Je remercie l’Acfas, Polémos et Yves-Marie Abraham pour cette invitation à lancer ce colloque sur « la décroissance et la question du « comment » » que j’ai traduit en « Comment construire une politique de la décroissance ? Déconstruction – Reconstruction« .
En voici l’idée générale : L’emprise de la croissance s’exerce par un « régime de croissance » dont la forme horizontale organise à ce point et nos modes de vie et nos imaginaires que même les stratégies pour sortir de la croissance s’en inspirent sous la forme de la fable de l’essaimage, cette fable qui raconte que l’addition des actions alternatives sera suffisante pour basculer dans le monde d’après, celui de la post-croissance.
Pour échapper à une telle naïveté impolitique, je propose de relever – au sens de « faire un relevé » et de « surmonter » – toutes nos initiatives dans une cartographie systémique, dont le point de départ sera la reconnaissance des disjonctions, des synergies négatives, des frictions. Seule une telle reconnaissance de la conflictualité interne pourrait nous permettre de préparer la décroissance comme « trajet » ; faute de cela, la décroissance politique continuera d’escamoter les difficultés politiques de la décroissance – comment la rendre acceptable à ceux qui ne pensent pas comme nous – et se réfugiera dans la magie d’un « saut » au lieu de politiser la transition.
Autrement dit : quand je politise la question du comment, je ne me demande pas « comment faire » mais « comment rendre acceptable la décroissance ».
La décroissance, c’est le contraire de la croissance.
Je sais que beaucoup de décroissants sont mal à l’aise avec cette définition si simple et si spontanée. Pour moi, c’est à cause d’une réelle difficulté politique : celle de vraiment définir la décroissance comme transition, comme trajet.
Parce que la croissance, ce n’est pas seulement le phénomène de la croissance économique couplée à celle de l’extraction des matières et des énergies, et donc à celle des déchets, c’est aussi un « régime politique ».
Je fais donc l’hypothèse que si ce régime de croissance n’est pas assez déconstruit alors il y a le risque politique que le « dé-» de la décroissance soit escamoté et que le moment de la reconstruction se satisfasse d’un « autrement » qui aboutisse à la poursuite du régime de croissance mais sans la croissance économique. « On ne peut rien imaginer de pire ».
DÉCONSTRUCTION
La première question que je me pose pour déconstruire, c’est :
A. Comment en arriver à la critique du régime de croissance ?
A.1. En politisant la décroissance
Pourquoi ? Parce que le rejet de la politique se traduit dans un rejet de la théorie, comme si pour décroître, l’important c’était les pratiques et les actions, comme s’il était facile ou inutile de consolider théoriquement la décroissance.
Comment alors politiser la décroissance ? Comme on ne va pas « décroître pour décroître » alors je me demande : comment limiter la décroissance ?
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En formulant ces limites à l’aide de 2 boucles « tant que » (boucle « while » en langage de programmation) : tant qu’une condition n’est pas remplie, on continue le trajet de décroissance.
A.2. En continuant à décroître tant que les plafonds de l’insoutenabilité écologique sont dépassés
Il faut revenir dans les limites écologiques, dont les plafonds sont indiqués par l’empreinte écologique, le jour du dépassement, les limites planétaires…
Mais attention ne pas céder à la tentation de se décharger de toute responsabilité idéologique sur « le dos de la nature ».
« Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », écrit Onofrio Romano, un ancien étudiant de Serge Latouche, en 2008, dans le n°5 de la revue Entropia.
C’est pourquoi j’ajoute une autre « condition », pour que, même si une croissance infinie était possible dans un monde fini, il y aurait encore de bonnes raisons de ne pas la choisir.
A.3. Mais aussi tant que le régime de croissance se maintiendra
Cette seconde raison, je peux la trouver chez VGE quand il est mis au défi, dans une émission[1] de juin 1972, de « résumer ces théories des partisans de l’anti-croissance, ceux qui veulent tout bloquer » :
« une espèce d’énervement d’une société qu’on pousse à la limite de son rythme d’adaptation, en imposant à des secteurs entiers – tels que l’agriculture, la distribution par exemple – l’obligation de se reconvertir en quelques années dans des conditions qui sont humainement très difficilement supportables, et parfois même rejetées par la population ».
Autrement dit, voilà une raison non pas écologique mais existentielle et sociale : anthropologiquement, la croissance n’a pas de sens.
Que le monde soit fini ou infini, une croissance infinie resterait un non-sens.
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Dans le vocabulaire de Matthias Schmelzer : suffit-il de se débarrasser de l’esprit de croissance (une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique) pour échapper au paradigme de croissance (une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative)?
En termes latouchiens : suffit-il de mettre fin à une économie politique de croissance pour échapper à une société de croissance ?
Dans l’avant-propos de son livre, Towards a Society of Degrowth (Routledge, 2020) voici ce qu’écrit Onofrio Romano :
« La croissance est le symptôme, pas la maladie. C’est l’indice qui pointe vers la lune. Pas la lune. C’est l’exposant superficiel d’un système dont la logique, la texture, l’ontologie est à découvrir… Si nous nous attardons sur la « lettre », si nous nous opposons nominalement à la croissance en elle-même, nous ne pouvons pas être sûrs de pouvoir vaincre la « maladie » dont elle n’est que le « symptôme ». Il est n’est pas évident qu’en s’opposant à la croissance, on s’oppose aussi à sa logique sous-jacente… La croissance est le « symptôme » d’un « syndrome » anthropologique, économique, social, politique et institutionnel spécifique. »
B. Mais alors qu’est-ce que ce régime de croissance ?
Déconstruire, c’est se décoloniser, mais pas seulement de la croissance économique, du régime de croissance aussi.
