Les monnaies locales complémentaires et citoyennes (MLCC) du point de vue des savoirs remontants

J’évoque ici ma participation au Séminaire “Economie de la contribution & monnaies”, organisé par L’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), le mercredi 27 avril((Pour une présentation générale du projet de l’IRI : Bernard Prince, « Rencontre avec Olivier Landau », Terminal [En ligne], 128 | 2020,  http://journals.openedition.org/terminal/6322.)).

Créé en 2006, au Centre Pompidou, sous l’impulsion du philosophe Bernard Stiegler.

La séance du 27 avril proposera une vision originale en considérant qu’au-delà de la technique dont elle offre l’usage, une monnaie est aussi un « milieu » de construction de liens et de savoirs, donc de transformation de pratiques. A cet égard, comment considérer par exemple une dette en monnaie locale, dès lors que son remboursement devrait être apprécié dans le même geste d’analyse que celui qui appréhende les qualités sociales et écologiques des pratiques locales transformées par cette monnaie ? Celles-ci restent au territoire, c’est-à-dire en un « lieu » qui n’est pas seulement géographique mais temporel, institutionnel, un lieu d’attitudes aussi. Autrement dit, quels savoirs faire remonter de l’usage local d’une monnaie, à quels niveaux de réflexivité, et comment par cette monnaie recomposer les pratiques ? Nous verrons que ces problématisations facilitent une clarification du rapport entre monnaie et argent.

*

Mon intervention s’articule en trois temps, chaque temps intégrant et mêlant à la fois un moment descriptif et un moment réflexif :

  1. Dégâts des lieux : quand on rend compte d’une pratique, c’est-à-dire quand on ébauche une courte histoire d’une alternative concrète – ici, en l’occurrence, celle des MLCC – ce sont d’abord des « frottements » et des « troubles » que l’on rencontre. En France, l’histoire des MLCC n’y déroge pas((http://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/courte-histoire-mlc-france/.)).
  2. Le buisson des bifurcations : devant de tels frottements, il y a d’emblée une première bifurcation entre une attitude de déni et/ou un repli dans les facilitations ou bien une attitude plus eSpérimentale, celle des bifurcations et des complexifications. Soit la convergence vers la simplification – et dans le cas d’une MLC, cela signifie un rapprochement avec l’Euro –, soit, tout à l’inverse, un buisson des bifurcations (dans la perspective d’une divergence avec la monnaie officielle).
  3. La puissance concrète des savoirs remontants : comment une théorie de la pratique du point de vue du « militant-chercheur » peut révéler un potentiel conceptuel remontant : et c’est peut-être cette « capabilité renoétisante » que ne semblent voir ni la recherche-action ni l’enquête au sens de J. Dewey.

1. Dégâts des lieux

Lors de la séance finale d’une rencontre entre MLCC au cours de laquelle il avait été question des difficultés – les repérer, les définir, les discuter pour voir comment les résoudre – une participante adressait la demande suivante : « On voudrait du concret, du positif, il faudrait mettre en avant ce qui marche ».

a) La définition d’un objectif ne justifie pas le déni des échecs

Ne pas s’empêcher de penser que si le concret, c’est le contraire de l’abstrait, alors il n’y a peut-être rien de plus abstrait que cette injonction si souvent entendue en faveur du « concret ». Cette injonction ressort en effet de cette pente trop souvent empruntée dans nos expérimentations minoritaires en faveur de la recette, du comment faire faire, du « pratico-pratique ». Dans certaines variantes, la dégringolade se finit en proclamation à cesser le « blabla », l’intello et les discussions surtout quand elles sont autocritiques.

Mais, en français, « abstraire », c’est « faire abstraction de », c’est séparer une partie de son tout. Par conséquent, rien de plus « abstrait » que le « pratico-pratique » (coupée de toute réflexivité et de toute conceptualisation) ; tout autant que le « théorico-théorique » d’ailleurs.

Il n’y a donc en réalité, qu’un seul « concret », c’est dans les allers et retours entre le tout et ses composants, entre les moments de description et les moments de réflexivité.

