Pourquoi faut-il renverser le régime de croissance ?

La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.

Mais si la question du sens n’est plus une question politique, c’est parce qu’elle a été sortie du domaine politique pour se trouver enfermée dans le registre de la vie privée. Dans quel registre poser la question du sens pour qu’elle devienne une question politique ?

Voici la version écrite et longue de mon intervention du vendredi 26 juillet lors de la deuxième édition de Décroissance, le Festival, organisé à Saint-Maixent (73).

Je vais montrer que ce n’est ni le registre économique, ni le registre « mondain », mais celui de la « forme ». Pourquoi ? Parce que nous verrons que le régime de croissance est au plus profond une « forme », une forme libérale qui consiste précisément en une individualisation / impolitisation de la question du sens, qui en fait une affaire privée, et pas du tout une affaire publique.

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Deux remarques préalables sur le « ton » de mon intervention :

  1. Un ton « critique ». Alors même qu’il n’est pas assuré qu’une définition de la décroissance comme critique radicale de la croissance soit vraiment partagée, je vais un cran plus loin et je défends quand même l’idée qu’il ne peut pas y avoir de critique sans critique de la critique. Autrement dit, j’irai chercher ce qui dans une certaine critique de la croissance peut paradoxalement – sinon contradictoirement – rester sous l’emprise de la croissance.
  2. Un ton « théorique ». Pas de décroissance sans Commun, pas de commun sans politique, pas de politique sans théorie, pas de théorie sans philosophie, pas de philosophie sans concept, pas de concept sinon comme « savoir remontant » pour résoudre des « problèmes » rencontrés dans la pratique de la vie vécue et militante.

I. Trois définitions utiles de la décroissance

C’est là qu’il faut commencer par caler la décroissance autour d’un noyau définitionnel le plus robuste possible pour permettre de partager un Commun1, et éviter que le « à chacun sa compréhension de la décroissance » ne devienne « à chacun sa conception de la décroissance », parce que ce serait – nous le verrons – simplement défendre une « autre croissance », une « croissance autrement » (ou une décroissance sélective).

1. La décroissance comme « décrue », une définition triviale

Ne surtout pas se priver d’une définition facile, ordinaire2 : la décroissance comme décrue.

Le synonyme le plus proche de « décroissance » est « décrue ». Quiconque a déjà subi les effets d’une crue n’entend qu’avec bonheur l’annonce de la « décrue » et personne dans ce cas ne verrait dans la « décroissance » un mot négatif ; mais exactement le contraire : une libération (parce que la décroissance est une émancipation). On peut poursuivre l’analogie. Car la crue c’est le dépassement d’un niveau de l’eau, le dépassement d’un plafond. Et quand on parle de décrue, personne ne comprend que l’on est en train de défendre l’assèchement du cours d’eau. On voit bien que ce que chacun espère c’est un cours d’eau doublement limité, entre le plafond de la crue et le plancher de l’étiage. C’est la même chose pour la décroissance quand elle se comprend comme une défense de la vie… courante : et si différence il doit y avoir, c’est qu’en ce qui concerne la vie courante, les limitations prônées par la décroissance devraient être des autolimitations, des limitations politiquement voulues.

2. La définition mainstream

Timothée Parrique reprend la distinction que je défends depuis des années (depuis 2013) des trois temps de nos analyses : le rejet, le trajet, le projet3 : L’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance. Aujourd’hui, je rajoute l’expression de « contre-croissance » pour disposer d’un chapeau qui englobe ces trois temps (qui se succèdent plus par superposition que par juxtaposition).

a) C’est dans son chapitre 6 (« Mettre l’économie en décroissance ») qu’il construit cette définition mainstream :

  • Une réduction de la production et de la consommation           
    • pour alléger l’empreinte écologique,
    • planifiée démocratiquement,
    • dans un esprit de justice sociale,
    • et dans le souci de la qualité de vie.

Et il reprend la même structure dans le chapitre suivant quand il s’agit d’aller « vers une économie de la post-croissance » (chapitre 7) :

  • Une économie stationnaire
    • en harmonie avec la nature           ,
    • où les décisions sont prises ensemble,
    • où les richesses sont équitablement partagées,
    • Qui puisse prospérer sans croissance.

b) Je me permets de suivre ces définitions analytiques pour qualifier aussi la croissance économique et son monde :

  • Une économie en augmentation, de l’extraction à l’excrétion, en passant par la production et la consommation
    • sans s’occuper de l’empreinte écologique ou en prétendant qu’elle peut être découplée du PIB,
    • dans laquelle le libéralisme politique du laisser-faire laisser-passer prétend être en harmonie avec le libéralisme économique,
    • où la question de la justice sociale (celle des inégalités et pas de la pauvreté) est dénoncée comme un « mirage » (Friedrich Hayek),
    • dans le souci d’un progrès – celui qui ne s’arrête pas – tant social que technique.

c) Pourquoi est-ce que je trouve que cette définition mainstream de la décroissance n’est pas complète ?

