Rendre visible la décroissance : questions politiques de méthodes

Version réécrite des considérations de  méthode qui peuvent faciliter la lecture du livre de la MCD,  La décroissance et ses déclinaisons, pour sortir des clichés et des généralités 1 ; livre qui a été présenté lors du lancement de l’OPCD, l’Observatoire de la post-croissance et de la décroissance, qui vient d’être créé à Clermont-Ferrand.

L’ambition du livre est de proposer à tou.te.s les décroissant.e.s un fond idéologique commun. Ce qui suppose, en amont, une décolonisation de nos imaginaires et, en aval, une ouverture aux collectifs  à qui la décroissance peut fournir une perspective :

  •  Cette décolonisation des imaginaires consiste a d’abord repérer les idées reçues qui circulent à propos de la décroissance : autant celles qui viennent des « adversaires » – et que nous appelons des « clichés » – que celles portées par des « partisans » – et que nous appelons des « malentendus ».
  • Par « déclinaisons » de la décroissance nous entendons des axes d’actions-recherches qui d’ores et déjà portent tout ce que la décroissance comporte de « reflux » et de « décrue » : conformément à la définition stricto sensu de la décroissance comme « ensemble des propositions politiques qui ambitionnent d’organiser le retour (le demi-tour) de nos sociétés sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique ».

La question de la méthode est celle du chemin (ὁδός, hodos) et de ce qui, sur ce chemin, peut l’éclairer : comment espérer rendre visible la décroissance et surtout autrement que comme une « constellation », une « nébuleuse », sinon même une « jungle » ?

C’est cette fable qui inspirera à Sartre son concept de mauvaise foi

Implicitement, cette question repose sur un constat réprobateur : si beaucoup de décroissants affichent une certaine bienveillance devant une telle fragmentation, n’est-ce pas faute de mieux, en faisant de mauvaise fortune, bon gré ? Faute d’une définition commune de la décroissance, on ferait comme si ce défaut permettait l’expression de la pluralité ; mais, en réalité, si chaque décroissant a sa propre définition/conception de la décroissance, il n’y a plus de décroissance mais une cacophonie.

Chacun peut bien voir que si on se contente de définir la décroissance comme un « mot-obus » ou un « slogan », on sera bien mal outillé conceptuellement au moment de se poser la question de l’agrimentation : comment concilier deux positions diamétralement opposées comme le refus végane de toute exploitation animale et le retour de la traction animale 2 ?

Reformulation : comment renvoyer dos à dos les deux écueils de la monodie et de la cacophonie ?

Comment donc rendre visible la décroissance sans se féliciter de son éparpillement, de sa morcellisation, de sa parcellisation, de son individualisation ?

Pour écarter l’écueil de la monodie, je reprends la distinction que j’avais proposée il y a quelques années entre les 3 pieds politiques de la décroissance : le pied des alternatives (individuelles et/ou collectives), le pied classique de la visibilité (par les urnes et la rue) et le pied théorique du projet.

En théorie ou dans l’idéal, les 3 pieds se complètent mais en réalité, la décroissance est boiteuse :

  • Nécessité et insuffisance de la simplicité volontaire et des alternatives concrètes : c’est la stratégie dite de « basculement » (par la voie minoritaire de la « masse critique »).
  • Possibilité et insuffisance de la voie électorale 3 : c’est la stratégie dite de « renversement » (ce qui suppose une conquête majoritaire du pouvoir institutionnel).
  • Du côté du pied de l’idéologie, il y a le précédent historique d’une reconquête de l’hégémonie culturelle par les libéraux : Serge Audier, Néolibéralisme(s), Grasset (2012). Certes ils héritaient déjà de toute une tradition idéologique et surtout d’une conception grosso modo commune du libéralisme et du concept de liberté (comme « délivrance »), il n’empêche qu’ils se sont donné les moyens conceptuels de renouveler une « vieille » idéologie. Et ils ont pris/mis 40 ans !

Si le pied idéologique de la décroissance la fait boiter, comment espérer y remédier ? Comment revigorer ce pied théorique ?

Voici sous quels angles méthodologiques nous élaborons des remèdes :

Priorité épistémologique et idéologique accordée au « militant-chercheur » en particulier sur ses 2 formes abstraites que sont le chercheur qui réduit le militant au « témoin » et le militant qui réduit le chercheur à l’intellectuel académique 4.