La ZAD de ND des Landes a popularisé la notion de « monde » : « l’aéroport et son monde ».
Dans notre livre, La décroissance et ses déclinaisons (2022), nous avons d’emblée entériné une extension du domaine de la croissance : « La croissance est un monde et une idéologie ».
Serge Latouche distingue « société de croissance » et « économie de croissance ». Matthias Schmelzer entre « esprit » et « paradigme » de croissance.
Mais si j’adopte l’expression de « régime de croissance », c’est parce qu’Onofrio Romano ajoute à la dimension de l’imaginaire celle de la « forme ».
B.1. En quoi le régime de croissance est-il un imaginaire ?
B.1.1. La tyrannie des modes de vie (Mark Hunyadi)
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une analyse qui permette de valider l’hypothèse selon laquelle le régime de croissance atteint un degré d’infiltration dans les moindres recoins de nos vies, degré jamais atteint par le capitalisme. Que le monde soit toujours un champ d’injonctions, certes, c’est notre condition humaine d’être un « homme en contexte », mais dans le régime de croissance cela prend une autre tournure, celle d’une « tyrannie des modes de vie », selon l’expression de Mark Hunyad qui :
- « appelle « mode de vie » non pas ce que les gens font, mais ce qui est attendu qu’ils fassent, et qui fait peser sur eux des attentes générales auxquelles ils ne peuvent se soustraire, car ils doivent leur répondre (devoir travailler pour gagner sa vie est une telle attente, comme être performant, efficace, obéir à un principe de rendement ; avoir un comportement de consommateur, savoir s’orienter dans un monde technique, etc.) ».
- Mais pourquoi y a-t-il « tyrannie » ? Parce les grands systèmes instrumentaux, économiques, financiers, technoscientifiques, ne peuvent réellement déployer leurs réseaux qu’à condition de ne s’adresser qu’à des individus dans l’incapacité d’exercer le moindre contrôle[2] sur leur emprise quotidienne : « Ce qui se manifeste comme la victoire de l’individu signe en réalité la victoire du système qui a façonné l’individu à son image, et à son profit ».
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« Ce monde… pourrait s’avérer foncièrement mauvais… Un monde où il ne fait pas bon vivre : un monde dont, si nous pouvions le choisir en toute liberté, nous ne voudrions pas ».
Nous voilà arrivés « à la question sans doute la plus importante pour nous autres humains : qu’est-ce qu’une vie bonne – et pourquoi nous fait-elle défaut ? ».
B.1.2. Les injonctions de la stabilisation dynamique (Harmut Rosa)
Pour Harmut Rosa, elle nous fait défaut parce que, dans la modernité tardive, notre vie est aliénée avec une systématicité inégalée jusqu’à ce jour : pour lui, « une société est moderne lorsqu’elle fonctionne selon un mode de stabilisation dynamique, c’est-à-dire lorsqu’elle a systématiquement besoin de croissance, d’innovation et d’accélération pour sa reproduction structurelle et pour maintenir son statu quo socio-économique et institutionnel ».
On peut alors préciser le lien qui attache individualisme et croissance. « La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la vie bonne ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».
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Autrement dit, on peut décomposer l’emprise de « la croissance pour la croissance » en une triple injonction : le plus c’est mieux que le moins, le vite c’est mieux que le lent, le nouveau c’est mieux que l’ancien.
On retrouve même cette petite musique des trois notes du beaucoup, du vite et du nouveau jusque dans un grand nombre de nos « alternatives concrètes » : au moment de trancher les frictions surgies dans leurs praxis, c’est le « faire nombre » qui l’emporte sur le « faire sens », c’est l’« urgence » de la pratique qui l’emporte sur la lenteur de la réflexion, c’est l’enthousiasme affiché pour la nouveauté qui refuse de commencer en tirant des leçons des échecs précédents.
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C’est dans ces situations que l’on s’aperçoit que, même dans les « alternatives », l’imaginaire de la croissance, est déjà là : il est hérité.
B.1.3. L’héritage (Écologie du démantèlement, Alexandre Monnin et Diego Landivar)
C’est pourquoi, à la suite d’A. Monnin et de Diego Landivar, il faut :
- Reprendre la distinction entre « communs bucoliques » et « communs négatifs » : « Les communs négatifs désignent des « ressources », matérielles ou immatérielles, « négatives » tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels ».
- Savoir distinguer, parmi ces communs négatifs, entre ceux avec lesquels il va falloir vivre sans, ou vivre avec désormais, ou vivre avec autrement[3].
Le régime de croissance comme dispositif est l’un de ces communs négatifs.
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Mais après tout, ne suffit-il pas d’avoir pris conscience de ces dispositifs du régime de croissance – modes de vie, stabilisation dynamique, communs négatifs – pour décider politiquement de s’en débarrasser ?
Non, et c’est même là que niche la véritable difficulté politique de la décroissance comme trajet vers une société post-croissance ; pourquoi ? Parce que l’emprise du régime de croissance ne tient pas seulement à un imaginaire qui aurait colonisé les consciences des sujets modernes – auquel cas, la prise de conscience signifierait une déprise immédiate – mais cette emprise procède aussi d’une « forme » qui a permis l’installation de ce régime et qui favorise aujourd’hui son maintien. Pour l’individu moderne, cette forme apparaît comme une émancipation mais en réalité elle s’exerce aujourd’hui sous la forme politique d’une tyrannie ou d’un despotisme : c’est précisément cette double face qui en assure l’efficacité.