Parce qu’il n’est pas facile de savoir si sa critique de la croissance est fonctionnelle (par les contradictions internes d’un système qui détermineraient sa disparition) ou normative (parce qu’il serait ni moralement ni éthiquement acceptable, parce qu’il serait mauvais ou laid ou injuste ou indécent…).

Dans un premier temps, on peut croire qu’elle est normative, parce qu’elle défend des « valeurs ». Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique4, je peux en effet relever :

  • la responsabilité écologique,
  • la conviction démocratique,
  • l’exigence de justice,
  • et l’objectif de bien-être.

Mais si nous nous tournons vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs :

  • par la croissance verte ou le développement durable,
  • par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique,
  • par une théorie procédurale de la justice
  • et par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.

Du point de vue des valeurs, il faut donc reconnaître que le débat entre croissance et décroissance est un dialogue de sourds : autrement dit, il ne convainc que les convaincus.

Ce qui explique que très souvent dans le débat, pour tenter de sortir de ce dialogue de sourds, la critique normative relaisse la place à la critique fonctionnelle : selon laquelle la croissance n’a pas d’avenir parce que nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, rares.

Or cette critique fonctionnelle – « la croissance ne peut pas ne pas échouer » – a deux écueils :

  1. C’est une critique par les effets, et elle ne s’attaque donc pas aux causes : elle manque de radicalité5.
  2. C’est une critique déterministe ← qui est donc impolitisante ou dépolitisante.

Résultat : il faut écarter comme dépolitisant le fameux slogan selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Ce qui ouvre la possibilité d’un autre slogan : que la croissance soit finie ou infinie, que le monde soit fini ou non, la croissance est absurde, n’a pas de sens, elle ne produit pas un monde sensé. Et voilà la question du sens qui est posée.

Piste 1 (à conserver en tête) : Repenser une économie du point de vue de l’abondance (George Bataille, Marshall Sahlins, Onofrio Romano, les coordinateurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère) et non pas de la rareté.

Mais si la définition mainstream a de telles insuffisances, quelle autre définition de la décroissance qui échappe à la critique de la dépolitisation et qui puisse aussi suivre la piste de l’abondance plutôt que celle à partir de la rareté ?

3. La définition politique de la décroissance

Une définition politique est une définition a) qui remonte aux causes de la croissance et b) qui n’est pas dépolitisante. Autrement dit, c’est une conception volontariste de la décroissance pour s’opposer à la croissance et à ses causes. D’où : la décroissance est l’opposition politique à la croissance. [Politique veut dire volontaire et s’oppose à inéluctable]

Il faut assumer cette opposition à la croissance : il faut assumer le « dé » de la décroissance pour passer à l’essentiel de la critique et poser la question (trop souvent) escamotée ou amputée : qu’est-ce que la croissance à laquelle la décroissance s’oppose ?

 a) La croissance comme iceberg

Pour procéder à un élargissement du domaine de la croissance et pour impliquer  du coup une extension du domaine de la critique décroissante, je prends l’image d’un iceberg pour décrire ce qu’est la croissance.

→ L’économie de la croissance représente la partie émergée, visible, de l’iceberg de la croissance :

  • Dire que la croissance est une boussole macroéconomique (dont le thermomètre qui mesure l’agitation est l’indicateur du PIB) – parce que micréconomiquement, la boussole, c’est le profit – ce n’est pas simplement dénoncer l’accroissement du capital, c’est dénoncer une croyance, celle que cet accroissement est en soi un objectif, qu’il est suffisant pour donner une direction (sinon un sens), pour justifier des arbitrages et orienter des budgets.
  • Si cette critique économique était suffisante alors la décroissance pourrait se contenter de n’être qu’une variante postmoderne de l’anticapitalisme. Mais les échecs politiques de l’anticapitalisme (son productivisme, ses atteintes aux libertés, son oubli de la question féministe) nous obligent à approfondir la critique et à aller regarder sous la surface (à aller regarder sur quelle plateforme repose l’économie que les marxistes et les partisans du capitalisme définissaient « en dernière instance » comme l’infrastructure).