  • Méfiance symétrique envers le théoricien qui ne théorise que la théorie et le praticien qui ne pratique que la pratique. Devoir d’un tel militant-chercheur : des critiques rudes et des initiatives fortes.
  • Cette notion de  « militant-chercheur » n’est pas à considérer comme un hybride de militant et de chercheur, comme un « rôle » qui serait au milieu : le militant-chercheur n’est pas au milieu, il est le milieu (au sens de milieu social ou milieu naturel). Si on accepte ce renversement alors le militant et le chercheur apparaissent pour des militants-chercheurs tronqués, coupés l’un de la théorisation, l’autre du frottement avec le réel. Dans ces formes « incomplètes », le militant caricature le théoricien en « intellectuel » et le chercheur ne fait appel au militant que comme « témoin » (du « practico-pratique »). Il ne s’agit donc pas de défendre l’hybridation mais de refuser l’abstraction : comme si le militant pouvait s’extraire de toute réflexion, comme si le savant pouvait s’extraire de toute politique.

Priorité dialogique accordée à la controverse :

  • Controverser non pas pour s’opposer mais pour repérer les risques de contradiction. Je me permets d’en évoquer quelques-unes : critiquer le libéralisme mais récupérer son concept de liberté (comme délivrance des conditions matérielles et politiques d’une vie humainement sensée), critiquer le libéralisme mais récupérer sa rhétorique du moindre mal au lieu d’assumer de retrouver du politique comme recherche d’un « Souverain Bien commun », critiquer l’individualisme mais récupérer des formes archipélisées de résistance tronquée, critiquer l’emprise technologique (du « faire ») mais laisser espérer que l’on pourrait « faire société » ou « fabriquer du commun », critiquer l’utilitarisme de l’homo œconomicus mais concéder sans cesse au principe d’efficacité, reprocher l’économisme de l’économie définie de la rareté mais passer à côté d’une économie de subsistance redéfinie à partir de l’abondance, critiquer la croissance parce que le plus y fait office de mieux mais défendre « plus de bonheur » ou « plus d’emploi », s’insurger contre la misère mais être incapable de défendre la pauvreté en l’opposant franchement à la richesse…
  • Cela signifie que l’on ne peut pas argumenter dans le désordre mais qu’il y a un ordre de l’argumentation : Repérer → définir → discuter, discuter pour repérer de façon plus « déconstruite », redéfinir (parce que si limiter c’est finir alors définir c’est délimiter)…
  • Par ces efforts de définition et de discussion, nous définissons la décroissance comme une « philosophie politique », à la fois comme « manière de vivre » (la décroissance comme philosophie politique du bon sens commun) et comme capacité de « produire des concepts » (plutôt que des slogans, des mots-obus et des « concepts fantômes ») : concepts non pas tant reliés à une tradition polémique que comme outils de distinction pour sortir d’une confusion pratique. Ex : le concept de « limite », celui de « transition » ou de « redirection » (passage, demi-tour, reflux, décrue), les distinctions entre « rejet, trajet et projet »…
  • Cela suppose d’accorder la plus grande attention à se donner des lieux et des procédures de discussion et d’argumentation.

Priorité ontologique accordée au commun sur ses variantes particularisées.

  • Aucune réticence à respecter tous les « points de vue » sur la décroissance, faut-il au préalable s’être mis d’accord que c’est bien la même « chose » que nous visons, que nous dénotons (que nous décrivons). Il faut donc rappeler cette évidence qu’il ne peut y avoir des points de vue différents que s’il y a un commun préalable.
  • Le « commun » ce n’est pas simplement le commun préalable et partagé, c’est aussi l’ordinaire → d’où le besoin d’une définition commune et préalable de la décroissance qui ne soit pas contre-intuitive mais « triviale », et qui précède d’autres définitions plus « soutenues » de la décroissance.
  • Concrètement, on sait bien que le diable habite dans les détails, c’est pourquoi une très bonne façon de faire con-sensus, sens commun, c’est d’accepter de dézoomer un point de vue (de « monter en généralité »).
  • Pourtant, le danger d’un commun c’est bien la perte de la diversité qui alimentent pourtant le socle de toute discussion → d’où l’image que nous utilisons d’un noyau et de ses rayons. La MCD s’appuie sur l’image d’un « commun » comme noyau philosophique 5 (caractérisé par une définition, un fondement, des objectifs et des mobiles) autour duquel toutes les discussions qui restent ouvertes sont vues comme des rayons convergents mais qui peuvent (pour certains) être diamétralement opposés 6.