Reste alors à se demander ce que serait alors une MLC « qui marche » ? Une MLC qui réussirait son objectif ? De quel objectif s’agit-il ?

Ma thèse : la clarification de l’objectif visé dépend de façon non négligeable du savoir de ce qu’est une MLC. Or ce savoir peut être saisi, si on accepte d’osciller entre 2 cas limites, de 2 façons : descendante et ascendante.

  1. Dans la première voie, il faut mettre en avant le formidable travail accompli depuis des années par Jérôme Blanc. Depuis sa thèse, dirigée par Jean-Michel Servet et soutenue en 1998 qui portait sur « Les monnaies parallèles » jusqu’à la publication en 2018 du très concis « Les monnaies alternatives » (dans la Collection Repères, à La Découverte). Je mettrais aussi en avant sa contribution pour « Penser la pluralité des monnaies à partir de Polanyi »((Socioéconomie et démocratie. Nouvelles perspectives polanyiennes, sous la direction de Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville, Toulouse, Erès, 2013.)) : je ne cache pas que j’apprécie particulièrement le fait que dans ces classifications l’engagement citoyen, ou politique, ne soit jamais ni oublié ni relégué.
  2. Mais c’est plutôt la seconde voie que je vais emprunter aujourd’hui : en remontant à partir des pratiques, et même des frottements et des contradictions entre ces pratiques. Pourquoi ? Pour un enjeu politique de mobilisation. Une observation, aussi pragmatique qu’elle puisse être, n’est pas un levier, un mobile ; le croire, c’est comme confondre la connaissance d’une loi thermodynamique avec l’essence doit a besoin un moteur thermique pour tourner.

C’est donc l’échec même des premiers objectifs visés qui va permettre de remonter à un savoir qui modifiera la compréhension du premier objectif mobilisateur. A ne pas faire remonter les savoirs à partir des échecs, on ne peut que rester prisonnier d’un cercle qui ne fait que revenir sans cesse au point de départ : c’est le film « l’histoire sans fin ».

C’est pourquoi l’histoire de la genèse de ce type de savoir est l’histoire des échecs et des explorations pour tenter de sortir de ces échecs.

Voilà pourquoi les MLC méritent aujourd’hui une attention particulière au sein des « alternatives concrètes »((En héritage du socialisme utopique, la piste des « expérimentations minoritaires » est reprise aujourd’hui sous le nom d’alternatives concrètes dont le champ couvre les besoins humains essentiels, de « haute nécessité » : alimentation, habitation, santé, éducation, culture, toutes ces interdépendances qui conditionnent un idéal d’autonomie de la vie sociale…)).

De toutes les formes de monnaies alternatives au sens large, les projets de MLC sont ceux qui marchent le moins bien.  Nous allons voir en effet que, du point de vue d’un individu maximisateur, il n’y a souvent pas d’intérêt à les utiliser. Ce qui devrait aboutir à une reconceptualisation de ce que c’est qu’une MLC « qui marche » (et peut-être que leur salut sera de prendre la « redirection » de monnaies « alternatives » au sens strict).

b) L’échec fondateur du réseau SOL

Il ne s’agira pas d’essayer de faire marcher une MLC pour que l’individu maximisateur soit satisfait, il s’agira tout à contraire de se détourner de – sinon se retourner contre – ce qu’un tel individu juge comme « intéressant ». Et de ce point de vue là, l’histoire récente des MLC en France est révélatrice.

Car le réseau des MLC est né de l’échec de la première tentative récente de MLC qui était le SOL. Reconnaissons quand même que cette première tentative a placé tous les futurs projets français de MLC sur les rails d’une monnaie locale avec critères d’inclusion. Les  MLC françaises ne sont pas simplement des monnaies de relocalisation – comme le sont les expériences régionales en Allemagne ou les expériences municipales anglaises – mais ce sont des monnaies fondées sur des chartes qui revendiquent – pour la plupart – les piliers de l’ESS : utilités sociale et écologique, rentabilité limitée, gouvernance participative.