B.2. En quoi consiste la « forme » du régime de croissance ?
Demandons-nous pourquoi les contradictions de l’économie de croissance n’ont pas converti tous les membres des sociétés modernes en décroissants ?
Parce que le régime de croissance et la conception de la vie bonne pour les sujets modernes ont une même « forme » : la forme horizontale.
B.2.1 Horizontalisme, individualisme et régime de croissance
En effet, les sociétés modernes de la « sortie de la religion » et du « désenchantement » permettent, au nom des libertés individuelles, de ne plus partager une conception commune de la vie bonne.
C’est ainsi que le régime de croissance se veut « neutre » quant aux conceptions privées de la vie bonne. « La seule fonction de la politique est de préserver ou même de cultiver la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de la neutralité institutionnelle »[4].
B.2.2 De quelques effets de l’horizontalisme
Même dans le champ bien circonscrit de nos activismes en faveur de la décroissance, on en voit des effets :
- L’écrasement de la discussion (entre arguments, au nom du droit à la controverse) par le simple débat (entre opinions, au nom de la juste égalité du droit d’expression).
- La tyrannie de l’absence de structure : sous couvert d’horizontalité, l’absence de structures formelles favorise paradoxalement la verticalité descendante de structures informelles cachées.
- L’injonction pour tout groupe de « faire famille ». Ce qui réduit terriblement tout lien social soit à une relation horizontale, évaluée positivement, celle entre frères et sœurs (fraternité, sororité, adelphité), soit à une relation verticale descendante, estimée négativement, celle entre parents et enfants. Du coup, les interactions entre adultes semblent évacuées : or, ce sont précisément ces relations qui peuvent assumer que des « problèmes », des « frictions », soient discutées.
- Le rabougrissement du jugement à l’opinion. Dans le monde de l’horizontalisme, trancher entre une opinion valable (parce que ses arguments ont été validés par une discussion critique aboutie) et une opinion non valable est présenté comme une « humiliation ». Et au final, au lieu d’accepter qu’à l’issue d’une discussion, la logique de la controverse amène à changer d’opinion, chacun se retrouve seul, dans sa bulle de certitudes, dans son « cockpit nominaliste ».
L’effet global de cet horizontalisme – neutralité, équivalence –, c’est finalement la réduction de la société à une juxtaposition d’individus, comme le débat est une juxtaposition d’opinions.
B.2.3 Peut-on échapper à la pente fatale de l’horizontalisme ?
Et malheureusement, cet horizontalisme possède une pente fatale.
« La croissance n’est pas une valeur en soi de notre société, mais en quelque sorte le résultat fatal de la forme horizontale de ses institutions… Elle découle directement de la libération des particules élémentaires décrétée par l’horizontalisme : une fois « désolidarisés » de la société, les individus sont naturellement amenés à s’engager sur la voie de la croissance, en raison du sentiment de précarité accru par l’isolement. »
Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), page 91.
D’autant plus chacun s’imaginera comme un atome indépendant les uns des autres, d’autant plus il sera soumis à des formes de vie qui le contrôleront. Car une société soumise au laisser-faire des interactions spontanées ne peut que renforcer le jeu de la compétition, la loi du plus fort : puisque, dans ce cas, seule une liberté individuelle peut venir limiter une autre liberté individuelle. Sous l’affichage de la neutralité et de la liberté accordée à la spontanéité, c’est la loi du commerce qui s’impose.
Si la décroissance s’engage dans une critique du régime de croissance tout en continuant de se revendiquer d’une horizontalité sans contrepoids, c’est qu’elle n’aura pas compris que l’imaginaire de la neutralité est une indifférence aux valeurs. Autrement dit, la décroissance se trompe si elle croit que « ses » valeurs pourraient lui permettre d’échapper à la pente fatale de l’horizontalisme.
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La « forme » horizontale apparaît alors comme la plateforme sur laquelle se construisent les imaginaires du régime de croissance – modes de vie, stabilisation dynamique, héritage. C’est donc contre elle qu’il va falloir diriger notre critique si l’on veut pleinement assumer la décroissance comme trajet.
Critique au nom de certaines « valeurs » – le « assez », le « vieux », le « lent » – qui peuvent faire contrepoint aux trois notes de la modernité – mais critique appuyée sur une autre « forme » ? Laquelle ?
Voici mon hypothèse de reconstruction : si nous repérons trois types de « forme » – horizontalisme, verticalisme descendant (top-down) et verticalisme ascendant (bottom-up) – seule cette dernière semble prometteuse si elle permet au « négatif » des frictions, des frottements, des problèmes, d’être repérés et résolus par la discussion.
RECONSTRUCTION
Le fil de cette reconstruction s’articulera autour de la notion de multiplicité, multiplicité dont le constat introduit presque toutes les présentions de la mouvance décroissante. Sauf qu’il existe deux façons de concevoir la multiplicité. La multiplicité élémentaire (ou nominaliste[5]) où le multiple, c’est l’inventaire d’éléments juxtaposés. La multiplicité relationnelle (ou systémique, structurelle) où le multiple naît des relations entre des éléments.