Voilà donc rapidement évoqué l’esprit politique qui nous a guidés pour écrire ce court livre : La décroissance et ses déclinaisons, pour sortir des clichés et des généralités.

Faute de telles interrogations du point de vue du « militant-chercheur », alors la décroissance ne restera visible que comme « nébuleuse, constellation, jungle… » donc invisibilité politique qui se traduit par (voilà les difficultés) soit par des clichés soit par des malentendus. Une voie pour éviter ce péril de « brouillard », c’est de « décliner » la décroissance (ces déclinaisons sont pensées dans les deux sens : comme mise à disposition d’une perspective et comme réception des retours d’expériences (aussi bien pratiques que théoriques) de la part des associations ayant fait leur coming-out.

Avant de le présenter mais sans le « divulgâcher », voici ce que notre éditeur nous a écrit après réception de la version quasi définitive du texte : « Bon, vous n’avez pas toujours réussi à le fluidifier, mais je le trouve passionnant, reflétant bien l’importance, mais aussi la complexité de ce concept que vous n’avez pas voulu réduire par ces positions binaires que l’on rencontre chez les adversaires de la décroissance, mais aussi chez ses partisans. Ce texte fait réfléchir, y compris chez des gens comme nous qui pourtant pensons avoir déjà pas mal cogité sur ce sujet de la décroissance. »

Première partie – Idées reçues

Huit clichés sur la décroissance

  1. La décroissance, c’est le retour dans les cavernes → Et si, au lieu d’une course aveugle au nom du progrès, on se demandait si on existe pour croître ou pour… exister ?
  2. La décroissance est liberticide → Et si, au lieu de reprendre sans critique une définition libérale de la liberté, on préférait une définition de la liberté qui reste dans les limites ?
  3. La récession, c’est la décroissance → Et si on remettait la phrase dans le bon sens : toute récession n’est pas la décroissance mais la décroissance sera bien une baisse de la production économique, et pendant plus que 2 trimestres consécutifs !
  4. La décroissance, c’est plus de misère → Et si on acceptait de défendre la pauvreté, pour trouver un équilibre qui serait au-delà du plancher de la misère mais en-deçà du plafond de la richesse ?
  5. La décroissance est technophobe → Et si on s’apercevait qu’une attitude technocritique n’interdit absolument pas de faire place à des low-tech ?
  6. La décroissance est de droite → Sans tomber dans le brouillard du « ni de droite ni de gauche », la décroissance sait se situer politiquement.
  7. La décroissance est une affaire de riches → Est-on vraiment obligé de laisser croire qu’une lutte contre un système de domination, d’exploitation et d’aliénation comme l’est le monde de la croissance serait un bonne chose pour les riches, mais pas pour les dominés, les exploités et les aliénés ?
  8. Impossible de mettre en œuvre la décroissance → Pourquoi ne pas imaginer une stratégie de transition qui ferait levier non pas tant par le poids politique des forces défendant la décroissance que par la portée radicale de nos propositions ?

Huit malentendus sur la décroissance

  1. Le terme n’est pas bien choisi → En réalité, les réticences sur le mot sont des réticences sur le fond.
  2. Décroissance, objection de croissance, c’est la même chose → Comme si c’était la même chose de s’arrêter avant un mur ou bien de faire demi-tour.
  3. Il faut trier entre ce qui doit croître et ce qui doit décroître → Pourquoi faudrait-il accepter que la décroissance soit « sélective » alors que chacun peut se rendre compte qu’il serait absurde de plaider pour un antiracisme sélectif ou un anticapitalisme sélectif ?
  4. La décroissance se réduit à la décroissance démographique → Ah qu’il serait plus confortable, pour conserver le niveau de vie d’une minorité, de valider l’argument paresseux d’une décroissance de la population !
  5. Pour décroître, il suffit de vivre plus simplement → Comment vivre la décroissance dans la simplicité volontaire sans tomber dans l’illusion narcissique qu’un individu pourrait trouver seul le sens de sa vie ?
  6. Pour décroître, il suffit que les alternatives essaiment → Comment s’investir dans les eSpérimentations minoritaires et les utopistes tout en évitant les périls du repli et de la fragmentation ?
  7. Il est trop tard pour décroître alors que l’effondrement menace → Comment concilier la lucidité d’un diagnostic sans se laisser prendre au piège de l’impolitique ?
  8. La décroissance est un projet de société → Si c’était le cas alors il y aurait un sens à vouloir décroître pour décroître, sans fin, vers le zéro et en-deça, ce qui n’a aucun sens.

