Pourquoi n’est-il pas si facile d’être décroissant ? Nantes, le 17 janvier

Revenir à l’économie politique de la décroissance (qui était le titre de la thèse de Timothée Parrique), pour montrer que le défi politique ne se situe pas dans ce que nous rejetons ou ce dont nous rêvons mais dans la transition (le trajet). Trop souvent la précipitation utopique ne voit dans le présent qu’un manque au lieu d’en voir un « plein », plein qu’il faut – quand on est décroissant – plus conserver que transformer.

Pour imprimer l’intervention

Parce que c’est dans ce « moment » du trajet (quand il faut partir d’un monde à partir de ce même monde) qu’il peut être le plus périlleux d’échouer : parce qu’y règnent les fables de la transition qui aurait déjà commencé (cf. Atelier Paysan) alors qu’en réalité il n’y a le plus souvent qu’une reprise impolitique de ce qui constitue la véritable emprise de la croissance : à savoir le « régime de croissance » (les 3 notes du plus, du nouveau et de l’urgent qui sont au cœur du régime de croissance sont répétées sans critique dans beaucoup d’alternatives et surtout dans les variantes « cool » du « développement » individuel, dont les recettes de coaching descendent en ligne directe du management).

Je consacrerai la fin de mon temps à essayer de présenter le mieux possible ce « régime de croissance » : a) comme imaginaire (emprise sur les modes de vie, sur les valeurs…) mais surtout b) comme « forme » (la tyrannie de l’horizontalité, ou de l’absence de structure).

Le chemin de la décroissance, le rêve de la post-croissance

Le sous-titre du livre de Timothée est « L’économie de la décroissance ». Le titre de sa thèse (soutenue en 2020) était : « The political economy of degrowth » (L’économie politique de la décroissance).

C’est en ce sens politique que je vais maintenant prolonger ses analyses et ses propositions.

*

L’approche politique de l’économie consiste à poser 3 exigences : du faisable, du désirable et de l’acceptable.

(Politiquement : une proposition désirable pour certains ne sera faisable que si elle est acceptable même pour ceux qui la jugent indésirables : le « peuple » n’a pas toujours raison mais on ne peut pas avoir raison à la longue contre lui.).

*

D’où la question : comment rendre acceptable par le plus grand nombre ce qui est faisable mais par forcément unanimement désirable ?

*

Ah s’il suffisait de fournir des raisons objectives d’être décroissant pour le devenir !

  • Ces raisons objectives existent
  • Mais elles ne sont pas suffisantes

Y a-t-il des raisons d’être décroissant ?

Oui, il y a non seulement des raisons (des raisons objectives avec des preuves scientifiquement validées) mais aussi de bonnes raisons (des raisons plus subjectives avec des arguments politiquement fondés) mais aucune de ces raisons n’est suffisante pour faire basculer dans la décroissance.

Car si elles l’étaient, tout le monde ne devrait-il pas déjà être décroissant ? Et surtout l’auteur du discours de vœux de Macron n’aurait jamais rangé« la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays » parmi les « inimaginables défis » qui ont marqué l’année 2022.

On peut se moquer de cette phrase mais ce que je retiens c’est que le défi écologique est présenté comme « inimaginable » ; autrement dit, il n’appartient pas à l’imaginaire de Macron.

*

Et quel est son imaginaire ? C’est l’imaginaire de la croissance.

Et voilà le défi qui se pose entre croissance et décroissance : non pas entre les raisons de devenir décroissant face aux raisons pour défendre la croissance, mais entre cet imaginaire de la croissance et l’imaginaire de la décroissance.

Je ne veux pas dire qu’il faut rejeter les raisons fondées sur des constats et les raisons objectives, je veux juste dire que ce n’est pas à cause des constats que je suis décroissant mais que c’est parce que je suis décroissant que ces constats me révoltent. La décroissance est une vision du monde, la croissance en est une autre : deux visions du monde, deux imaginaires.