→ Mais sous cette partie émergée, la croissance a colonisé tout le système de la vie sociale et culturelle : la partie immergée de la croissance est un monde (cf. Françoise d’Eaubonne, Serge Latouche, Paul Ariès, Vincent Cheynet, Maria Mies, et plus récemment : Geneviève Pruvost, Aurélien Berlan, Matthias Schmelzer, Giorgos Kallis) : des modes de vie, des normes, des récits, des représentations, des imaginaires, des valeurs, des héritages, des attachements, des communs « bucoliques » et des « communs négatifs »…

Plutôt que l’expression de « société de croissance » proposée par Serge Latouche pour indiquer non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance, dans laquelle le social est encastré dans l’économique, je préfère reprendre la distinction de Matthias Schmelzer6 :

  • « L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique.
  • Le paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative ».

b) L’iceberg de la croissance ne flotte pas dans le vide

Mais la critique politique de la croissance peut-elle en rester là ? En particulier pour relever le défi des causes, le défi de la radicalité, pour répondre à la question que les partisans de la décroissance inéluctable et de la critique fonctionnelle écartent7 : Pourquoi la croissance ?

L’iceberg de la croissance vers lequel se dirige le Titanic flotte dans le régime libéral-individualiste de croissance

Ou, pour rester dans l’image de l’iceberg : dans quoi flotte-t-il, car il ne flotte pas dans le vide ?

Il flotte dans un milieu liquide, celui qui permet de liquider les questions, de les neutraliser, celui dans lequel la plupart de nos argumentations et de nos discussions font « plouf » : a) bien entendu dans les milieux hostiles à la décroissance mais b) même dans nos milieux favorables à la décroissance : dès que la critique de la croissance se double d’une autocritique de l’objection de croissance.

C’est le moment de reprendre le fameux mot de Bossuet selon lequel « Dieu se rit des hommes qui dénoncent les effets dont ils chérissent les causes ».

Moment très politique pendant lequel notre critique n’avance pas un pronostic selon lequel la croissance sera impossible – et donc la décroissance nécessaire – mais où nous posons un diagnostic, celui d’un monde de la croissance d’ores et déjà insensé: mais alors si le monde de la croissance est insensé, comment expliquer qu’il soit à ce point hégémonique, et que son emprise soit totale ?

Comment en effet ne pas constater que nos meilleures raisons qu’il est nécessaire d’exposer lors d’une argumentation ne sont jamais suffisantes pour nous donner vraiment raison et emporter la conviction ?

  • Ni quand les raisons sont rationnelles : C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre positif est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant. Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.
  • Ni quand les raisons sont raisonnables : ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire de normes, de récits, de représentations… a) C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ? b) Là où la critique positiviste (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.

*

Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?

Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.

Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».

Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement et rapidement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !

On ne peut valider une telle critique qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont ni désirables ni acceptables (alors que nous nous contentons de montrer qu’elles sont possibles, faisables).

*

Comment alors réussir la politisation de la décroissance si nos meilleurs arguments tant positifs que normatifs tombent à l’eau. Car de quelle eau s’agit-il ?

De l’eau dans lequel flotte l’iceberg de la croissance. Et nous avons déjà vu comment ce milieu procède pour liquider la force de nos bonnes raisons : en les dépolitisant, en les neutralisant.

Comment alors porter une critique radicale et politique de la croissance sans se noyer ?

