La lecture du livre de Jason Hickel, Less is More, traduit par Moins pour Plus, nous ramène à une interrogation forte quant à la poursuite d’une décroissance politique : jusqu’où peut-on et doit-on aller dans la critique de la croissance ? Jusqu’à quel point la décroissance peut-elle et doit-elle s’opposer à la croissance ?
Car si l’on fait la différence entre la croissance comme phénomène économique et le régime de croissance1, alors il faut bien constater que toute critique de celui-là ne s’accompagne pas toujours d’une rupture avec celui-ci. Autrement dit, celui qui, prêt à objecter à la croissance, est prêt aussi à défendre une décrue planifiée démocratiquement de la production et de la consommation, n’est pas pour autant disposé à décoloniser suffisamment son imaginaire pour se détacher du régime de croissance.
C’est ainsi que même celui qui rangerait spontanément le « plus » dans la colonne croissance, et qui dans la colonne « décroissance » mettrait des valeurs comme la sobriété, le partage, la convivialité… peut en venir à défendre un idéal de société dans lequel il y aurait « plus » de sobriété, de partage, de convivialité. Sans parler de « plus » de bonheur, d’amour, de culture, de santé…
Est-ce une contradiction qu’il faut aussitôt dénoncer ou bien est-ce seulement un juste tri entre ce qui doit croître et ce qui doit décroître ?
Et même si c’est une contradiction, faut-il d’emblée la rectifier ou bien faut-il la tolérer dans un premier temps pour, ensuite, dans un second temps, s’en détacher ?
Mais d’un côté, est-il politiquement réaliste d’espérer que celui qui s’est d’abord trompé de chemin sera ensuite capable de retrouver le bon ?
D’un autre côté, en rabrouant l’objecteur de croissance parce qu’il ne s’est pas assez radicalisé, le risque n’est-il pas que la décroissance apparaisse comme une politique si intransigeante qu’elle en devienne inacceptable ?
Voilà les questions que l’on peut se poser quand on rencontre des expressions qui frôlent l’oxymore : car peut-on dénoncer et se moquer d’expressions comme « développement durable » ou « croissance verte » et défendre à son tour « abondance frugale » ou « prospérité sans croissance » ?
On voit bien l’intention : répondre aux adversaires de la décroissance qui l‘accusent d’être de l’austérité déguisée, du serrage organisé de ceinture, de la pénurie planifiée. Mais, franchement, pour rendre désirable la décroissance faut-il prendre le risque d’embrouiller toute réflexion dans le brouillard d’expressions qui resteraient des concessions – sinon à la croissance comme phénomène économique – mais au régime de croissance ?
(a) D’une part, parce qu’il y a déjà toute une tradition décroissante qui reprend des termes comme ceux de « sobriété » et de « simplicité » : et puis, quand le monde de la croissance reprend le terme de « sobriété », c’est lui qui court derrière. (b) D’autre part, parce qu’en mathématique, quand une fonction n’est pas croissante, elle peut être « monotone ». Mais jusqu’où les défenseurs de la décroissance comme décrue économique sont-ils prêts à aller quand, passée la transition de la décroissance, on en arrivera à définir la post-croissance en faisant l’éloge de la monotonie, du banal, de l’ordinaire, du commun, de l’habituel2 : jusqu’où peut-on – le faisable, le désirable, l’acceptable – espérer décoloniser les imaginaires ?
Le titre : Moins pour Plus
Voilà d’emblée le type d’interrogations sur lesquels je suis tombé rien qu’à la lecture du titre : Moins pour Plus. Erreur de traduction ? Même pas, voire pire : Less is More. Parce que si le « moins » c’est le « plus », alors le « haut », c’est le « bas », le « grand » c’est le « petit », le « devant » c’est le « derrière », le « sens », c’est le « non-sens »… Si tout mot, c’est son contraire3, alors tous les mots sont équivalents : et voilà ce qu’il fallait craindre comme la peste, la victoire du régime de croissance sous la forme de son despotisme de l’horizontalité et de la neutralité4.
Je viens de reparcourir La société du spectacle5 (1967) de Guy Debord et je suis tombé sur la thèse n°9 : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Alors, allons-y : le beau devient un moment du laid et le bien un moment du mal…
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Le sous-titre : Comment la décroissance sauvera le monde.
Par bienveillance, je me dis que le sous-titre a été choisi par l’éditeur. Car l’objectif de la décroissance est-il de « sauver le monde » ? Quel monde ? L’usage du futur n’est-il pas quelque peu précipité : « sauvera le monde », ah oui, et à quelle échéance ? Quant à savoir « comment », il y a là une présomption prophétique pour laquelle les leçons de l’histoire auraient dû conduire à davantage de prudence.
