Quand pour présenter la décroissance, on met en avant que « moins, c’est mieux », ou que « moins, c’est plus », est-ce que ce ne sont pas des façons de cacher sous le tapis que, quand on a trop, « moins, ce sera moins » ?
Et de la même façon que « non, c’est non », alors il faut vraiment faire attention quand on veut définir la décroissance à s’accorder avec la compréhension la plus spontanée et la plus « intuitive » : la décroissance, c’est le contraire de la croissance.
Et même quand on creuse et qu’on valide l’extension du domaine de la croissance : car la croissance ce n’est pas seulement un phénomène économique reposant sur l’extraction de l’énergie et des matières, c’est aussi un « imaginaire » dont les 3 notes principales sont : le plus, le nouveau et le vite.
Et bien la décroissance, ce n’est pas plus de lenteur, ou plus d’ancien ; non, la décroissance c’est le lent. On ne va pas aller plus lentement, on va aller lentement. On ne va pas « gagner » en convivialité ou en partage : on va partager, et ce sera convivial…
Une décolonisation de l’imaginaire croissanciste consiste donc à vraiment rompre avec cette vision comptable selon laquelle tout moins dans une colonne serait un plus dans une autre. Caricaturalement, dire que ce qu’on perdrait quantitativement d’un côté serait regagné qualitativement d’un autre côté revient en fait à généraliser la quantification. C’est en ce sens qu’être « plus heureux » ne veut rien dire. On a ces amoureux de la croissance qui veulent aimer plus qu’hier et moins que demain… Comment croire aussi qu’en remplaçant le PIB par un indicateur du bonheur, on réussirait à se délivrer du gouvernement par le chiffre ?
Une autre façon d’esquiver la décolonisation, c’est de se rassurer par la métaphysique de l’autrement : il faudrait ainsi désirer une autre économie, une autre innovation, une autre efficacité, une autre façon de travailler, une autre façon de consommer…
Eh bien, là aussi, non c’est toujours non : pour chacun de ces domaines, il faudrait répéter le jugement sévère que Serge Latouche porte contre « cette décroissance-là <qui> s’inscrit plus dans la mouvance de l’économie alternative que dans celle d’une alternative à l’économie »1.
Mais alors comment répondre à tous ceux qui vont nous dire que ce « moins c’est moins », il n’est pas vraiment désirable ?
- Faut-il vraiment faire rentrer la décroissance dans la course croissanciste aux désirs ?
- Et puis la décroissance, quand elle repose sur les valeurs de l’entraide, du partage, de la convivialité, elle est déjà souhaitable.
- Parce que la question du désir n’est finalement pas la bonne question politique, qui est celle de l’acceptable, de l’acceptable même pour ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs.
Et voilà en quoi la décroissance est bien un pari, un pari politique : Être décroissant, c’est être convaincu qu’à l’issue d’une discussion démocratiquement menée, c’est la décroissance qui finirait par devenir la solution la plus acceptable.
Sauf qu’aujourd’hui, cette discussion commune n’a jamais lieu…
_____________________Les notes et références
- « La percée toute relative de la décroissance dans le monde intellectuel n’est, de plus, pas toujours exempte d’ambiguïté. Depuis qu’en raison de cette notoriété, la décroissance est entrée dans l’université sous son nom transnational de degrowth et fait l’objet de thèses truffées de références savantes, des économistes obsessionnels voulant se recycler dans la décroissance tentent de nous proposer de beaux modèles économétriques d’articulation entre l’économie capitaliste/productiviste en régression et l’anti-économie conviviale en expansion. La radicalité du projet originel perd ainsi beaucoup de son potentiel et de l’incitation militante, au profit d’ambitions carriéristes. Cette décroissance-là s’inscrit plus dans la mouvance de l’économie alternative que dans celle d’une alternative à l’économie. On en arrive dans le monde anglophone à opposer à une degrowth, jugée trop réformiste, d’autres projets plus radicaux de post-croissance. »[↩]