  • Car tel est bien le risque de se laisser engloutir : de critiquer la croissance comme boussole et comme monde mais sans porter la radicalité de la critique jusqu’au milieu dans lequel baignent l’économie et la société. Ce milieu nous le nommons à la suite du sociologue italien Onofrio Romano « régime de croissance » et nous allons voir que ce régime est un régime politique  qui est le libéralisme.
  • Le péril, ce serait d’aboutir à un monde sans croissance économique mais qui resterait sous l’emprise du régime de croissance. Un régime de croissance mais sans croissance : « on ne peut rien imaginer de pire ».
  • Nous faisons donc les hypothèses suivantes :
    • Que la croissance économique comme la société de croissance ne sont que les produits d’un régime politique qui est le régime de croissance. Et donc que c’est l’hypothèse du régime de croissance qui permet de répondre à la question, pourquoi la croissance ?
    • Que ce régime de croissance est un dispositif de neutralisation : par a) une dépolitisation de la question du sens qui passe par son individualisation, par sa privatisation ; par b) une mise en équivalence de tous les arguments qui les rabaissent à n’être plus que des opinions. Et donc que c’est cette hypothèse du régime de croissance qui va permettre de repolitiser la question du sens, en la désindividualisant.
    • Que nous ne pouvons espérer échapper à un tel régime qu’en allant installer nos analyses idéologiques et politiques dans ce que la permaculture appelle la « zone 5 ». Et comme le défend Virginie Maris à propos de « la part sauvage » de la nature, il y a un intérêt stratégique à s’y installer si on ne veut pas, à force d’adaptation aux adaptations qui s’enchaînent, se mettre à pratiquer ce qu’au départ on prétendait critiquer : la croissance, non pas comme économie ou comme monde, mais comme régime.
    • Qu’il n’est malheureusement pas du tout assuré que les décroissants même les plus fervents ne nagent pas eux-aussi dans ce milieu liquidateur de toute critique politique.

II. Le régime de croissance, en amont de l’économie de la croissance et de son monde

En quoi consiste le « régime de croissance » ?

Il s’agit de cette infrastructure anthropologique qui s’est installée au tournant de la modernité et qui a déjà reçu tant d’explications : le désenchantement du monde (Max Weber), la sortie de la religion (Marcel Gauchet), la fin des guerres de religions (Jean-Claude Michéa), la revendication sociale d’une bourgeoisie qui ne trouve pas sa place dans l’imaginaire des trois ordres de l’Ancien régime, la poussée démographique8, la querelle des Anciens et des modernes, l’émergence de l’ère de l’individu (Alain Renaut), les fondations de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), la révolution scientifique qui passe d’un monde clos à un univers infini (Alexandre Koyré), le processus de civilisation (Norbert Elias)…

Pourquoi valider le terme de « régime », plutôt que celui de « paradigme » ?

  • Parce que régime renvoie tout de suite à régime politique. Et si l’on veut définir la décroissance comme opposition politique, alors ce serait une category mistake que de la diriger contre une économie ou un monde.
  • Parce qu’historiquement, ce régime de croissance est celui qui remplace ce que l’on appelle l’Ancien Régime ; et qu’il constitue donc un Nouveau Régime. Nous allons voir qu’avec ce régime de croissance, on passe d’un monde théologico-politique à un monde atéléologico-politique. Quelles différences ?
    • On passe d’une société holiste à une société des individus : on peut même faire l’hypothèse que c’est sous l’impulsion de la bourgeoisie puisque dans les trois ordres de l’Ancien Régime, les bourgeois ne pouvaient pas trouver leur place puisqu’ils étaient riches comme ceux qui pugnant ou qui orant tout en étant qui laborant.
    • On passe d’une société structurée par les institutions de l’Église et de l’État (« l’État, c’est moi ») à une société structurée par les institutions du Marché et de l’État-Nation (l’État, c’est nous »).
    • On peut ainsi remarquer que l’ordre de l’Église est remplacé par celui du Marché. Mais là où la religion combinait une dimension horizontale (ekklesia) et une dimension verticale (descendante par la Révélation, et ascendante par la prière), le Marché n’est plus qu’une structure horizontale dont le modèle social devient le commerçant, l’homo œconomicus. On comprend mieux pourquoi aujourd’hui le Marché est comme une religion avec ses paradis (fiscaux), ses saints (grands patrons), ses fêtes (Black Friday), ses temples (de la consommation), ses prédicateurs (les influenceurs et influenceuses), sa messe (la publicité), son clergé (les économistes), ses fidèles (les consommateurs)…

Il me semble que l’on peut mettre aussi en avant le passage du binôme ancien du sacré et du profane au binôme moderne du public et du privé (et de l’intime). Bref, l’installation d’une infrastructure socioculturelle nommée libéralisme : c’est l’institution imaginaire de l’individu.

  • Le meilleur des mondes possibles devient celui qui permet à chaque individu de mieux poursuivre les objectifs et les valeurs qu’il a choisis de manière indépendante : la théorie idéologique de la main invisible et son anthropologie d’un humain réduit à l’homo œconomicus ne sont que la mise en application économique de la Théodicée de Leibniz (Harmonie préétablie et monadologie).

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020) Routledge, traduction française à paraître : Critique du régime de croissance (2024), Montréal, Liber.