Dans un premier temps, C) je vais montrer qu’une stratégie décroissante, si elle veut être une « transition » et pas un « saut » doit faire une place à la vertu du conflit : car la décroissance comme transition sera un moment de conflictualité à laquelle il faut se préparer.
D’où, D) une proposition pour construire un cadre assez élargi pour permettre à cette conflictualité d’être repérée, contextualisée et dépassée.
C. Il faut résister à la tentation d’escamoter le trajet de la décroissance
Plusieurs ouvrages récents abordent explicitement la question de la « transformation » social-écologique : des ouvrages collectifs en anglais, Degrowth in Movement(s) en 2020, Degrowth & Strategy en 2022 et, en France, Basculement(s) de Jérôme Baschet (2021).
Mais je ne suis pas sûr qu’ils réussissent à remonter la pente fatale de l’horizontalisme, à cause d’un tropisme nominaliste, en contradiction avec la philosophie relationnelle dont la décroissance devrait ontologiquement se revendiquer. Que penser d’une transition comme « archipélisation » des îlots de résistance et des oasis de résilience ?
C.1. L’irénisme impolitique du scénario standard par le basculement
C.1.1 Quel dommage déjà de ne pas s’appuyer sur le constat dérangeant de l’Atelier paysan[6]
« Derrière l’éthique colibriste des petits pas…, nous voyons une réticence à se situer dans un rapport de force pour agir sur les conditions systémiques. Position qui n’est pas réaliste : la simple somme des actions de chacun ne permet pas de changer les conditions globales ».
« La doxa d’un « changement positif en marche », d’une transition « inéluctablement en route » est tenace et nous étouffe de son apolitisme assourdissant ».
L’Atelier paysan partage bien avec les ouvrages évoqués le constat d’une mosaïque d’initiatives mais il ne s’aveugle pas sur leur « suffisance », il y décèle même un « apolitisme assourdissant ».
C.1.2 De la mosaïque à l’assemblage stratégique
C’est ainsi que l’on peut relever les titres des introductions des deux ouvrages collectifs évoqués : « La décroissance et la mosaïque émergente des alternatives », « Stratégie pour la multiplicité de la décroissance ».
Mais cette multiplicité de départ se retrouve aussi à l’arrivée quand il s’agit de proposer une stratégie et de la traduire temporellement en scénario[7]. Car ce qui est proposé se ramène peu ou prou à un mix stratégique avec un scénario de basculement par essaimage et pollinisation.
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Le problème c’est que cet « assemblage stratégique » me semble être une version cool de la main invisible[8], car il repose non-intentionnellement sur le fond nominaliste/libéral qui a alimenté les deux faces de la modernité : la montée des libertés individuelles, l’atomisation de la « vie sociale ». Or malheureusement vanter la multiplicité nominaliste, c’est promouvoir une horizontalité incapable de dépasser des frictions et des frottements, des « problèmes ».
C.1.3 Basculer dans la facilité : la fable de l’essaimage et de la pollinisation
(a) On peut partir du triangle stratégique que construit Erik Olin Wright dans Utopies réelles, quand il distingue :
- Les stratégies de rupture (visant à défaire le capitalisme par la voie insurrectionnelle).
- Les stratégies symbiotiques (qui luttent de l’intérieur des institutions de l’État, d’une manière qui augmente le pouvoir social d’agir et renforce les éléments non capitalistes présents au sein du système)
- Les stratégies interstitielles (qui se déploient par petites transformations successives, dans les failles de la structure sociale et en dehors de l’État) ».
(b) On peut assez facilement relier ces stratégies aux scénarios classiques de transformation : la stratégie de rupture raconte un scénario de renversement par l’insurrection, les stratégies symbiotiques (on peut penser ici à l’ESS) et interstitielles sont des variantes de basculement par essaimage (la stratégie symbiotique est mâtinée de réformisme alors que la stratégie interstitielle relève du contre-pouvoir).
(c) On peut enfin identifier facilement pour chaque stratégie en quoi elle est à la fois un tremplin pour l’agence et une impasse historique.
- La rupture peut devenir contradiction entre les moyens et les idéaux de départ.
- Quand la symbiose devient compromission alors la transformation se transforme en adaptation.
- Les interstices des « zones » à défendre peuvent tourner à la « communauté terrible », sinon même aux passagers clandestins d’un système dont elles prétendent fictivement se passer ?
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D’où l’idée de mix stratégiques : « assemblage stratégique » pour Degrowth & Strategy, « insurgence communale » pour Jérôme Baschet.
Et ce qui fait le liant de ces mix, c’est que toutes ces stratégies – rupture, symbiose, interstices – reposent déjà sur un scénario commun : celui de l’essaimage, ou de la pollinisation, et donc sur l’enchaînement : prise de conscience → expérimentation ou lutte → exemplarité → préfiguration → essaimage ou convergence → masse critique → bifurcation.
C.2. Le scénario du saut et l’oubli peu démocratique de l’acceptabilité
Il me semble que ce séquençage qui veut prouver la décroissance en décroissant aboutit malheureusement à escamoter, à sauter, la transition.
Cela peut sembler exagéré ou caricatural d’adresser ce reproche aux initiatives décroissantes – tant pratiques que théoriques mais c’est un reproche politique. Lequel ?
Demandons-nous ce qu’on veut-on dire quand on présente favorablement une « alternative » comme étant une « préfiguration » du monde post-croissance ? Que cette alternative remplit deux conditions : qu’elle est faisable et qu’elle est conforme peu ou prou aux attentes post-croissantes, qu’elle est désirable.