  • Il n’empêche que ce premier projet SOL a échoué. Pour quelles raisons ? Selon son initiateur, Patrick Viveret : « Quand j’avais présenté ce projet, il a été repris par de grosses organisations, comme la Macif ou les Chèques Déjeuner, avec leurs propres prismes. Ce qui a entraîné des limites : je pensais qu’il fallait avoir une approche plus ascendante. Je n’ai pas été forcément à l’aise avec les modalités du SOL des premières années. Au fur et à mesure, on a essuyé les plâtres. Aujourd’hui, le SOL, tel qu’il se met en place à Toulouse, est beaucoup plus ascendant. Cela va dans le bon sens. Et puis, le SOL, qui n’a pas la prétention d’être hégémonique, se met en résonance avec les monnaies locales d’initiatives populaires comme « les abeilles » ou « les mesures » »((Entretien de Patrick Viveret dans La Gazette des communes, publié le 07/12/2011.)).
  • Nous avons un jugement un peu plus sévère que le sien, nourri de ce que nous avons pu constater à l’époque sur les territoires du Val de Drôme et de Grenoble((Lire à ce sujet les notes proposées par Marie-Christine Baudin sur son expérience de salariée SOL : http://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/a-propos-du-reseau-sol/)) :
    • Peu d’adhérents et encore moins d’utilisateurs réels et encore moins d’utilisateurs significatifs.
    • Complication informatique + mise à disposition d’outils de facilitation technique qui étaient en réalité des usines à gaz.
    • Centralisation à partir d’une organisation nationale.
    • Professionnalisation des permanents.
  • C’est sur le constat lucide de cet échec que s’est élaboré à partir de 2011 le réseau des MLC. En particulier, par rapport au déficit de bottom-up. Ce que j’avais déjà analysé1lors des 4èmes rencontres à Villeneuve-sur-Lot, en octobre 2011, en distinguant sept traits caractéristiques pour dessiner un portrait de ce qui peut différencier un projet dit « ascendant » et un projet dit « descendant » : impulsion citoyenne, modalités de la décision, financement, perspective idéologique, rapport à la technique et au numérique en particulier, rapport à la légalité, rapport aux institutions.
  • Une dizaine d’années plus tard, où en sont les projets de MLC ? Est-ce qu’ils marchent ? Répondons clairement : c’est non. « Ça ne prend pas »((https://fougeres.maville.com/actu/actudet_-fougeres-un-an-apres-son-lancement-le-galleco-a-la-peine_52695-2630468_actu.Htm.)).
  • Le plus direct est de reprendre mot à mot la conclusion effarante d’une spécialiste universitaire des MLC, Marie Fare((Blanc Jérôme, Fare Marie, Lafuente-Sampietro Oriane (2020), Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquête nationale 2019-20 [Rapport], Lyon, Triangle – UMR 5206, Université Lumière Lyon 2, Sciences Po Lyon, 56 p. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862, 25 avril 2020.)), quand elle dresse un panorama des MLC en France, lors des 17èmes rencontres des MLCC à Josselin((https://ncloud.zaclys.com/index.php/s/3EAJSLQHbTgHAwo.)).
    • « Les écarts sont très importants entre MLC et les tailles restent limitées.
    • Il est très difficile de maintenir l’intérêt des usagers (plus que de maintenir l’intérêt des prestataires).
    • Des difficultés à mobiliser une diversité des parties-prenantes (faible diversité des partenaires socioéconomiques, faible implication des partenaires publics).
    • Faible capacité à fédérer et initier des dynamiques de développement territorial). »

En filigrane, on peut bien voir ce qu’un tel diagnostic attend d’une MLC qui marche : qu’elle fasse nombre, avec beaucoup plus d’utilisateurs que de prestataires, avec une mobilisation participative entre tous les acteurs d’un territoire.

c) Ne pas se tromper de définition pour ne pas se tromper de diagnostic

Les réponses possibles tiennent à ce que « réussir » peut vouloir dire pour un projet de MLC. Et revoilà cette bifurcation entre les projets qui ont un objectif économique (« redynamiser l’économie locale »), ce qui n’a rien d’incompatible avec un affichage de valeurs, et ceux qui ne veulent pas faire de cet objectif économique une priorité. Pour ces derniers projets, la bifurcation se joue selon la priorité que l’on accorde au « faire sens » ou au « faire nombre ».