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Du coup, j’hésite entre ne pas ouvrir le livre ou bien me reprocher un excès de radicalité. Car n’y a-t-il pas des niveaux de compréhension pour lesquels les polémiques ne sont pas les bienvenues ? Ne faut-il pas réserver les controverses sur la décroissance, sa définition et ses enjeux politiques, quand nous sommes « entre nous » ? Et accepter que l’important c’est déjà de porter un discours dirigé contre la croissance comme phénomène économique, discours suffisant pour fonder une critique radicale du développement durable, de la fable du découplage, du techno-solutionnisme…
D’autant que ce que j’ai lu auparavant de Jason Hickel ne me permet pas de trancher.
Sur le versant des réticences, écrit avec d’autres figures de la décroissance académique, un article-synthèse (décembre 2022) : « La décroissance peut fonctionner – voici comment la science peut y contribuer »6. On y trouve un catalogue de mesures sociales-démocrates vertes et des « défis » afférents en vue d’une « mise en œuvre plus globale » : réduction des productions inutiles, services publics, garantir les « emplois verts », RTT, « favoriser le développement durable » (sic).
Honnêtement, c’est assez démoralisant et c’est le genre de généralités qui peut mériter la volée de bois vert que certains critiques adressent à la décroissance7. Ou comme l’écrit Serge Latouche : « Cette décroissance-là s’inscrit plus dans la mouvance de l’économie alternative que dans celle d’une alternative à l’économie. » Pour illustrer une telle sévérité : si le début de l’article reprend l’antienne d’une opposition entre décroissance et récession (parce que dans la décroissance la décrue serait « délibérée » alors que la récession ne serait « déstabilisante » que pour des économies dépendantes de la croissance), il se termine par un appel (oximorique ?) pour « permettre aux sociétés de prospérer sans croissance ». A ne pas disposer de la distinction entre décroissance comme décrue économique et décroissance comme décolonisation du régime de croissance, il semble ne pas s’apercevoir que même dans les pays qui ne sont pas à « haut-revenu », l’hégémonie du régime de croissance est totale.
C’est en lisant ce genre d’articles que l’on doit se demander, politiquement, s’il y a quelque cohérence à prôner une réduction de la croissance (au sens économique) sans, au moins comme doute méthodologique, envisager que les principales difficultés de mises en œuvre viendront autant des partisans de la croissance – qui ne laisseront pas faire – que de l’emprise du régime de croissance sur les défenseurs d’une économie alternative.
Mais un autre article du même Jason Hickel peut venir contrebalancer cette (mauvaise) impression. Il y défend la décroissance comme « théorie de l’abondance radicale »8, ce qui suppose d’emblée une rupture radicale avec la conception dominante de l’économie comme gestion de la rareté. Certes, ses analyses restent cadrées par les mêmes définitions que dans l’article précédent mais au moins il pointe avec efficacité l’un des piliers les plus enfouis de l’hégémonie de la science économique sur le paradigme dominant de la croissance. Certes, sa critique dirigée contre la rareté se restreint à la « rareté artificielle » et ne semble pas envisager que la rareté naturelle – la pensée des limites écologiques – serait elle-même une rareté construite à partir de besoins artificiellement fabriqués, mais au moins il fournit des arguments pour refuser de voir dans la décroissance une économie de la pénurie.
Toutes ces restrictions proviennent – selon moi – du fait qu’il ne distingue jamais entre phénomène de la croissance économique et régime de croissance : et s’il voit dans la décroissance un « impératif », c’est toujours à cause des limites écologiques. Il ne voit pas que la décroissance devrait être un choix politique, et que ce choix ne peut pas se contenter d’une économie alternative – fût-elle radicale – mais a besoin d’une alternative à l’économie. C’est la même restriction qui – selon moi – l’amène à ne jamais chercher la différence entre capitalisme et croissancisme, ce qui nourrit pas contrecoup toutes ces critiques selon lesquelles la décroissance serait compatible avec le capitalisme, mais serait un capitalisme sans croissance9.
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La préface
5 pages écrites par deux membres de XR (Extinction Rebellion) ; 5 pages tellement typiques d’une critique de la croissance sans décolonisation de l’imaginaire porté par le régime de croissance.
- La décroissance comme « impératif » : autrement dit, la justification par l’argument de la nécessité. « Ce changement est nécessaire. Nous le savons tous ». Ah bon, dans quel monde faut-il vivre pour être si dogmatiquement sûr que ce que je sais tous les autres le savent aussi ?
- La justification de cet impératif ? « Parce qu’il y a urgence », parce que « l’effondrement est en cours », parce que « c’est une question de survie ».
