus/sobriété personnelle. Car c’est à l’occasion de telles dépenses collectives que les sociétés traditionnelles permettaient à la violence de se défouler. Où l’on voit que le renversement de perspective pour passer d’une économie de la rareté à une économie de l’abondance est une question politique.
[15] https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/06/quels-chanvirements-comme-perspectives-pour-la-decroissance/
[16] https://ladecroissance.xyz/2023/01/24/regime-de-croissance/
[17] https://ladecroissance.xyz/2022/10/15/ou-a-lieu-la-vie-sociale/
[18] https://decroissances.ouvaton.org/2019/09/04/linconditionnel-et-le-gratuit/
[19] https://decroissances.ouvaton.org/2022/07/11/jai-lu-basculements-de-jerome-baschet/
[20] Christophe Bonneuil, « Chapitre 3. Comment ne pas voir les limites de la planète. Petite histoire de la mystique de la croissance indéfinie », dans : Agnès Sinaï éd., Politiques de l’Anthropocène. Penser la décroissance
Économie de l’après-croissance. Gouverner la décroissance. Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
[21] Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux !, Les Liens qui Libèrent (février 2019).