Fort bien, sauf que la vraie difficulté politique de la transition n’est pas encore affrontée : cette proposition est-elle acceptable ? Comment va-t-elle devenir désirable pour ceux qui aujourd’hui pensent le contraire, comment va-t-elle devenir faisable démocratiquement, c’est-à-dire sans la « faire faire » de façon autoritaire à ceux qui ne la trouvent pas désirable ? Comment va-t-on faire nombre avec ceux qui ne sont pas décroissants ?
C’est là où la fable de la pollinisation joue son rôle : c’est que son point de départ est la prise de conscience (souvent par l’éducation).. Mais s’il suffisait de savoir pour passer à l’acte, ça se saurait. Et c’est pourquoi la prise de conscience n’a jamais été mobilisatrice : elle n’est pas une condition suffisante.
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Mais du coup la question de l’acceptabilité politique de la décroissance nous reste sur les bras. Est-ce insoluble ?
Mais pourquoi ne pas arrêter de prophétiser, arrêter de traduire les stratégies en scénarios : pour le dire simplement, la transition, ça ne se provoque pas, ça ne se prévoit pas, mais ça se prépare.
Comment ? En se libérant des injonctions cools de la transition, en retrouvant de la conflictualité. Laquelle ?
C.3 La vertu politique de la conflictualité
Non pas tant le rapport conflictuel au monde que l’on critique, que la conflictualité interne au corpus même de la décroissance. Il est vrai que c’est un problème « potentiellement explosif » (Aurélien Berlan).
C’est exactement ce défi que nous comptons relever dans notre dernière partie en proposant un cadre qui permette de le repérer, de le définir, de le discuter.
Notre hypothèse est que c’est l’absence d’un tel cadre qui peut expliquer la réticence à affronter la conflictualité intrinsèque à nos propositions.
(a) Les sources de conflictualité sont pourtant nombreuses :
- l’héritage antagonique des traditions anticapitalistes,
- la négligence géopolitique d’une grande partie du corpus décroissant,
- la prégnance, à cause de l’horizontalité revendiquée, des trois notes du régime de croissance : le beaucoup, le nouveau, le vite,
- la fiction qu’il n’y a que des synergies positives, et que la négativité ne serait que querelle individuelle…
(b) Comment faire avec puisqu’on ne peut pas faire sans ?
Comment dépasser le conflit ; non pas la conflictualité en tant que telle ; mais tel ou tel conflit particulier ?
Si nous nous rappelons que notre objectif est la reconstruction alors la démarche de l’enquête que nous trouvons chez John Dewey est réutilisable parce qu’elle dispose d’une dimension normative. Il y a une morale de l’enquête que John Dewey décline en « vertus » :
- l’ouverture d’esprit (open-mindedness),
- la concentration (directness, whole-heartedness, single-mindedness) comme disposition… à suivre l’enquête pour voir jusqu’où elle mène,
- la responsabilité comme disposition à accepter les conséquences malgré le caractère éventuellement déplaisant du résultat d’un point de vue personnel.
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C’est muni d’une telle méthode que je qualifie de « dialectique ouverte » que nous allons pouvoir finalement esquisser ce qui serait une cartographie systémique dont la fonction sera de situer les initiatives de transition et leurs problèmes dans un cadre relationnel, permettant alors d’envisager la résolution de leurs conflits intrinsèques.
D. Le besoin d’une cartographie systémique
Je procéderai en deux temps. Rendre compte de l’incroyable travail d’inventaire systématique des initiatives décroissantes, fait par Nick Fitzpatrick, Timothée Parrique et Inês Cosme (D.1). Passer d’une cartographie systématique à une cartographie systémique : sans suggérer un cadre clé en main, au moins tracer quelques axes pour permettre de relever les zones de conflictualité (D.2).
D.1. Les leçons d’une cartographie systématique
Quel boulot ! Voilà ce que l’on ne peut s’empêcher de penser quand on lit « la plus grande revue systématique de ce type à ce jour »[9].
D.1.1 État des lieux décroissants : inventaire et synthèse thématique
« 446 textes incluant des propositions de politiques spécifiques… 530 propositions (50 buts, 100 objectifs, 380 instruments) ».
« La cartographie finale contient 13 thèmes – alimentation, éducation et culture, énergie et environnement, géopolitique et gouvernance, indicateurs, inégalité, finance, production et consommation, science et technologie, commerce, tourisme, urbanisme et travail ».
« Les dix instruments politiques de base, par ordre décroissant, sont les suivants : revenus de base universels, réduction du temps de travail, garanties d’emploi assorties d’un salaire de subsistance, plafonnement des revenus, plafonnement décroissant de l’utilisation des ressources et des émissions, coopératives à but non lucratif, organisation de forums délibératifs, récupération des biens communs, création d’écovillages et de coopératives de logement ».
D.1.2 La « discussion »
Cet « inventaire complet des politiques de décroissance » est un régal parce qu’il dessine un « programme » politique de décroissance, mais ensuite il y a une « discussion » qui dresse un bilan critique extrêmement « inspirant » pour le « militant-chercheur » décroissant, et qui se lit comme un formidable appel du pied à se lancer dans la construction d’une cartographie systémique.
Voici quelques « problèmes ». C’est vivifiant.
- A cause de l’absence de précision, certaines propositions « ne sont pas compatibles avec les idéaux de la décroissance ». Problème.