Cette distinction entre « faire sens » et « faire nombre » anticipe sur ce que je montrerai dans le troisième temps, à savoir la capacité à poser des distinctions conceptuelles à partir même des frottements rencontrés dans la pratique, à poser des mots sur les hiatus et les troubles provoqués par les écarts entre les intentions (les horizons d’attente) et les effets de leurs réalisations dans la pratique (les espaces d’expérience).

La revue Socialter a publié en 2019 un article proposant 10 leviers pour « développer les MLC à grande échelle »((https://www.socialter.fr/article/tribune-monnaies-locales-10-leviers-pour-les-developper-a-grande-echelle-1.)) ; cet article est révélateur de toute une série d’impasses quand la priorité est donnée au « faire nombre ». La première est une erreur de diagnostic : pour Samuel Sauvage, l’auteur de l’article, la principale difficulté est le manque de prestataires. C’est faux car quiconque a pratiqué un projet de MLC sait que l’intérêt économique peut être un puissant facteur pour faire rapidement adhérer des prestataires, par ailleurs déjà souvent convaincus aussi de l’urgence de « citoyenniser » ou « écologiser » la monnaie. Et c’est ce que constate Jérôme Blanc dans le rapport publié en 2020 : il y a « une plus grande difficulté à attirer ou conserver des particuliers que des prestataires ».

Cette erreur de diagnostic se prolonge dans le remède : c’est pourquoi Samuel Sauvage, pour « compter sur un tissu conséquent d’entreprises », ne propose que des « ingrédients » la plupart orientés d’abord vers les prestataires : pas de fonte, une gouvernance « dépolitisée », collaboration avec les collectivités, stratégie de « communication », bonus, support numérique. Le problème c’est que tous ces leviers réduisent à néant toute différence avec l’Euro dont les MLC prétendent d’abord se différencier. Car à quoi bon faire circuler une MLC si la seule différence réside dans un circuit de prestataires qu’il aurait suffi de repérer à l’aide d’un simple « annuaire » promotionnel ?

La troisième raison tient à la méthode : le dogmatisme d’une recette aux 10 ingrédients. L’auteur ne semble pas avoir envisagé que, pour chacun des ingrédients proposés, il y avait une… alternative, moins prisonnière de l’économie, plus citoyenne, plus critique du monde tel qu’il s’impose. Il ne semble pas avoir pris au sérieux l’engagement de citoyens en faveur de MLC qui connaîtraient la fonte, qui n’accepteraient de la part des collectivités qu’un soutien soumis à des conditions citoyennes, qui à l’époque de la dématérialisation généralisée des relations sociales resteraient fort critiques vis-à-vis de la numérisation, qui à l’ère de la com’ resteraient réticents au monde du spectacle, qui assumeraient un engagement politique au meilleur sens de « citoyen ». Et, voilà l’essentiel, au lieu de proposer un catalogue de recettes qui penchaient toutes du même côté, il aurait fallu proposer un catalogue de discussions, avec à chaque fois deux options opposées, même extrêmement. Et dans ce catalogue, chaque projet de MLC aurait pu ajuster son menu, suivant les spécificités locales, suivant la motivation des « porteurs de projet », avec nuances…

Par deux fois, Samuel Sauvage met même en avant le « bonus » dont les consommateurs pourraient profiter à l’occasion de la « conversion » (des euros en MLC) : comme si l’intérêt était toujours et seulement la maximisation de son intérêt économique. Comme s’il ne pouvait pas y avoir un intérêt citoyen. Comme si les MLC ne devaient pas viser d’abord à se pratiquer comme des MLCC (MLC citoyenne).