- Mais alors faut-il désespérer ? Comme souvent chez les partisans de l’argument de la nécessité, c’est la reprise acritique d’une « valeur » prônée par le régime de croissance qui permet de maintenir l’espoir : « Nous sommes des êtres créatifs, capables… d’innover ». Le « nouveau », la créativité, l’une des notes de base pour la petite musique du régime de croissance (avec le beaucoup : « joignez-vous à nous », et le vite : « l’urgence »).
Quand même, pas mal de déception de retrouver tant de poncifs de ce que j’appelle « Petite politique ».
Alors je ne m’étonne guère de lire : « Nous ne devons pas changer de paradigme pour des raisons idéologiques, mais simplement parce qu’il y a urgence ».
Ah bon, et s’il n’y avait pas urgence – je fais ici appel à la puissance contrefactuelle de l’imagination – est-ce que nous devrions quand même changer de paradigme ?
Et si « oui », où trouver des raisons si ce n’est dans une critique… idéologique ?
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L’introduction
Elle comprend grosso modo 3 parties :
- Une réduction de la crise à la « crise écologique ». Sont alors évoqués ses effets sur la biodiversité, la terre, les océans, l’extinction des espèces, la crise climatique (orages, canicules, élévation du niveau des mers), l’alimentation et l’agriculture, les forêts.
- « C’est le système économique parvenant à dominer la quasi-totalité de la planète aux cours des derniers siècles qui en est la cause. Le capitalisme ». Jason Hickel voit dans le capitalisme une économie fondamentalement dépendante de la croissance. Ce qu’il écrit là me semble déjà suffisant pour éviter de lui adresser un faux procès en complaisance de capitalisme : d’où l’annonce de sa critique de la croissance verte et sa dénonciation de la fausse techno-solution par le « découplage ». Il va être intéressant de voir dans la suite de son livre – toute la première partie, Plus pour Moins – comment il va construire et justifier sa critique du capitalisme, comment il va « pénétrer dans l’histoire profonde du capitalisme ».
- Une défense de la décroissance : « Une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources excédentaires afin de mettre l’économie à niveau avec le monde vivant de manière, sûre, juste et équitable ». Cette définition est conforme avec l’objectif affiché du livre : « Comment passer d’une économie organisée autour de la domination et de l’extraction à une économie fondée sur des relations de réciprocité avec le vivant ».
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Nous revoilà avec les interrogations et la question du début : jusqu’à quel point devons-nous porter une exigence de radicalité comme cohérence, au point de risquer s’attarder sur les points de controverse même quand nous lisons un livre ouvertement en faveur de la décroissance ?
Voilà la question à garder en tête au moment de lire les 2 parties du livre.
_____________________Les notes et références
- Lexique : régime de croissance, ((https://ladecroissance.xyz/2023/01/24/regime-de-croissance/[↩]
- Il faudrait préciser que le hors du quotidien ne sera pas exclu pour autant de la post-croissance. Mais il cessera d’apparaître comme une injonction individualiste à se considérer comme au fondement de son propre monde, injonction à la créativité sur le mode de l’artiste et/ou de l’auto-entrepreneur, ces figures archétypales modernes du self-made man. On pourra envisager pour cela les fêtes, cérémonies, monuments… qui seront la manifestation du passage de la dépense comme luxe privé à la dépense comme célébration commune des surplus.[↩]
- Remarque pour les logiciens : (p.∼p)⊃q ; de quelque chose et de son contraire, on peut en déduire n’importe quoi.[↩]
- https://decroissances.ouvaton.org/2023/01/06/les-mensonges-de-la-neutralite/[↩]
- Guy Debord, La société du spectacle, thèse 14 : « La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. » Dans la croissance « pour la croissance », le but n’est rien, le développement est tout. Dans la décroissance, le développement n’est rien, le tout est le but.[↩]
- Jason Hickel, Giorgos Kallis, Tim Jackson, Daniel W. O’Neill, Juliet B. Schor, Julia K. Steinberger, Peter A. Victor & Diana Ürge-Vorsatz, « Degrowth can work — here’s how science can help », Nature, vol.612, décembre 2022, https://www.nature.com/articles/d41586-022-04412-x[↩]
- https://www.partage-le.com/2022/02/23/bon-pote-parrique-hickel-et-le-sempiternel-fantasme-dune-civilisation-industrielle-durable-par-nicolas-casaux/[↩]
- Jason Hickel, « Degrowth, a theory of radical abundance », in Real-world economics Review, n°87, mars 2019, Economics and the Ecosystem, pages 54-68.[↩]
- Richard Smith, « Beyond Growth or Beyond Capitalism ? », Truthout, 2014, https://truthout.org/articles/beyond-growth-or-beyond-capitalism/[↩]