Sauf que l’un des deux imaginaires est aujourd’hui dominant, hégémonique, et que, par conséquent, l’autre imaginaire qui est en construction doit commencer par se poser comme déconstruction de l’imaginaire dominant.

Pour faire la dé-croissance, il faut (se) dé-faire de la croissance.

*

Nous voilà alors avec 2 fers au feu : définir la décroissance, comprendre la croissance.

On pourrait croire que parce que la décroissance se définit intuitivement comme le contraire de la croissance, il faudrait attendre de définir la croissance pour définir la décroissance.

Mais ce n’est pas le cas.

*

On peut en effet définir la décroissance assez facilement en faisant attention aux différentes façons dont des décroissants s’en revendiquent.

C’est là que j’utilise ma « triade » : le rejet, le trajet, le projet.

*

La décroissance est une « époque », celle d’une transition

Au sens large, le mouvement de la décroissance inclut toutes les pratiques et tous les discours qui envisagent au nom de l’objection de croissance (le rejet) un monde libéré de l’emprise de la croissance (le projet).

C’est la définition large que je donnais dans mon livre de 2013 :

La décroissance est le nom politique qui désigne « la transition d’une société de croissance à une société d’a-croissance ».

*

Mais il y a un sens strict et c’est sur lui que va porter le poids de l’exigence politique d’acceptabilité évoquée précédemment.

Ce sens strict, il tient à une donnée : c’est que nos sociétés ont globalement dépassé le plafond de l’insoutenabilité écologique.

*

D’où les définitions de Timothée, de la MCD, de l’OPCD (et d’autres, par exemple Research & Degrowth).

*

Autrement dit, il va falloir décroître comme « décrue ». Sauf que cette décrue ne va pas simplement consister à changer les vitesses pour baisser les productions et les consommations tant que nous n’aurons pas retrouvé la soutenabilité écologique.

En effet il va falloir ralentir une Mégachine1 dont l’inertie est telle qu’elle n’a jamais écouté les sirènes qui l’avertissait du danger.

  • Cette « inertie » est la loi physique d’un monde moderne qui ne veut plus d’un monde (aristotélicien) où c’est le repos et non le mouvement qui est « naturel ». [D’un monde clos, immobile et qui vise le repos à un univers infini, en croissance au nom du progrès.]
  • C’était le message principal du rapport Meadows : « Apparemment, peu de gens se souviennent que LTG était une analyse de scénario de 12 futurs possibles de 1972 à 2100. Et que la principale conclusion scientifique de l’étude était que « les retards dans la prise de décision au niveau mondial amèneraient l’économie humaine à dépasser les limites planétaires avant que la croissance de l’empreinte écologique humaine ne ralentisse ». Jurgen Randers.

*

C’est l’évocation des effets et des enjeux de cette inertie qui constitue l’essentiel de mon propos aujourd’hui. Mon hypothèse est que cette inertie n’est pas provoquée par la croissance économique mais par un « régime de croissance ».

*

Il faut prendre au sérieux cette inertie de la Mégamachine en particulier quand on essaie de se projeter au-delà d’une transition décroissante car, pour prendre l’image du Titanic, il se peut que nous ne devions pas avoir d’autre attente que celle de devenir suffisamment audible pour que le capitaine dévie la trajectoire et évite le naufrage. Il se peut donc que nous restions sur le Titanic, qui n’arrêtera pas sa course, dont ne nous ne prendrons jamais le contrôle, et qui ne rebroussera jamais chemin.

*

Ce que je prédis-là ne prétend pas dépasser ce à quoi on peut s’attendre dans un délai qui ne dépasse pas nos capacités psychologiques individuelles d’anticipation (symétriquement à notre capacité mémorielle de rétention, mesurée par exemple par notre capacité à connaître les prénoms de nos grands parents, ou arrières-grands parents).

*

Si je combine cette idée de l’inertie avec ma triade, je peux m’apercevoir que là où l’inertie est la plus efficace c’est quand il s’agit de penser le trajet, c’est-à-dire la décroissance comme transition.