Reste alors à se demander d’où proviennent ces erreurs de diagnostic, de solutions et de méthode ? En faisant l’hypothèse que c’est la compréhension de cette source commune qui devrait aujourd’hui être la condition d’un nouveau souffle tant souhaitable pour les MLC.

Le plus évident n’est-il pas un contresens sur la nature même de ce qu’est une monnaie ?

La monnaie n’est pas un bien, mais un système de règles.

Michel Agietta

Car ce que les défenseurs des MLC doivent se demander, c’est quelle est la (bonne) définition de la monnaie qui rendrait possible une « réussite » autre qu’économique. Car si la monnaie est juste un « facilitateur des échanges économiques » alors elle aura beaucoup de mal à être un facteur des partages qui, eux, sont les véritables liens des sociétés. Lisons Michel Aglietta : « En ce sens, et contrairement à ce qu’affirment les économistes néoclassiques, la monnaie n’est pas un bien, mais un système de règles ; elle ne reflète pas une utilité, mais un lien social »((https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/15/michel-aglietta-la-vraie-richesse-des-nations-est-leur-capital-public_6039727_3232.html.)).

Dans le même article, Michel Aglietta écrivait qu’il ne fallait pas se tromper au moment de concevoir la « richesse des nations » : « la vraie richesse des nations est leur capital public, c’est-à-dire le système des biens collectifs de la société qui légitime la dette sociale que chaque membre adulte de la société doit honorer par l’impôt sa vie durant ».

Il nous faut donc partir à la recherche de « la vraie richesse des nations » et ce n’est pas une richesse économique (il faut remettre l’économie à sa place).

Je finirai cette première (trop longue) étape par deux remarques :

  1. La première porte sur les valeurs. La spécificité des projets français de MLC est en effet ces critères d’inclusion concernant les prestataires. Mais, attention à ne pas se laisser berner par l’affichage des valeurs. C’est une chose de mettre en avant des valeurs, c’en est une autre que de filtrer tout projet au tamis de ces valeurs. On le voit particulièrement au niveau de ces « frottements » qui surgissent entre les valeurs affichés de proximité et de convivialité et les valeurs d’efficacité et de commodité véhiculées par les nouvelles techniques numériques. Ainsi ne peut-on que s’étonner de voir certains projets de MLC se féliciter de l’apparition de MLC en version numérique avec des « arguments » qui sont l’exact contrepied des valeurs éthiques affichées. Ainsi peut lire ; « Les avantages du numérique sont nombreux pour les utilisateurs – toujours avoir des Elefs en poche, sans besoin de passer par les comptoirs de change, – faciliter  le paiement de montants élevés, – réadhérer  à distance »((https://www.elef73.org/quest-ce-que-lelef-numerique/.)).
  2. La seconde porte sur la mise à l’écart dans tout ce que je viens d’écrire de toute la famille des monnaies qui se qualifient de « libres ». Je me permets dans ce cas de renvoyer directement à l’analyse très critique que j’en ai faite sur le site du réseau des MLCC. Le plus intéressant me semble-t-il est dans la lecture des commentaires que cette analyse a suscités car il me semble que c’est un modèle de dialogue de sourds. L’idée directrice de cette critique est que l’appellation de « monnaie libre » est doublement fallacieuse : car elles ne sont pas des « monnaies » (mais de l’argent) et surtout leur conception de la liberté se réduit à la fable libérale d’une liberté comme absence de contraintes (les contraintes dans leurs cas, se réduisant aux contraintes « positives » des États, ou des banques centrales).