  • « La croissance n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités pré-modernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. Répétons-le, la tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec » {page 47}.
  • « L’individualisation produit une nouvelle sphère publique. L’individu défie désormais le principe de la contrainte collective. Certes, il aspire à rencontrer les autres, mais en aval, seulement après la constitution de soi, présupposant ainsi un fondement contractuel et volontaire à l’ordre social, avec lequel il n’entretient pas un rapport organique et dont il se sent séparé. Dans ce sens, c’est l’institution imaginaire de l’individu qui fonde ce que nous appelons « société », par opposition à la simple « socialité » typique des communautés traditionnelles. La modernité tend progressivement à dissoudre les structures intermédiaires qui bloquent encore l’accès à l’universalité intégrale » {page 54}.

Pour expliciter ce régime de croissance, je propose maintenant trois temps : 1) expliquer le lien entre croissance, régime de croissance et individualisme ; 2) expliciter le lien entre croissance et dépense et 3) évoquer quelques effets de ce régime de croissance

1) Quelle est la promesse que le régime de croissance prétend faire à chaque individu ?

[Ce n’est pas parce qu’une promesse est faite qu’elle est tenue]

Le libéralisme – l’autre nom du régime de croissance – repose sur un nouveau contrat social entre les individus et les institutions :

  • Ces institutions sont le Marché (dont les agents sont les entreprises et les banques ; dont la boussole est le profit) et l’État (dont les agents sont l’administration et le système juridique ; dont la boussole est l’ordre public) : l’articulation entre ces deux institutions est assurée par le gouvernement qui mène une politique économique, c-à-dire les arbitrages et les budgets au nom d’une boussole : la croissance. Autrement dit ces institutions « libérales » ont pour fonction de « délivrer » (Aurélien Berlan, Terre et liberté, 2021, La Lenteur) les individus des contraintes matérielles et juridiques et elles prétendent le faire au nom d’une neutralité institutionnelle.
  • Du point de vue de l’individu, c’est d’abord et avant tout une conception libérale de la liberté, de la liberté individuelle pensée sur le modèle bourgeois de la propriété privée : si mon champ s’arrête là où commence celui du voisin, alors ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Autrement dit, ma liberté c’est ma propriété (au double sens de property ← cf. chez John Locke), mon enclosure, mon for intérieur, ma forteresse vide.

« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin, p.40.

« La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

En résumé, « dans le régime de croissance, le pouvoir politique qui officie est atéléologique et ne s’immisce pas dans les questions de la vie bonne, dans la mesure où la vie sociale est considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les acteurs individuels. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre existence. La politique n’a pour fonction que de préserver ou même de cultiver la vie biologique des citoyens, en même temps que de réguler administrativement leur libre circulation. Dans cette optique, la croissance n’est que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle ».

Onofrio Romano, Contre le régime de croissance {page 75}.

Cette promesse de croissance suppose une version dynamique de la liberté individuelle comme franchissement des limites ; comme ma liberté ne peut être limitée que par une autre liberté, alors la vie de chacun les uns avec les autres devient la lutte de chacun contre chacun, c’est-à-dire la concurrence libre et non faussée, la compétition généralisée9.

2) La décroissance peut-elle partager avec le régime de croissance une même conception de l’économie, définie par la rareté et la mise à l’écart de la question des surplus ?

[Référence toujours aux travaux d’Onofrio Romano, en référence aux analyses de George Bataille]

Il faut relever en effet une incohérence dans la prétention de beaucoup de décroissants à afficher un refus de la conception dominante de l’économie. Car là où les décroissants disent qu’il faut économiser les ressources énergétiques et matérielles, les partisans de la croissance définissent la science économique comme l’étude de la gestion par la société de ses ressources rares.

Comment en vient-on, que l’on soit partisan de la croissance ou de la décroissance, à définir l’économie par la rareté ?

C’est George Bataille, repris par Onofrio Romano, qui en propose l’explication la plus simple : c’est qu’il y a deux façons d’envisager l’économie, du point de vue particulier de l’individu ou du point de vue général.

  • Ce que dénonce Bataille, dans La part maudite (1949), c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (p.236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (p.237).
  • A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (p.81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (p.239).

Autrement dit, si l’économie de la décroissance doit rompre avec l’économie de croissance, elle doit commencer par changer de perspective et partir de l’abondance et non plus de la rareté : emprunter la voie méditerranéenne de la décroissance (G. Kallis, O. Romano, la MCD).

Ce changement de perspective passe par un rejet du régime de croissance puisque c’est lui par son libéralisme et son individualisme qui impose cette perspective.