Pourquoi est-il plus facile d’être dans le rejet ou dans le projet, dans la critique ou dans le rêve plutôt que dans le trajet ?

  1. Parce que le trajet ne peut se faire qu’à partir du monde que l’on rejette : on ne peut partir qu’à partir de.
  2. A moins de se raconter que, sur le mode du miracle et de la conversion, il suffira d’un Grand Soir décroissant pour que du jour au lendemain, il puisse y avoir rupture.
  3. Il y aura donc plutôt continuité que rupture : d’autant plus que si la décroissance est le contraire de la croissance, alors il faudra être en capacité politique de défendre un certain conservatisme (≠ d’être réactionnaire).
  4. Même la variante des « petits matins » est une fable. C’est la fable de l’essaimage qui s’appuie sur l’affirmation que la transition aurait déjà commencé. Les critiques et les analyses portées par l’Atelier Paysan semblent solides.

*

Je prétends donc que c’est le moment du trajet qui est politiquement le plus difficile à penser et à faire : autrement dit, que c’est la décroissance au sens strict qui semble la plus difficile ; peut-être infaisable, indésirable et inacceptable.

*

Si je superpose cette triade avec ce que j’avais appelé les 3 pieds politiques de la décroissance : le pied de la visibilité politique (la rue et les urnes), le pied de la théorie et de l’idéologie et le pied des alternatives concrètes, on peut même aller jusqu’à se douter que la plus grande difficulté politique touchant à la décroissance va consister à penser le trajet, à le théoriser, à l’imaginer, à le conceptualiser.

*

On pourrait expliquer cette difficulté par une paresse anti-intellectualiste, par la puissance de « la métaphysique de la pratique » mais l’explication la plus politique consiste à y voir un effet de l’emprise de la croissance, ou plus exactement du « régime de croissance ».

*

C’est donc cette expression de « régime de croissance » qu’il convient maintenant de présenter. Au début je pensais que c’était cette notion de régime qu’il importait de définir mais en le faisant je me suis aperçu que le terme même de « croissance » était souvent un grand absent de la réflexion décroissante.

*

Je reviens alors à une question simple : de quoi la décroissance est-elle le contraire ?

*

Une première réponse consisterait à répondre que la décroissance est le contraire de la croissance économique.

Et comme nous avons tous lu Timothée, nos savons que puisque croissance économique rime avec croissance des matières et des énergies alors l’hypothèse du découplage doit être démystifiée – debunked.

*

Je me contente alors de parler de croissance économique : d’abord parce que l’économie peut faire l’objet d’une politique alors que les ressources en matière et en énergie ne sont que les conditions d’une politique. Et qu’il faut faire attention à ne pas se décharger des choix et responsabilités politiques sur les conditions de nos choix.

Autrement dit, politiquement, la décroissance n’est pas inévitable. Ce qui est une excellente nouvelle pour tous ceux qui voit encore dans la politique le champ même où, en tant qu’être humains, et même en tant qu’êtres vivants, nous pouvons décider démocratiquement des formes d’organisation qu’il nous faut instituer si nous désirons une vie sensée, une vie humainement sensée, une vie bonne.

*

La décroissance est donc le contraire de la croissance économique.

Sauf que ce concept de croissance économique ne concerne pas que l’économie et que donc la décroissance ne peut pas se réduire à la décroissance économique.

*

Voilà ce que nous écrivons au premier § de l’introduction de notre livre : « Le point de départ d’une critique de la croissance c’est la prise de conscience que le succès de la croissance tient à l’extension de son domaine. Au départ, la croissance est juste un concept économique (dont l’indicateur est le PIB2) ; mais il est devenu un monde et une idéologie. »

*

Si je reprends les termes d’un sociologue italien qui a été l’élève de Serge Latouche, Onofrio Romano, il ne faut voir dans la croissance économique qu’un symptôme :

« (1) la croissance est un dispositif central dans les sociétés occidentales modernes (révélant sa logique de base). (2) la croissance est la source d’une série de plus en plus incontrôlable de problèmes écologiques et sociaux, économique, anthropologique, et politiques qui exigent de toute urgence un changement de régime, une alternative sociale installée au-delà de la logique de la croissance. En bref, la croissance est le cœur (malade) de notre civilisation. Cette question mérite d’être placée au centre de la discussion.