Par la suite, je ne vais répondre que par une distinction entre « argent » et « monnaie » : seule la monnaie me semblant capable de considérer a) le fait monétaire comme un « fait social total » au sens de Marcel Mauss, et b) les MLC comme des objets à la fois sociaux et économiques qui ne peuvent pas être analysées avec les outils de l’économie standard, c’est-à-dire suivant une conception instrumentale de la monnaie (définie par ses trois fonctions : unité de compte, réserve de valeur et intermédiaire des échanges = outil de paiement)

2. Le buisson des bifurcations

a) Remarques générales sur l’image même du buisson

  • Le buisson est une référence aux évolutions de la théorie de l’évolution et un hommage à la vision buissonnante et au rôle accordée à la contingence chez Stephen Jay Gould.
  • La vision en buisson s’oppose explicitement à une vision linéaire (déterminée et déterministe) de l’histoire : c’est une vision eSpérimentale sans avant-garde éclairée, there are other alternatives.
  • On ne peut pas « partir de » sans « à partir de » : le pied d’appel doit partir à partir du monde réellement existant → d’où la complémentarité des MLC ; mais attention à ne pas « tout changer pour ne rien changer » : qu’est-ce qu’une bifurcation, qu’une transition, qu’une redirection ?

Aujourd’hui, en France, le réseau des MLC est à une bifurcation dont les 2 options sont : soit un rétrécissement des MLC pour converger par une simplification vers une ressemblance de plus en plus poussée avec l’Euro (et ce serait le retour à beaucoup d’errements de la première monnaie SOL), la seule différence qui restera sera la localisation et l’affichage de valeurs, soit un buisson des bifurcations pour explorer une divergence de plus en plus poussée avec l’Euro et la mise en pratique réelle des valeurs.

Je peux le formuler autrement en proposant de distinguer entre les MLC de résilience et les MLC de résistance :

  1. Car, pour beaucoup de porteurs de projets de MLC, la référence théorique se trouve dans les travaux de Bernard Lietaer, l’un des concepteurs de l’écu, l’archétype de la monnaie unique européenne, et qui assignait d’abord les MLC à la fonction de résilience du système global, à partir d’une articulation entre résilience et efficacité au sein d’un « écosystème monétaire »((Bernard LIETAER, « III. Pour un écosystème monétaire. Productivité + Résilience = Monnaies complémentaires. La preuve systémique », dans : Jean-Baptiste de Foucauld éd., Peut-on apprivoiser l’argent aujourd’hui ? Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2016, p. 179-205 : https://www.cairn.info/–9782705690625-page-179.htm.)).
  2. Mais si le « destin » d’une MLC est de partir de la complémentarité avec l’Euro pour s’en détacher, pour s’en libérer, alors on voit bien que les projets qui porteraient cette vision devraient plutôt être rangés sous la bannière de la résistance.

b) L’intuition d’une différence à faire entre la monnaie et l’argent

Avec d’autres, j’ai fondé à Romans-sur-Isère (Drôme), en mai 2010, une MLC qui s’appelait « la Mesure ». En septembre 2010, dans le journal dirigé par Paul Ariès, Le Sarkophage, je publiais un article dont le titre me semble encore aujourd’hui plutôt bien choisi : « Quand des monnaies ne sont pas vraiment du fric »((https://decroissances.ouvaton.org/2010/09/15/sarkophage_monnaies/.)).

C’était la première formulation de l’intuition que la « monnaie » d’une MLC ne devait pas se confondre avec cet « argent » qui est au cœur de la domination moderne connue sous le nom de « capitalisme ».

En même temps, que je m’investissais dans cette « alternative concrète », j’approfondissais mon engagement politique en faveur de la décroissance. Engagement qui se concrétisait en 2013 par la publication auto-éditée d’un « Décroissance de l’argent, monnaies de la décroissance », qui provenait pour beaucoup d’une intervention faite sur ce thème à l’Institut Momentum((https://www.institutmomentum.org/wp-content/uploads/2013/10/D%C3%A9croissance-de-l%E2%80%99argent-monnaies-de-la-d%C3%A9croissance.pdf.)).