Conclusion intermédiaire : la décroissance est-elle inéluctable ? Quand chacun peut constater que les fables de la croissance sont florissantes, comment ne pas céder sur la dimension démocratique de la décroissance comme choix, comme volonté politique ?

Deuxième partie – Propositions

Seize déclinaisons de la décroissance

  1. Ralentissement → Pour viser une civilisation du repos.
  2. S’extraire de l’extractivismePour sortir d’une exploitation de la « planète-marchandise ».
  3. Réensauvager la naturePour disposer d’un repère préservé au moment de reconsidérer nos relations avec la nature.
  4. Désintensifier l’agriculture et l’élevage et les réempaysannerPour rendre la terre aux humains, il faut la reprendre aux machines.
  5. Écologie du démantèlementPour que le trajet de la décroissance soit aussi un héritage de « communs négatifs » tels que le climat, les nucléaires, le patriarcat…
  6. Ecoféminisation Pour une société remise sur ses pieds, dans laquelle c’est aux hommes de « rattraper » les femmes dans les activités de la sphère de la reproduction sociale.
  7. Démarchandisations anticapitalistesPour une société où l’activité, la nature et la monnaie redeviennent les piliers d’une société du lien.
  8. Réduction du temps de travailPour une société où on ne travaille pas moins pour travailler tou.te.s mais où on travaille tou.te.s pour travailler moins.
  9. Plafonner les richesses et les partagerPour une société qui cesse de raconter qu’une minorité mériterait de s’approprier ce qui provient d’une production socialisée.
  10. Déconsommation Pour une société qui reste dans ses limites sociales et ne fait plus de la consommation un mode de vie sociocidaire.
  11. Démobilité Pour une société qui cesse de faire défiler les territoires et qui retrouve au contraire le sens du chez-soi, de l’hospitalité et aussi du voyage.
  12. Démétropolisation des territoiresPour des territoires de la décroissance rééchelonnés (de la biorégion au voisinage) qui permettent à chacun de réhabiter la proximité.
  13. Déconnexion Pour une société qui cesse de se perdre dans les labyrinthes de la virtualisation pour retrouver le vécu de relations à taille humaine.
  14. Prendre soin de prévenir Pour une société qui préfère prévenir que guérir, et prendre soin plutôt que prendre des honoraires.
  15. Sortir du monde des nucléairesPour une société qui retrouve le bon sens d’une demande de satisfaction mesurée de nos besoins plutôt qu’une course sans limite d’une offre énergétique sans limites.
  16. Les terrestres et les extraterrestres Pour une société libérée du fantasme (libéral) d’une liberté comme délivrance des conditions terrestres d’une vie commune.

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Les notes et références
  1. Qui sortira en librairie le 10 juin de cette année, aux éditions Utopia.[]
  2. Et l’agressivité souvent inutile manifestée par Paul Ariès contre le véganisme peut être interprétée comme l’effet de sa propre description de la décroissance comme « mot-obus ».[]
  3. Les quelques tentatives d’aller aux élections au nom de la décroissance semblent buter sur une sorte de vase communiquant : quand il y a quelque nombre, la décroissance n’est qu’un « drapeau » et quand inversement, il y a plus de contenu, le nombre n’y est pas.[]
  4. Méfiance envers l’intellectuel traditionnel (l’intellectuel préexistant) et regret : faute de classe montante, il n’y a pas d’intellectuel qui émergerait à ses côtés, l’intellectuel organique selon Gramsci.[]
  5. Une vidéo de présentation du noyau philosophique de la MCD réalisée pour le Forum Social 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=vOyXF-Xsn5g.[]
  6. Par exemple, le véganisme vs l’élevage paysan ; ou la voie autogestionnaire vs la voie étatique, etc.[]

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