Néanmoins, il est important de comprendre en profondeur le sens de cette centralité. La croissance est le symptôme, pas la maladie. C’est l’indice qui pointe vers la lune. Pas la lune. C’est l’exposant superficiel d’un système dont la logique, la texture, l’ontologie est à découvrir. Le régime qui produit une tension à la poursuite sans limite de la croissance ne coïncide pas et ne se termine pas avec la croissance. […]

La croissance est le « symptôme » d’un « syndrome » anthropologique, économique, social, politique et institutionnel spécifique… La croissance représente l’un des principaux régimes de fonctionnement du syndrome. Mais celui-ci pourrait également rejeter la croissance et se manifester à l’avenir sous différentes formes, tout en continuant à fonctionner et à produire des dommages. Pour le dire brièvement, nous pouvons sortir de la croissance sans quitter le régime de croissance. »

Onofrio Romano, Towards a society of degrowth, Introduction (2020).

*

Voilà alors comment nous pouvons reformuler le défi politique que la décroissance comme trajet, comme transition, doit relever : comment éviter que la société post-croissance soit une société certes sans croissance économique mais toujours sous l’emprise (ontologique, anthropologique) du régime de croissance ?

*

En quoi consiste donc un tel régime de croissance ?

*

C’est un imaginaire comme « fait social total » : c’est un monde, c’est une éthique, c’est un héritage.

Au sens où Jacques Ellul parlait de « système technicien », c’est un « système » qui va exercer son emprise, son « hégémonie » (Matthias Schmelzer définit le « paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux, qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative. ») sur nos modes de vie, sur nos valeurs, sur nos histoires (nos récits et notre temporalité).

*

Pour chacun de ces axes, je peux faire référence-révérence à des travaux contemporains qui ont pour point commun de davantage faire porter leurs critiques sur le régime de croissance que sur la croissance économique : c’est-à-dire de critiquer une croissance infinie dans un monde fini non pas parce qu’elle est impossible mais parce qu’elle est absurde.

→ Plaçons quand même un doute contrefactuel : Et même si une croissance infinie était possible (faisable), serait-elle désirable ?

*

Monde : L’imaginaire du régime de croissance est un système de domination par les modes de vie.

J’y vois là de quoi justifier une nette différence entre régime de croissance et capitalisme ; et donc entre décroissance et anticapitalisme. Je défends l’idée que le capitalisme n’est fondamentalement pas un régime – parce que l’extension de sa domination est d’autant moins intégrale que le capitalisme s’appuie sur une idéologie libérale selon laquelle chacun doit être libre de mener sa vie comme il l’entend – s’il en a les moyens !

Or précisément le capitalisme connaîtra une crise fonctionnelle de production en 1929.

Comment va-t-il s’en sortir ? En acceptant d’être l’auxiliaire microéconomique (avec effets macroéconomiques) du régime de croissance qui va émerger dans les années 30-40 et le dépasser.

C’est ce que Dany-Robert Dufour nomme un « tournant libidinal » : la domination par les rapports de production va se doubler par la domination dans les rapports de consommation, rapports qui vont être aliénants par eux-mêmes et pas simplement faute de moyens.

Concrètement : dans la réorganisation de l’économie qui émerge dans les années 30, le travailleur va aussi être considéré comme un consommateur : et le voilà du coup intéressé par le ruissellement de la richesse au moment de partager le gâteau.

Et c’est là qu’intervient la croissance et son indic, le PIB :

  • D’une part parce que la croissance va être non pas de mieux répartir le gâteau (la richesse) mais d’en augmenter la taille.
  • D’autre part, parce que l’augmentation de la taille du gâteau va devenir l’objectif principal des politiques nationales et pour cela il faut disposer d’une mesure globale de la variation d’une année à l’autre de la richesse produite : c’est le PNB, qui deviendra le PIB.