Donnons un aperçu des effets de ce renversement :

  • C’est un renversement anthropologique qui renverse la question du sens de la vie : « les hommes assurent la subsistance ou évitent la souffrance non pas parce que ces fonctions produisent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre ».
  • Le poids de l’énergie excédentaire – et plus concrètement la production inévitable de surplus économiques – génère une angoisse qui détermine le destin sensé de l’humanité. Une fois la subsistance assurée, reste à affronter la question décisive des surplus.
  • Faut-il laisser cette question rester individuelle ou bien faut-il l’affronter collectivement ? C’est tout le sens de la proposition très générale et très politique portée par les coordinateurs du Vocabulaire quand ils écrivent dans leur Épilogue (p.432) : « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés ».

3) De quelques effets du régime de croissance

De quelques bonnes raisons de renverser le régime de croissance = de quelques renversements ou « chanvirements » (dans le rapport aux limites, dans les rapports entre individus et société, dans le rapport entre sobriété et dépense).

Décroître : réduire l’économie, décoloniser le monde, renverser un régime politique.

a) Horizontalisme (# horizontalité)

Pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction. C’est dans le régime horizontaliste de croissance que les discussions font plouf ! L’horizontalisme n’est pas l’absence d’abus de pouvoir, il en est juste l’invisibilisation (Jo Freeman, La tyrannie de l’horizontalité, La tyrannie de l’absence de structure (1970).

b) Neutralisme (# impartialité)

Dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne (post-croissante) la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi  la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité.

c) Relativisme (# tolérance et discutabilité)

On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif » ou que « l’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras). Mais le retour postmoderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives.

d) Individualisme (# place de la personne dans la vie sociale).

A qui s’adresse le régime de croissance ? A des individus ! Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles : pas de problème pour qu’à partir du commun, chacun reçoive sa part, en partage ; mais il faut arrêter de penser la société à partir des individus. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.

e) Nominalisme (# réalisme)

De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus  est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).

f) Activisme (# activité comme genre à la place du travail)

Le primat du teukein sur le legein (Cornelius Castoriadis, Mauro Magatti). Le problème est que la liberté individuelle de créer du sens conduit nécessairement à la multiplication des visions possibles : chacun est libre d’exprimer sa vision unique, mais personne ne peut prétendre la mettre en œuvre. Il s’agit là d’un paradoxe central : la modernité est l’époque où chacun est encouragé à partir à la recherche du « sens », mais où chacun est également empêché de le traduire dans une construction collective. Ainsi, la mise en œuvre de toute vision politique est structurellement empêchée par la primauté accordée aux individus dans la définition et la poursuite de leur propre idée du « bien ». Dans la modernité, la reconnaissance de la micro-liberté devient un veto à la grande liberté (collective) → Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain »10.

g) Naturalisme

Le grand partage entre nature et culture permet de se décharger des responsabilités sur le dos de la nature : et cela donne une décroissance impolitique, à reculons, pour les malgré nous. « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), p.111.

h) Opinionisme

C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontaliste de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.

***

Et que serait un régime de décroissance ?

En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, cela permet d’approfondir la critique contre la croissance en la dirigeant vers le régime de croissance : l’idée générale est d’avertir qu’une critique de la croissance qui en resterait à la croissance économique (la partie émergée) et son monde (la partie immergée) risque de ne jamais s’attaquer au dispositif institutionnel qu’est le régime de croissance (qui est le milieu dans lequel flotte l’iceberg). Le trajet de décroissance pourrait alors ne déboucher que sur un régime de croissance sans croissance (économique) : on ne peut rien imaginer de pire.

De ce régime de croissance, Onofrio Romano dit qu’il est une « forme ». Je ne cache pas que je ne suis pas certain que l’emploi de ce terme soit des plus éclairants11. Mais on voit ce que ce terme indique : un système qui articule des relations de pouvoir, de savoir et d’agir et qui constitue comme l’infrastructure à la fois anthropologique et institutionnelle qui permet à l’individu moderne de se penser comme « sujet ». C’est pourquoi on peut penser aussi au concept de « dispositif » que Giorgio Agamben reprend de Michel Foucault et qui est un « réseau »12.