- (Popularité) : Rien ne garantit que la popularité soit un bon indice de la pertinence politique. Or la « tendance à la mode dans le choix des propositions politiques peut conduire à des biais où les changements à fort impact se retrouvent repoussés à la périphérie de l’agenda ». Problème.
- (Visibilité) : « il y a beaucoup [de] politiques qui restent inconscientes. Il s’agit de tous les changements nécessaires à la réalisation de la proposition consciente, mais qui ne sont pas traités de manière intentionnelle et explicite par celui qui propose la politique ». Autrement dit, « la plupart des propositions se concentrent davantage sur ce qu’une politique est censée réaliser (objectifs) que sur la manière dont elle est censée le faire (instruments), en ignorant souvent une diversité de changements transitoires ». Problème.
- (Interactions) : « La plupart des politiques sont étudiées de manière isolée et peu d’auteurs se sont jusqu’à présent concentrés sur les interactions entre les éléments de l’agenda de la décroissance ». Problème.
Tous ces problèmes ont en commun un défaut de systémicité : incompatibilité entre proposition et idéaux, dissonance entre popularité et pertinence, priorité du quoi sur le comment, abstraction des propositions.
« Les artisans du changement devraient étudier soigneusement les synergies (positives et négatives) entre leurs différentes propositions… Il n’en reste pas moins que l’agenda de la décroissance deviendrait plus convaincant s’il rendait compte des interactions entre ses propositions ».
D.2. Tracer les trajectoires d’une cartographie systémique
Nous avons donc besoin d’une cartographie systémique pour au moins deux raisons : a) faire de la place au conflictuel pour remettre l’horizontalité à sa place ; b) en passant du systématique au systémique, passer de l’élémentaire au relationnel, passer de l’inventaire des initiatives en acte au potentiel de l’invention[10].
Chaque proposition décroissante pourra être repérée à l’aide d’un n-uplet dont les composantes seront des coordonnées, comme une suite finie de mots-clés.
Je donne quelques exemples :
- La mesure, monnaie locale complémentaire = (trajectoire de la complémentarité à l’alternative, bassin de vie de Romans-Bourg de Péage, rapport interstitiel à l’institution régionale, radicalité-cohérence avec perspective décroissante).
- Si je prends maintenant l’exemple de l’Eusko = (complémentarité immédiate et suffisante, Pays Basque, identité basque, alternative-option et symbiose)
- L’association « Hameaux légers » = (action maintenant avec paysage « post-croissance », commune, accompagnement de collectivités, agilité et souplesse) ← je prends cette association en exemple parce que c’est à l’occasion d’une discussion avec l’un de ses membres que j’ai ressenti, un peu plus concrètement qu’avant, le besoin et la possibilité d’une telle cartographie.
Relever ainsi les coordonnées d’une proposition permet de l’identifier mais la cartographie trouvera toute sa fécondité quand on sera capable pour chaque coordonnée de proposer un choix avec des options ← et c’est l’inventaire de ces options qui « normeront » chacune des trajectoires. Parce que, quand dans l’association portée par la proposition, il y a aura « problème », on peut espérer que la cartographie permette de repérer d’emblée la situation, de définir le problème et de lancer une discussion qui résoudra le problème en proposant une nouvelle conceptualisation, qui intégrera alors la cartographie…
C’est en ce sens que la transition se prépare, car la cartographie systémique constituera comme une mémoire des problèmes précédemment rencontrés et évitera de tomber dans la fable du nouveau et de l’urgence et au contraire héritera des expérimentations passées.
D.2.1. Comment se repérer ?
Le principe général de cette cartographie c’est de considérer les trajectoires possibles comme des échelles.
« Plus il y a de propositions, plus il y a de synergies, ce qui rend l’étude d’une transition vers la décroissance extrêmement compliquée, d’autant plus que chaque politique a sa propre échelle, son propre calendrier et sa propre faisabilité culturelle ».
On peut ainsi supposer des échelles territoriales, institutionnelles, une échelle temporelle (calendrier) et une échelle des conduites et des attitudes (qui se positionnent suivant la faisabilité culturelle).
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Le principe général c’est qu’à chaque problème, qu’il soit temporel, territorial, institutionnel ou comportemental, on ne commence pas par trancher mais au contraire on essaie de situer et de mettre en relation, quitte à ouvrir un nouvel échelon.
D.2.2. Les quatre trajectoires possibles d’une cartographie systémique
D.2.2.1. La trajectoire de la temporalité
Puisqu’il s’agit de transition et que les stratégies se traduisent en scénarios, il semble logique que la première échelle soit celle des temporalités.
Les premiers échelons sont faciles à repérer : l’immédiat, l’échéance d’une première mandature (qu’elle soit associative, entrepreneuriale ou institutionnelle), la décennie qui vient, le mi-siècle, la fin du siècle… et tout au bout la fin entropique du temps.
Mais ce n’est pas si simple.
- Parce que notre rapport au temps est d’abord un rapport subjectif dans lequel le passé, le présent et le futur ne se juxtaposent pas mais se superposent.
- Parce qu’aujourd’hui comment ne pas se demander s’il est urgent d’agir ou bien s’il est trop tard ?
Autrement dit la superposition des temps provoquent des dissonances. C’est ce que montre très bien une remarquable analyse[11] consacrée à la coordination des futurs pour des activistes climatiques.