Là où le capitalisme (de production) ne s’occupait que du renouvellement de la force de travail du producteur, le régime de croissance va s’occuper des modes de vie.

→ Le cas de l’alimentation

Pour n’évoquer qu’un aspect de cette société de consommation, on peut se focaliser sur ce qu’est précisément devenue la consommation alimentaire, qui est peut-être la consommation par excellence. De la même façon que se loger, ce n’est pas vraiment habiter ou que le tourisme n’est pas du voyage, s’alimenter ce n’est pas vraiment manger, réchauffer au four à micro-ondes ce n’est pas cuisiner, aller au fast-food ce n’est pas sortir au restaurant, l’industrie agro-alimentaire ce n’est pas vraiment de la cuisine, une dark-kitchen ce n’est pas un restaurant, avaler un sandwich ce n’est pas déjeuner avec appétit, aller au drive ce n’est pas aller au marché (je ne parle même pas de participer à une Amap, voire de la créer),  regarder une recette sur son portable ce n’est pas refaire une recette lue dans le cahier de sa grand-mère, se faire (dé-)livrer ses « courses » ce n’est pas trouver et prendre le temps de les porter… Dans toutes ces distinctions, on retrouve le même partage entre la commodité (la convenience) et la convivialité (qualité sociale, par excellence, d’une ambiance, entre convives), et entre l’« économie de la flemme » et l’économie comme organisation de la maisonnée (oikos).

→ Le cas du coaching

Quand on découvre l’étendue des champs d’influence (et leur affluence) des « influenceurs », on a une assez bonne idée de l’emprise du monde de la croissance : bien sûr l’habillement, l’alimentation, mais aussi l’ornemental – depuis le tatouage jusqu’à la décoration d’intérieur –, le divertissement – depuis les video games jusqu’aux destinations de vacances (Dubaï est le must pour tout arriviste) toutes les rénovations – depuis l’habitation principale jusqu’à la chirurgie plastique, sans oublier la sexualité – et tout le monde peut mesurer l’abime qu’il y a entre L’Éducation sentimentale et une vidéo porno…

Il suffit aussi de prendre un peu de temps en regardant des émissions de coaching sur les chaînes télévisées (M6 en l’occurrence) : comment recevoir à dîner, comment réussir son mariage (depuis le choix de la robe jusqu’à la confection du gâteau), comment décorer sa maison, la nettoyer, la vendre, comment élever ses enfants, ou ses animaux, comment choisir sa boulangerie, comment réussir son make-up, comment faire son shopping, comment transformer son look, comment avoir une piscine de rêve, ou une tiny house, et même pour les plus écolos : comment adopter les bons petits gestes écolos au quotidien, sauver son jardin, tendre à l’objectif zéro déchets, cuisiner flexitarien… Sans oublier : comment sauver son restaurant, et même comment changer de vie, pas moins !

Si la consommation occupe une place cruciale dans la vie en société alors sa critique devra s’étendre aux modes de vie, pour les dé-moder : dé-consommation (déclinaison n°10), dé-mobilité (déclinaison n°11), dé-métropolisation (déclinaison n°12), dé-connexion (déclinaison n°13) ; tous ces « dé- » visent à nous permettre de retrouver une vie saine (déclinaison n°14).

Il y a donc là toute une trame, celle de la vie quotidienne, qui peut faire apparaître que, dans le monde de la croissance, toute ramification est soumise à son emprise ; et que, la plupart du temps, les choix ne sont offerts qu’entre des variations de ce monde