C’est en préparant cette intervention qui voulait rendre compte conceptuellement de l’eSpérimentation monétaire menée à Romans et de toutes ces discussions menées à l’intérieur du projet qui portaient sur ce que « monnaie » voulait dire que j’avais repéré ce qu’avait écrit Bruno Théret :

« Néanmoins, on doit considérer que cette « fonction » [de réserve de valeur] spécifie la monnaie des sociétés capitalistes étatiques dont l’usage en tant que réserve de valeur et sa capacité à se transformer en capital (argent) sont hypostasiés. D’où l’ambivalence de cette monnaie (Aglietta [1988]). Il serait alors utile de réserver le terme « argent » pour nommer cette monnaie moderne sans la confondre avec la monnaie en général ou « courante » dont le rôle médiateur dans la circulation des biens matériels et symboliques, voire des personnes, et la reproduction sociale doit être pensé comme premier. Cette distinction fait écho à celle opérée par divers anthropologues de langue anglaise qui distinguent la money des États territoriaux et du capitalisme moderne des currencies circulant dans les sociétés locales mélanésiennes (Robbins et Akin [1999]). En allemand, cela pourrait correspondre à la distinction Munze/Geld utilisée par Laum (Bensa [1992]) ».

Bruno Théret, Les trois états de la monnaie, Approche interdisciplinaire du fait monétaire, Presses de Sciences Po | Revue économique, 2008/4 – Vol. 59, note 1 page 820.

La lecture ensuite des livres et des articles de Jean-Michel Servet sur « les monnaies du lien »((Sophie Swaton, « Jean-Michel Servet, Les monnaies du lien », Œconomia [En ligne], 3-1 | 2013, http://journals.openedition.org/oeconomia/649)) m’ont toujours renforcé dans l’intuition que cette distinction entre « monnaie » et « argent » pouvait parfaitement poser les bons mots sur les véritables enjeux d’une MLC, sur ce que pouvait signifier « marcher » ou « réussir » pour un projet de MLC.

La clé mobilisatrice c’est de comprendre que la distinction n’est pas une opposition : l’argent, ce n’est pas le contraire de la monnaie, c’en est juste une variante historique, la variante marchandisée ; cette qualification doit évidemment beaucoup à la lecture des analyses de Karl Polanyi sur la marchandisation de la nature, de l’activité et de la monnaie. Mais si l’argent n’est que la variante marchandisée de la monnaie, alors la monnaie est ce que Jean-Michel Servet nomme un « archaïsme ».

La monnaie miraculeuse

Cette dimension langagière de nos alternatives concrètes est spectaculairement bien mise en image dans le film qui retrace l’expérience monétaire de Wörgl en 1932((https://fr.wikipedia.org/wiki/W%C3%B6rgl.)), La monnaie miraculeuse (d’Urs Egger, 2018). En voici un extrait que j’ai choisi pour 3 raisons :

  • Le début avec la rhétorique nazie du manque de travail à cause des « pique-assiette et des parasites ».
  • Le déclic :
    • « Oui, mais on ne peut pas créer notre propre argent.
    • Et bien, dans ce cas, n’appelons pas cela de l’argent ».
  • La monnaie comme « monnaie du lien » :
    • « Stava, je savais que tu avais du cœur et de l’esprit.
    • Depuis quand est-ce que nous nous tutoyons ?
    • Depuis que tu as commencé à dire « nous ». »

c) Parcourir les chemins de bifurcation qu’un projet de MLC pourrait explorer

Pour cela, je place ici mon intervention de 2013 à l’Institut Momentum.

J’ai tenté de regrouper ces explorations à l’intérieur d’un tableau :

http://decroissances.ouvaton.org/wp-content/uploads/2013/08/Argent_Monnaie_Tableau.pdf

Si je devais faire ressortir le fil de cette intervention, j’insisterais sur le « redevenir-monnaie » des projets de MLC : si l’argent est la marchandisation de ce « facteur de production » (K. Polanyi) qu’est l’argent, alors ce « redevenir-monnaie » d’une MLC consisterait en sa démarchandisation, en sa déséconomisation : il ne s’agirait pas de ne plus jouer aucun circuit économique mais juste de remettre l’économie à sa place et pour cela retrouver la monnaie comme « institution » plutôt  que de continuer à prétendre relocaliser et moraliser de l’argent qui resterait défini par ses fonctions.