Les dissonances viennent d’abord du choc entre les temporalités apocalyptique et post-apocalyptique : l’activisme climatique doit-il être imaginé en termes de changement climatique dangereux mais encore évitable ou bien en termes de scénarios catastrophiques comme étant inévitables ou déjà présents ?
- Dans un premier temps, les acteurs tentent de juxtaposer les termes du conflit temporel. En s’appuyant sur la théorie des futurs imaginés, de Tavory et Eliaphot, de Moor et Marquardt montrent que le post-apocalyptique est renvoyé vers le paysage alors que les actions se replient sur les trajectoires.
- Dans un second temps, les trajectoires qui forment le « concret » des « alternatives concrètes » se reportent sur la relocalisation, sur le « ici et maintenant » et sur le collectif. Ce qui donne sens, ce n’est plus alors la direction temporelle de l’action (le vers quoi) mais simplement le fait qu’elle s’engage au local. Non plus « où va-t-on demain » mais « qu’est-ce qu’on fait maintenant ».
Autrement dit, plutôt que de poser et d’affronter la conflictualité des dissonances temporelles, la résolution consiste à spatialiser le temporel, à se replier là où peut avoir lieu une action collective. L’un des enquêtés le formule très bien : « Et je pense que moi-même, j’ai le désir d’éviter de ressentir le désespoir de ce que je pense qu’il va vraiment se passer et d’éviter cela en faisant une action qui semble être une action ».
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C’est là où l’absence de reconnaissance de la conflictualité intrinsèque peut faire des dégâts : « Bien que ces disjonctions aient été résolues au niveau de l’organisation, les frustrations personnelles suggèrent le risque que la motivation des individus pour l’action collective soit minée par l’incapacité à résoudre les contradictions temporelles ».
C’est là qu’une cartographie systémique pourrait croiser l’axe des temporalités et celui des attitudes : pour continuer à agir et à espérer, pourquoi ne pas rapprocher l’horizon d’attente de nos initiatives, pour retrouver des délais dans lesquels l’incertitude redeviendrait acceptable.
D.2.2.2. La trajectoire des territoires
Nous savons tous que la relocalisation est une perspective centrale pour la transition décroissante.
Mais pour autant, ne pas croire qu’elle est sans « frottement » :
- D’abord parce qu’il y la critique sévère portée par Onofrio Romano qui rappelle que l’Occident a déjà connu une époque de relocalisation – dans les villes italiennes à la Renaissance – et qu’elle a été le laboratoire d’où est sortie la « ville occidentale », c’est-à-dire l’urbain sous régime de croissance.
- La critique radicale de la métropolisation ne peut-elle déboucher que sur une mise à l’écart intransigeante de ce que serait une ville post-croissante ?
Néanmoins aujourd’hui, on voit comment la question du territoire ne doit pas seulement se focaliser sur le destin de la ville mais doit s’ouvrir à une unité territoriale plus vaste, prioritairement la « biorégion ».
« biorégion où nous intégrons les relations entre tous les vivants d’un territoire et les productions humaines de base (alimentation, habitat, énergie) et les cultures. Concrètement, cela revient à articuler la proximité à partir d’un tissu de villes-bourgs avec leurs ceintures vivrières et artisanales. ».
Je termine cette évocation en précisant quelques échelons qui pourraient encadrer celui de la biorégion : le voisinage, la commune ou la municipalité (du bourg à la ville), le bassin de vie, et au-delà de la biorégion, le territoire historiquement dénommé « nation », le sous-continent, la planète.
D.2.2.3. La trajectoire des institutions
L’institution est une notion assez large pour regrouper celle de société, de collectivité, d’« organisation », d’administration (en particulier la question des services publics et leur articulation avec les « biens communs »), d’entreprise, d’association (mutuelle, coopérative, syndicat…)…
C’est donc d’une trame institutionnelle dont il s’agit :
« La trame de ce tissu, la trame même d’un socialisme de la vie sociale retrouvée, tisserait ensemble les interdépendances tant horizontalement par un principe de coopération et d’entraide que verticalement par un principe de subsidiarité ».
D.2.2.4. La trajectoire des conduites
Qui lors d’une discussion ne s’est pas fait culpabiliser par la radicalité intransigeante d’un « plus décroissant que moi tu meurs » ?
Qui ne s’est pas retrouvé coincé entre l’alternative-option et l’alternative-rupture : c’est la tension qui structure encore aujourd’hui les partis politiques écologistes entre les Realos et les Fundis.
Bref, il y a ce que Patrick Viveret a baptisé le PFH[12]. Comment le décentrer, le désindividualiser ?
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C’est particulièrement pour cette dernière trajectoire que sa détermination devrait résulter d’une intrication très forte entre travaux sociologiques et pratiques sociales. Pour éviter le risque de la micrologie et la fractalisation, il faudra d’emblée poser que le cadre de la résolution devra s’élever et tolérer un certain degré d’abstraction remontante, par exemple sous la forme de « portraits » idéaux-typiques.
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Cette dernière remarque vaut pour la construction entière de cette cartographie systémique : c’est de vivante voix, lors de rencontres en chair et en os, qu’un tel programme devrait être lancé.
Bien sûr on pourra se baser sur des exposés et des comptes-rendus des expérimentations réellement existantes. Mais faisons confiance à la rencontre, elle sera elle-même l’occasion de frottements et de frictions. Autrement-dit, elle deviendra à elle-même son propre objet d’analyse et de pratique. Ce sera alors une bonne façon de se rappeler en commun qu’il ne peut pas y avoir de commun sans des règles communes : de discussion et d’argumentation, de savoir-vivre et de convivialité.