En ce sens, chaque déclinaison est comme un révélateur du négatif des pseudo-choix du monde de la croissance : soit les femmes intériorisent leur infériorisation patriarcale soit elles croient s’en libérer en rattrapant les hommes dans un emploi aliéné et exploité ; pour aller à mon lieu de travail éloigné et mal desservi, j’hésite entre la voiture électrique et des heures de trajet en transport collectif ; pour éviter l’augmentation des GES, j’ai le choix entre la centrale éolienne maritime et le nucléaire ; pour retrouver des contacts dans un monde qui a pris soin d’enfermer chacun dans sa bulle, mon doigt balance entre une application de rencontres ou la fausse communauté de mes likers ; pour disposer d’une pension décente, je peux liquider mon assurance-vie ou bien reculer (jusqu’à 67 ans) l’âge de mon départ à la retraite ; pour me chauffer correctement, je peux directement libérer du carbone en me chauffant au bois ou bien prendre un contrat citoyen chez un fournisseur qui produit son électricité à partir d’une centrale… au bois ; pour me relier à mes enfants qui sont partis travailler au loin, je fais un zoom ou bien j’envoie un Insta ; pour réduire mon temps de travail, comment trancher entre l’intermittence et l’intérimaire ; pour quitter la ville bétonisée et artificialisée, je vais me réfugier dans un pavillon d’une périphérie rurbaine ou alors j’intègre une communauté néo-rurale à l’entre-soi bienveillant ; pour protéger la nature, est-ce que je milite pour des zones de wilderness dans lesquelles je vais pouvoir me promener le dimanche ou bien je fais le choix du tourisme éthique et écoresponsable ; pour réduire mes déplacements, je multiplie les jours de télétravail ; pour lutter contre les grandes surfaces et la malbouffe, si j’ai les moyens je peux adhérer à une Amap, payer en monnaie locale et ne manger que du bio ; pour vendre ma bonne conscience écologique et sociale, comment choisir entre toutes ces associations qui ne cessent de me démarcher, par mailing ou bien par phoning ; pour calmer mon éco-anxiété, comment savoir si mon pesco-flexitarisme sera suffisant ; maintenant que j’ai accumulé suffisamment de capital culturel et surtout que je me suis constitué un matelas épais, vais-je me payer une réorientation professionnelle en choisissant plutôt l’aristocratie de l’artisanat d’art ou bien aller cultiver mon jardin (mais je n’oublierai pas de témoigner de ma réorientation radicale, histoire d’avoir mon ¼ d’heure de célébrité warholienne)…

Que de choix cornéliens ! Mais qui ont tous, en réalité, un point commun : celui de n’être que des variantes de choix impolitiques (ou plus exactement, de Petite politique)

S’engager dans une déclinaison de la décroissance, c’est donc repolitiser ses choix en refusant les fausses alternatives de la société de croissance.

*

Éthique : L’imaginaire du régime de croissance, c’est « l’imagination au pouvoir » : par des « valeurs ».

Une mise à disposition généralisée de la nature et du monde : Harmut Rosa et la « stabilisation dynamique » dont les 3 piliers sont : la croissance économique, l’innovation technologique et l’accélération sociale.

  • Quand il s’agit de croissance économique, la croissance signifie une « augmentation » : le plus, c’est toujours mieux (impératif de progrès, au pire d’accumulation).
  • Quand il s’agit d’innovation technologique, la croissance signifie une « nouveauté » : le nouveau comme rupture permanente (impératif de modernisation, au pire de disruption).
  • Quand il s’agit d’accélération sociale, la croissance signifie un « avancement » : le mouvement pour le mouvement (impératif d’adaptation, au pire d’agitation).

Passé un seuil de contreproductivité : il y a hégémonie du beaucoup sur le peu, du nouveau sur l’ancien, de l’accélération sur le ralentissement

  • Espace et volume : Du beaucoup, et toujours plus : du trop (euphémisé en « très »)
  • Temps : Du commode, et encore du nouveau
  • Espace/Temps : Du vite, et que ça accélère

Il ne faut pas fréquenter beaucoup les milieux « alternatifs » pour se rendre compte que la petite musique du régime de croissance avec ses trois notes – le plus, le nouveau, le mouvement – est suffisamment puissante pour étouffer ce que, par contrepied, un régime de décroissance, ou plutôt de post-croissance, devrait infrastructurellement proposer : le moins et le assez, la continuité et l’ancien, le repos et le ralentissement.

