Délires libéraux de l’indépendance en société de croissance

Article paru dans le numéro 56 de janvier-février 2022 du journal romand d’écologie politique Moins !, dans un dossier consacré à notre « société sous hautes dépendances ».

Il y a quelques années, alors que je conseillais à ma mère âgée de quitter le pavillon qu’elle habitait seule en lointaine banlieue d’une grande ville, elle m’avait répondu qu’elle préférait « garder son indépendance ».

« Mais maman, tu n’es pas libre, tu restes seule ».

Autre souvenir, de professeur, pendant des années j’ai posé cette devinette à mes élèves sans qu’ils ne trouvent la réponse : « Je n’ai jamais voyagé seul dans une voiture, pourquoi ? ». Parce que je n’avais pas de permis de conduire. « Mais, monsieur, la voiture, c’est l’indépendance, c’est la liberté, comment pouviez-vous accepter de dépendre des autres ? ».

Voilà comment des personnes à qui nous sommes attachés – et réciproquement – reprennent sans broncher l’antienne libérale de la liberté comme indépendance. Bien sûr être attaché peut être une « dépendance » mais quel être humain voudrait d’une vie sans aucun lien ni attachement ? Quel Robinson sur son île déserte rêve de rester seul ?

C’est que la « dépendance » possède deux opposés et que toute la mystification de l’idéologie libérale consiste à occulter ce qui est « interdépendance » au seul profit de ce qui est indépendance.

Le libéralisme, c’est le choix idéologique de fournir à l’économie capitaliste une conception atrophiée de la liberté comme « indépendance ». C’est le sens du dicton selon lequel « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». Mais il suffit de remplacer « liberté » par « propriété » pour dévoiler la dimension propriétariste et libertarienne de cette propagande : la propriété comme caractéristique d’un individu, ce serait sa propriété comme possession. Je suis ce que j’ai. L’indépendance, c’est « chacun chez soi » : à chacun sa vérité, sa raison, sa maison, sa voiture…

Mais comment, pour le capitalisme et son idéologie libérale, des individus séparés et indépendants peuvent-ils faire société ? Car on voit bien que dans un tel modèle, seule la liberté d’un autre peut venir limiter ma liberté, ce qui revient à faire de la rivalité et de la concurrence le modèle de la rencontre avec l’autre. Si tout le monde ne « réussit » pas à se comporter en auto-entrepreneur de sa propre vie – car toute compétition provoque une division sociale entre des perdants et des gagnants – que deviennent les perdants ? Surtout, comment faire pour qu’ils ne se retournent pas contre la société qui les opprime ? Il faut leur promettre la croissance : soit parce qu’un jour leur tour viendra, soit parce qu’ils vont bénéficier du « ruissellement » de la richesse.

Mais quand la croissance fait défaut et que la promesse ne tient plus, c’est là que la conception individualiste de la liberté comme indépendance peut donner toute sa puissance mystificatrice. D’abord par la culpabilisation : si un individu ne réussit pas, ce n’est pas à cause des conditions sociales, mais c’est de sa faute et il n’a qu’à s’en prendre qu’à lui-même. Ce stratagème d’intériorisation de l’échec peut parfaitement être complété par une stratégie d’externalisation des dépendances, avec leurs lots de souffrances et de contradictions. C’est ainsi que la sous-traitance et la globalisation sont de bons moyens pour invisibiliser et éloigner les dépendances dans des arrière-contrées importatrices de nos bilans écologiquement désastreux. Et si ce n’est pas encore suffisant, alors aujourd’hui les fanatiques de la croissance en sont à nous promettre la fuite dans le métavers ou dans la conquête de planètes B.

Promouvoir l’indépendance, dissimuler les dépendances, l’un ne va pas sans l’autre. Tout ce qu’on ne peut pas exporter, alors il faut en faire porter le poids sur les individus ; et réciproquement. C’est ainsi que la société de croissance dissimule son système de dominations et de dépendances sous les fables de la liberté comme indépendance.

C’est donc le contrepied de cette mystification que nous les décroissants nous devons prendre si nous voulons protéger nos valeurs, qui sont la sobriété, l’émancipation, le partage, la convivialité. Ce contrepied c’est celui de la lutte contre les dominations non pas par la voie (libérale) de l’indépendance individuelle mais par les interdépendances sociales.

Si l’interdépendance nous permet d’échapper à la fausse opposition entre dépendance et indépendance, c’est parce qu’elle est leur base sociale.

A chacune des étapes de la vie où il ne devrait y avoir qu’interdépendances, il y a injonction répétée à l’indépendance. Le « petit individu », même tyran précoce, est incité à n’être sitôt qu’un simulacre d’adulte avec portable, compte en banque et sexualisation généralisée. Le « vieil individu » est exilé dans les mouroirs de retraite… Entre ces deux âges, « l’individu travailleur » est broyé dans la mécanique de la division du travail : plus une activité se divise – spécialisation professionnelle, séparation entre décision et exécution, dévalorisation des « tâches ingrates » – plus les interdépendances sont escamotées au profit des dépendances réelles pourtant présentées comme accès à l’indépendance par le droit individuel au travail. D’où cette rhétorique de l’indépendance qui a prétendu tout au long du 20ème siècle que les femmes seraient d’autant plus libérées qu’elles ajouteraient à la domination patriarcale la subordination patronale ! Jusqu’à l’individu handicapé qui n’est « appareillé » qu’en vue de garantir son indépendance, en réalité son isolement !

La dynamique de la liberté libérale comme indépendance c’est de toujours (s’af-)franchir des limites ; en réalité elle fragilise les relations d’interdépendance qui font société. Non, ce n’est pas en s’arrachant hors du Commun (social et naturel) qu’un être humain peut réaliser pleinement son humanité, c’est tout au contraire en assumant d’exercer sa liberté dans les cadres communs. Ajoutons enfin qu’une telle interdépendance reconnue ne signifie pas une disparition miraculeuse des dépendances et des indépendances. Juste la remise à leur place. Aujourd’hui une dialectique biaisée entre dépendance et indépendance prend toute la place et invisibilise les interdépendances qui en sont pourtant le socle social. Si l’on veut éviter que cette invisibilisation ne finisse par saper nos bases d’interactions et d’interlocutions, alors ne tardons plus à revendiquer haut nos exigences de nous relier par de tels attachements.

Un commentaire

  1. La logique implacable déraisonnable de la croissance pour le croissance s’oppose à celle de la raison qui attire vers le principe novateur de décroissance . Car prôner la croissance infinie au sein d’un espace fermé comme notre planète est par définition absurde!

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