Retraites : colmater les infiltrations de l’individualisme

Même si l’emprise du régime de croissance s’étend jusqu’aux rapports écologiques et sociaux de consommation, de divertissement et de repos, ce sont encore les modes de « travail » qui en constituent le noyau.

Bien sûr par l’intériorisation de contraintes au nom d’une rationalisation de la vie par l’« organisation » : des horaires, des trajets et des lieux, des gestes, des mentalités…

Mais surtout, le « travail » est l’archétype des activités dont la finalité est le résultat. Et pour le « travailleur », ce résultat n’est pas d’abord le « produit » mais sa « rémunération ».

Or, c’est par la rémunération que le monde économique installe le poison des inégalités et sa légitimation : par la fable bourgeoise du « mérite »1. Comment ? Le diplôme, la responsabilité et l’expérience sont les 3 variables sur lesquels jouent les mécanismes d’individualisation par le travail.

Mais pourquoi ces fadaises se poursuivent-elles pendant la retraite, qui est un « non-travail », rien qu’à cause de la liquidation des contraintes d’organisation qui régissaient le « travail » ? En quoi, le plus concrètement possible, le non-travail d’une employée diffère-t-il du non-travail d’un patron ? Puisqu’ils sont exactement dans la même situation, celle où ni les diplômes, ni la responsabilité, ni l’expérience ne sont requis.

Évidemment, les inégalités de revenus et donc de patrimoine venues du temps du travail poursuivent leurs effets pendant le non-travail, mais elles ne devraient pas légitimer leur poursuite pendant la retraite, sauf à reconnaître, contradictoirement, qu’elles n’étaient pas causées par l’activité réellement effectuée.

Socialement, cette fable du « mérite » a pour fonction d’individualiser les inégalités en faisant de chacun l’arbitre fictif  de choix déterminés d’abord par la reproduction sociale et la compétition par la distinction.

Et c’est cette fable que l’on retrouve au cœur de la réforme actuelle des retraites, en particulier dans le principe des annuités, que personne ne remet intrinsèquement en question (mais syndicats et gouvernements – où est passé le patronat ? – ne se disputent que sur le nombre de ces annuités).

Or, c’est la différence entre ces annuités et l’âge légal qui prend en tenaille les futurs retraités et les oblige à arbitrer individuellement entre travailler plus longtemps ou baisser le montant de la pension : c’est ce que démontre depuis 20 ans le cas de la Suède, pionnière en matière de recul de l’âge légal de départ, mais en réalité où l’âge effectif est resté constant !

La conséquence devrait être facile à tirer : il faut supprimer la contrainte des annuités dans l’accès au droit de prendre sa retraite.

Avec 2 effets directs de désindividualisation : sans la variable des annuités, (1) le même droit pour toutes et tous de bénéficier d’une pension de retraite, que l’on ait « travaillé » ou pas, (2) le même montant.

Là nous retrouverions un vrai système de retraite par répartition, manifestant vraiment la solidarité qui doit régner au sein d’une collectivité.

Et au moment de répondre à l’objection qui ne manquera pas d’arriver : « mais, enfin, cette proposition revient à traiter de la même façon ceux qui ont travaillé et ceux qui n’ont pas travaillé », il faudra laisser la parole aux actuels retraités dont les activités socialement « indispensables » sont la meilleure preuve qu’il n’y a pas que le travail dans la vie d’une société.

Car tel est le véritable enjeu du système des retraites : la reconnaissance à accorder à toutes et tous ceux qui contribuent à la production sociale de la richesse économique d’une même société. Même quand ils ne « travaillent » pas !

Retraites : pas de revendication offensive sans une réforme systémique

Tribune parue dans Politis, le 02/02/23, qui défend le droit inconditionnel à bénéficier, à partir d’un âge démocratiquement, socialement et écologiquement débattu, d’une pension de retraite d’un montant égal pour toutes et tous et l’abandon du principe d’annuités.

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Les notes et références
  1. Qui joue structurellement le rôle que l’idéologie aristocratique accorde à l’honneur.[]

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