*

Héritage : L’imaginaire du régime de croissance est un commun négatif.

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement (Divergences, 2021)3.

Les communs négatifs. Depuis les travaux d’Elinor Ostrom, on définit les communs comme a) une ressource partagée, b) gérée par une communauté c) qui s’est donné des règles de bonne « gouvernance ». Mais cette définition valable pour les communs « bucoliques » est-elle suffisante quand on se tourne du côté des « ruines du capitalisme » (Anna Lowenhaupt Tsing) : qu’allons-nous faire de cette société de croissance dont nous allons hériter ? D’où le besoin idéologique de définir des « communs négatifs » : « Les communs négatifs désignent des « ressources », matérielles ou immatérielles, « négatives » tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels… Tout l’enjeu étant d’en prendre soin (ou de les prendre en charge) collectivement à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités ».

Les types de communs négatifs.

  • Ceux avec lesquels il nous faudrait apprendre à vivre sans : éradication pure et simple, non-usage, règlementation et restriction de l’usage, démantèlement progressif. Ce qui pourrait concerner : le patriarcat, le charbon, le pétrole, le plastique, les voyages en avion, le numérique… mais aussi le capitalisme, l’État, l’armée… mais aussi les business models, la publicité, le nucléaire, les supermarchés, la bourse…
  • Ceux avec lesquels il faudra vivre avec, désormais, que l’on choisit alors de patrimonialiser : lieux de stockage des déchets nucléaires, terrils, friches industrielles et commerciales…
  • Ceux avec lesquels on pourra vivre avec, autrement : espèces invasives, virus mais aussi réemploi d’une grande partie de l’habitat bétonné…

*

Pour le régime de croissance, c’est « vivre sans. » qu’il faudrait.

Mais le régime de croissance n’est-il pas capable de récupérer même les valeurs qui peuvent lui sembler les plus opposées ?

Comment éviter alors de se retrouver à devoir vivre avec le régime de croissance, que ce soit « désormais » ou « autrement » ?

Pour cela, il faut reconnaître qu’un conflit des valeurs ne peut donner qu’un dialogue de sourds.

Et surtout un conflit qui ne peut pas être tranché par des faits : car les faits sont toujours interprétés à partir des valeurs (comme visions du monde).

Remarque : une grande partie du travail d’Onofrio Romano consiste à montrer que les propositions des décroissants – il pense particulièrement à Serge Latouche et à ses 6 ou 8 R – restent prisonnières du régime de croissance à cause de ce qu’il appelle « la forme » du régime de croissance.

*

Un régime de croissance n’est pas qu’un imaginaire, c’est aussi une forme.

Laquelle ? Celle de l’horizontalité.

« Dans le régime de croissance est installé un pouvoir a-téléologique public qui ne se mêle jamais à la question de savoir ce qu’est une bonne vie, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les différents acteurs. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre portion de vie. La seule fonction de la politique est de préserver ou même de cultiver la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de la neutralité institutionnelle. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), p. 22.

*

Pourquoi la neutralité doit-elle à ce point être mise en avant dans un régime de croissance ?

Parce que (le mensonge de) la neutralité repose sur l’affichage d’une indifférence (institutionnelle) aux valeurs. Voilà pourquoi Onofrio Romano, dans son dernier livre, insiste beaucoup pour montrer que la croissance n’est pas une « valeur » (mais une « forme ») :

« La croissance n’est pas une valeur en soi de notre société, mais en quelque sorte le résultat fatal de la forme horizontale de ses institutions. Elle n’est pas le résultat d’un investissement culturel opéré par des puissances maléfiques. Elle découle directement de la libération des particules élémentaires décrétée par l’horizontalisme : une fois « désolidarisés » de la société, les individus sont naturellement amenés à s’engager sur la voie de la croissance, en raison du sentiment de précarité accru par l’isolement. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), p. 91.