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Cette trajectoire des conduites sera donc en réalité celle de la démocratie.
Parce que, politiquement, il ne peut y avoir de décroissance comme trajet que si c’est un choix démocratique. Une décroissance inéluctable ne peut éviter d’être accusée d’être un oxymore que si l’emprise du régime de croissance est négligée, ou niée, sinon acceptée. C’est en ce sens qu’il faut « repolitiser la soutenabilité ».
Telle serait l’utilité démocratique de la cartographie systémique : non seulement faciliter la critique et les réajustements continus mais les encourager.
En conclusion
C’est la mise sous le tapis de l’emprise du régime de croissance même à l’intérieur de nos alternatives qui, en écartant la vertu politique du conflit, en vient à favoriser une préférence pour des scénarios contradictoires de basculement dont l’irénisme (anthropologique) débouche sur le contresens (historique) de penser la décroissance plus comme un « saut » que comme un trajet.
D’où ma proposition de construire la décroissance à partir d’une cartographie systémique qui permettra de relever – au double sens de faire un relevé et de dépasser – les zones internes de frottements et de frictions.
Je ne dis pas que cette cartographie systémique est suffisante, je dis juste que sa prise en compte de la vertu de la conflictualité lui permet de mieux préparer une rupture qu’aucune stratégie réaliste ne peut ni prévoir ni provoquer. Si elle n’est pas suffisante, c’est qu’il lui manque un levier historique et je ne sais pas lequel il peut être : les avancées jurisprudentielles des combats juridiques, des majorités électorales, une explosion insurrectionnelle au sens de la révolution selon Castoriadis, un tournant géopolitique… Je ne suis pas prophète pour prédire lequel de ces leviers ou une combinaison serait une « cause occasionnelle » de décroître… Mais je crois que cette étincelle qui fera déborder le vase sera un moment conflictuel, et c’est ce à quoi nous devons nous préparer, de l’intérieur.
Il existe une version longue de cette intervention, beaucoup plus détaillée. Il suffit de m’écrire pour me la demander.
Il me vient comme une évidence – après relectures et discussions – que le terme « axe » était mal choisi. Un meilleur terme est « trajectoire ». J’ai donc remplacé un terme par un autre.
- Trajectoires temporelle, territoriale, institutionnelle, de conduites (?).
- Ces « trajectoires » cartographient un… trajet.
- Ce sont d’autant moins des « axes » qu’elles peuvent être buissonnantes.
[1] Pour écouter l’intervention de VGE : https://ladecroissance.xyz/2021/05/14/une-approche-existentielle-de-la-decroissance-par-valery-giscard-destaing/
[2] Car pour décroitre, il ne suffit pas de produire moins, de partager plus, il faut encore « décider ensemble ». Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini.
[3] Ceux avec lesquels il nous faudra apprendre à vivre sans : éradication pure et simple, non-usage, règlementation et restriction de l’usage, démantèlement progressif. Ce qui pourrait concerner : le patriarcat, le charbon, le pétrole, le plastique, les voyages en avion, le numérique… mais aussi le capitalisme, l’État, l’armée… mais aussi les business models, la publicité, le nucléaire, les supermarchés, la bourse… Ceux avec lesquels il faudra vivre avec, désormais, que l’on choisit alors de patrimonialiser : lieux de stockage des déchets nucléaires, terrils, friches industrielles et commerciales… Ceux avec lesquels on pourra vivre avec, autrement : espèces invasives, virus mais aussi réemploi d’une grande partie de l’habitat bétonné…
[4] Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), page 22.
[5] Le nominalisme est cette philosophie qui n’accorde la réalité qu’aux individus, qu’aux éléments ; les entités générales – la société, l’homme… les « universaux » – ne sont alors que des « noms » qui n’existent que dans un inventaire, comme collection d’individus juxtaposés.
[6] L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire (Seuil Anthropocène, 2021), page 250.
[7] Une stratégie est un canevas d’actions planifiées en direction d’au moins un objectif. Un scénario est une prévision du déroulement historique de la stratégie.
[8] Dans la version hard de la main invisible, la version « commerçante », non seulement la forme horizontale installe bien un régime d’équivalence mais les relations – les échanges – disposent d’un équivalent général qui in fine tranche les conflits : c’est l’argent. Dans la version cool, faute d’une telle façon de faire, alors les conflits ne sont pas tranchés, tournent à la querelle personnelle, voire sont accusés de briser une « harmonie » dont l’idéalisation joue comme un surmoi répressif d’autant plus efficace qu’il ne peut être mis en avant puisqu’on ne cesse de proclamer qu’il est interdit d’interdire. En tant que surmoi, l’impératif de bienveillance (coolitude) joue comme une surveillance intériorisée.
[9] Nick Fitzpatrick, Timothée Parrique, Inês Cosme, « Exploring degrowth policy proposals: a systematic mapping with thematic synthesis », Journal of Cleaner Production, Volume 365 (2022), Article 132764, 10.1016/j.jclepro.2022.132764.
[10] C’est la différence proposée dans Degrowth & Strategy, op. cit., page 19 , entre « carte mentale flexible » (flexible mental map) et « plan ».
[11] Joost de Moor, Jens Marquardt, Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present, Geoforum, Volume 138, janvier 2023, 103666, ISSN 0016-7185, https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.
[12] Le p… de facteur humain.