Quoi qu’il en soit, ce régime de croissance repose sur la promotion (libérale) de l’individu. Et quand on comprend que l’individu est étymologiquement ce qui reste d’un processus de division (quand on ne peut plus diviser, il ne reste que l’indivisible, l’individu) alors on ne peut que s’inquiéter de l’emprise que le régime horizontaliste-individualiste de croissance exerce au sein même de la mouvance décroissante : car si la division a toujours pour but de permettre à la domination de continuer de régner, alors il y a bien peu de chance que ce soit à partir de l’individu que la rupture avec la croissance puisse s’enclencher.

Si l’individualisation moderne est un dispositif politique de division du Commun et donc de dépolitisation, alors la voie politique de la décroissance doit passer par une critique radicale de ce régime de croissance qui est 1) horizontaliste, 2) individualiste et 3) activiste :

  1. Quelles verticalités sans verticalisme (patriarcat, patronat, despotisme, patronage associatif, paternalisme…) ? Pour échapper à l’étau de la verticalité (descendante) qui dérive en verticalisme et de l’horizontalisme (qui est une dérive de l’horizontalité, qui était censée échapper au verticalisme), je prône une défense de la verticalité ascendante, par ce que j’appelle la pratique des savoirs remontants, c’est-à-dire la capacité par la discussion( et pas le débat) à résoudre collectivement des « problèmes » (au sens de John Dewey) en produisant des concepts et surtout des distinctions de concepts (histoire de faire de la philosophie une manière ascendante de penser plus qu’un discours académique).
  2. Quelles institutions ? La philosophie politique de la décroissance doit sortir des fables du « sans »13 et se réconcilier avec les « institutions » à partir du double héritage de la définition de Mauss et Fauconnet14 et de la dialectique de l’instituant et de l’institué (Cornelius Castoriadis).
  3. Quelles « matrices » ? j’appelle « matrices » des « schémas de transformation », et non pas des « propositions dont la liste ordonnée chronologiquement pourrait constituer un « programme ». Pour le moment, je crois avoir repéré trois matrices : la double autolimitation de l’espace du Commun, la part, et le lieu15. Ces « matrices » permettraient de transformer des modalités d’actions (définies par les coordonnées que je décris dans mon projet de cartographie systémique16 : X’ = M . X) en les ajustant à leurs contextes.

Annexes

Le coaching se nourrit-il, au fond, d’un sentiment de solitude des individus ?

« Leurs choix n’étant plus dictés ni par les prêtres et les pères, ni par les maîtres à penser incarnés par des figures politiques ou intellectuelles, les individus se retrouvent libres… Et donc seuls face à des décisions contingentes. C’est la contrepartie de la libéralisation des modes de vie. Nous sommes sommés d’être à la hauteur des attentes qui pèsent sur nous : être performants, toujours jeunes et souriants. Dans une société sans repère transcendant, chacun est responsable de sa vie et doit la réussir maintenant, parce qu’il n’y aura pas de deuxième chance. Privées des instances dispensatrices de sens que sont la religion, la famille, la patrie ou le parti, les personnes souffrent d’une carence du lien social. Dans ce contexte, le coach se présente comme un substitut au manque. Il répond au besoin d’être orienté, soutenu, compris et rassuré par un tiers qui donne du sens à ses choix. Mais il le fait sans imposer le détour de la culture livresque, en court-circuitant les médiations classiques de la philosophie, des sciences humaines ou de la littérature. C’est la promesse d’un épanouissement qui ne requiert pas d’effort intellectuel. »

Pierre Le Coz, « Le coaching répond aux aspirations d’un capitalisme à visage humain », Propos recueillis par Marion Rousset, Grands Dossiers de la revue SH, n° 73 – Décembre 2023-janvier-février 2024

« Je voudrais faire une série de remarques à propos du thème de l’égalité, qui sont à la fois simples, contradictoires et déplaisantes. Tout d’abord, à la différence de ceux qui parlent de la société qui devrait être, je me référerai plutôt aux expériences d’autogestion qui ont existé. En effet, je voudrais d’abord rappeler la dégradation extrêmement rapide de l’égalité dans toutes les expériences d’autogestion […]. Il est bien connu que la démocratie dans tous ces groupes est, en fait, un processus de sélection des chefs […]. Malgré la formation de leurs membres, malgré l’animation et toutes les démarches de pédagogie nouvelle, malgré toutes les règles pour empêcher l’institutionnalisation, cette répétition des rapports sociaux de la société plus vaste se reproduit, se refait continuellement. […] Cette première remarque me suggère un étonnement car, en face de ces échecs répétés de l’autogestion, on constate la surprenante permanence de l’idéal égalitaire. En fait, l’échec ne sert à rien car chaque génération reprend et revit le songe égalitaire et refait les mêmes discussions avec, naturellement, les changements de vocabulaire dus aux modes différentes et aux circonstances. »

Albert Meister, « Le songe égalitaire », Autogestions, n° 16, 1984, p. 13‑16.