*

Voilà du coup ce qu’une critique radicale de l’imaginaire de la neutralité porté par le régime de croissance doit révéler : c’est que l’horizontalisme possède une pente fatale.

L’horizontalisme qui est consubstantiel au régime de croissance n’est que la forme visible de ce que Mark Hunyadi désigne comme une « tyrannie des modes de vie ». D’autant plus chacun s’imaginera comme un atome indépendant les uns des autres4, d’autant plus il sera soumis à des formes de vie qui le contrôleront. Car une société soumise au laisser-faire des interactions spontanées ne peut que renforcer le jeu de la compétition, la loi du plus fort : puisque, dans ce cas, seule une autre liberté individuelle peut venir limiter une autre liberté individuelle. Sous l’affichage de la neutralité et de la liberté accordée à la spontanéité, c’est la loi du commerce qui s’impose.

Si la décroissance s’engage dans une critique du régime de croissance – et pas simplement dans une lutte contre le symptôme de la croissance économique – en se revendiquant d’une horizontalité qui serait compatible avec ses valeurs, c’est qu’elle n’aura pas compris que l’imaginaire de la neutralité est une indifférence aux valeurs. Autrement dit, la décroissance se trompe si elle croit que « ses » valeurs pourraient lui permettre d’échapper à la pente fatale de l’horizontalisme.

*

Voilà pourquoi le conflit des valeurs entre régime de croissance et régime de décroissances doit s’articuler à un conflit sur la « forme ».

*

Et alors ?

« Il faut donc déplacer la lutte pour une société de décroissance des valeurs à la « forme », en abandonnant la dévotion au cadre horizontal. C’est la seule façon d’atteindre un régime souverain qui pourrait assurer la reproduction des ressources renouvelables et la préservation des ressources non renouvelables, en garantissant un type de vie sociale libérée de l’obsession de la croissance. Cela sera impossible si nous restons enfermés dans le cadre politique et social de l’horizontalité. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), p. 93.

C’est donc vers une restauration d’une certaine forme de verticalité qu’il faut tourner nos explorations. En se rappelant qu’au 20ème siècle l’émergence du régime de croissance s’est accommodé autant du verticalisme étatique des politiques de reconstruction que de l’horizontalisme des modes de vie. Mais il y a peut-être un sens à distinguer entre un verticalisme descendant (top-down) et un verticalisme ascendant (bottom-up). Pourquoi une politique de décroissance ne devrait-elle pas faire sa place à un verticalisme remontant, attiré par les « valeurs » de la décroissance ? Pourquoi une politique qui romprait réellement avec le régime de croissance ne prendrait simplement pour objectif de permettre aux conditions préalables  et communes de toute vie humaine sensée – la vie sociale et la vie naturelle – de se conserver et de se continuer ?

_____________________
Les notes et références
  1. Fabian Scheidler  revient sur le concept de « mégamachine », forgé par l’historien Lewis Mumford (1895-1990) et qu’il reprend pour désigner une forme d’organisation sociale semblant fonctionner comme une machine. En fait, montre-t-il, il s’agit d’un système fait d’êtres humains déguisés en rouages. La fin de la mégamachine (2015, traduction Seuil, 2020).[]
  2. L’indicateur du Produit Intérieur Brut (PIB) agrège les valeurs ajoutées produites par des unités de production, il mesure grosso modo la richesse produite par une nation.[]
  3. https://decroissances.ouvaton.org/2022/05/29/jai-lu-heritage-et-fermeture-une-ecologie-du-demantelement/[]
  4. Sur le lien entre individualisme et régime de croissance, il ne faut pas oublier celui qui est proposé dans Décroissance, vocabulaire pour une nouvelle ère (Le Passager clandestin, 2015). C’est une illusion « que de vouloir trouver individuellement du sens à la vie » (page 461). Or cette illusion est précisément au cœur du régime de croissance : comme si la découverte du sens de la vie était l’affaire de l’individu isolé. « Le postulat est que chaque individu a le droit de monopoliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance peut satisfaire les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités » (page 40).[]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.