III. Enregistrement vidéo de mon intervention

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Les notes et références
  1. Je ne refuse pas qu’il y ait des variations individuelles, je rappelle juste qu’elles ne peuvent avoir un sens que si et seulement si, au préalable, il y a un invariant commun. Ce n’est pas là un préjugé politique, c’est juste une condition épistémologique : et c’est pourquoi je peux fonder ce rappel sur les derniers livres d’Alain Testart, Principes de sociologie générale, I (2021, CNRS éditions, Avant-Propos) et de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023, La Découverte, p.26).[]
  2. Cette définition sert à répondre rapidement à la première des objections (pénibles) qui surgit tout aussi rapidement quand commence, à la fin d’une intervention publique, la volée des questions : « mais « décroissance » n’est pas le bon mot parce qu’il est négatif ». Il est alors aisé de faire une analogie avec la « décrue » ; et cela marche très bien aussi avec « décolonisation ». Ce sont d’ailleurs plus que des analogies, puisque la décroissance est bien une décrue (économique) et une décolonisation (des imaginaires) → Ce qui va renvoyer un peu plus loin à la partie émergée (la boussole économique) et la partie immergée (le « monde ») de l’iceberg de la croissance.[]
  3. « C’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour y parvenir (le trajet) », dernier § de l’Introduction de Ralentir ou périr (2022), Seuil.[]
  4. Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »[]
  5. Nous devrions pourtant avoir tiré les leçons des limites politiques de ce type de critique quand on constate que la critique anticapitaliste classique est une critique tronquée qui, aveuglée par la prophétie des échecs, a été incapable de s’attaquer aux succès du capitalisme.[]
  6. Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm » (2018), The Annual Review of Environment and Resources, p. 294.[]
  7. Ce qui rapproche les partisans de la critique fonctionnelle et ceux de la décroissance inéluctable, c’est qu’ils ne dirigent pas prioritairement leurs critiques vers l’amont de l’économie de la croissance. Ils voient d’abord les effets qu’ils prédisent contradictoires. Aveuglés par leur prophétisme, ils se dispensent de remonter aux causes de l’hégémonie de la croissance économique. C’est ainsi qu’ils en arrivent à croire qu’il suffirait de réduire la production et la consommation pour se débarrasser de la croissance : c’est ainsi qu’ils croient guérir de la croissance alors qu’ils ne font qu’essayer de la soigner ; il n’est même pas certain qu’avec un tel manque de radicalité, ils puissent faire baisser la fièvre. Et c’est pourquoi beaucoup se contentent de mettre en avant qu’il faudrait changer d’indicateur, comme si en cassant le thermomètre, on faisait baisser la fièvre.[]
  8. Vers le XVIIe siècle, un changement fondamental se produit : grâce à l’augmentation de la production alimentaire et à l’amélioration des conditions générales d’hygiène, l’indice de mortalité diminue rapidement et la population commence à croître de façon spectaculaire.[]
  9. Cette compétition met en concurrence des individus définis comme des vendeurs et des acheteurs dont la seule morale est celle du prétendu « doux commerce ». Le travailleur devient un vendeur de sa force de travail ; le consommateur n’accède à la gratuité que s’il est le produit ; et même le citoyen n’est considéré comme un électeur qu’au regard de programmes structurés par le marketing politique et défendus par des « vendus » biberonnés au coaching.[]
  10. Pour saisir les impasses – l’impolitique – de ce repli sur l’action et le local du « ici et maintenant » : Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.[]
  11. Comme celui de « régime », celui de « forme » peut sembler emprunté au vocabulaire de la théorie de la régulation, qui a certes l’intérêt d’être une approche hétérodoxe de l’économie mais qui pour moi a le grand inconvénient d’en rester à une critique fonctionnelle du capitalisme, c’est-à-dire par ses crises internes et ses modes internes de régulation.[]
  12. AGAMBEN Giorgio, « Théorie des dispositifs », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 25-33. DOI : 10.3917/poesi.115.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm[]
  13. J’évoque cette fable et sa critique dans mon intervention sur l’industrie, exposée à Ambert cette année.[]
  14. « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.[]
  15. J’ai commencé à explorer cette piste politique lors de ma conférence du 2 avril de cette année.[]
  16. Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344[]

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