Ce redevenir-monnaie des MLC ne peut se déclencher que si et seulement si un certain nombre de problèmes, de « frottements », sont repérés et affrontés en tant que tels :

  1. Problème 1 : Si une monnaie locale complémentaire c’est de l’euro, alors il n’y a pas de différence avec l’euro et un projet de monnaie locale complémentaire semble inutile. La « relocalisation » suffit-elle à rendre une monnaie locale complémentaire utile ? Mais si une monnaie locale complémentaire ce n’est pas de l’euro, il n’y a pas de confiance de départ et un projet de monnaie locale semble impossible. On en déduit qu’une monnaie locale doit être « complémentaire », mais alors quelle peut-­être son autonomie ?
  2. Problème 2 : Il faut affronter la difficulté de trouver des utilisateurs, même au sein du premier cercle des convaincus multicartes associatifs. Ce problème est celui du « faire sens » et du « faire nombre ». Il ne s’agit pas de trancher en faveur de l’un en écartant l’autre, il s’agit de se demander pragmatiquement au quel il faut donner priorité pour ne surtout pas sacrifier l’autre ?
  3. Problème 3 : La relocalisation de l’argent permet-­elle vraiment d’échapper à sa banalisation ?
  4. Problème 4 : La relocalisation n’ajoute-­t­‐elle pas un risque de féodalisation ?

L’histoire d’une MLC est l’histoire du repérage et du traitement de ces problèmes2.

3. Puissance concrète des savoirs remontants

J’essaie dans ce dernier moment de respecter ce que j’ai placé dans l’entête du blog dans lequel je compile quelques textes : « C’est de théorie et d’histoire, c’est-à-dire d’une philosophie générale animée non pas par l’intransigeance mais par la cohérence logique et chronologique, dont manque terriblement la politique ».

Rien ne me semble pire dans beaucoup de nos projets d’alternatives concrètes que cette révérence accordée sans critique au culte du nouveau pour le nouveau ; j’entends par là cette terrible trappe à enfermer beaucoup de nos projets comme s’ils devaient à chaque fois recommencer à partir du dernier arrivé.

Ce piège de l’éternel recommencement se fait souvent au nom du « concret », mais un concret – comme je l’ai déjà indiqué – largement embrouillé d’abstrait.

Le pire me semble que cet appel au concret repose sur un double contresens : le premier de s’abstraire à ce point du temps vécu qu’il pourrait y avoir discontinuité entre le futur et le passé, comme si la « brèche entre passé et futur » pouvait être reniée d’un seul « saut », celui d’une  rupture sans transition ; le second consiste à s’interdire de considérer la pratique comme le sol le plus fécond pour « produire des concepts »((Et c’est ainsi que même la philosophie comme « manière de vivre » (Pierre Hadot) peut être une « production de concepts » (Gilles Deleuze).)) – comme si les concepts ne pouvaient qu’être parachutés des cieux universitaires et/ou académiques. Mais la reconsidération renoétisante de la pratique, que je défends, repose sur la reconnaissance accordée aux frottements : le concept comme résolution remontante des frottements. Or dans nos projets, la dictature irénique d’une bienveillance mal comprise semble la meilleure stratégie pour faire passer le moindre frottement sous le tapis du « nouveau » : il faut que « ça marche ».

C’est donc d’histoire et de concept dont il va maintenant être question.

a) MLC : échanger de l’argent ou partager de la monnaie ?

Le projet romanais de la Mesure a presque démarré par hasard. Nous étions un petit groupe à vouloir monter un forum citoyen romanais. Très vite, nous étions tombés d’accord sur le thème : « changer les échanges ». En plus du jeu sur les mots, nous apprécions de pouvoir aborder aussi bien le domaine des échanges économiques que celui des rapports de discussion, ainsi que les rapports sociaux.

Et comme nous ne voulions pas en rester à des « ateliers » et des « conférences », nous avions prévu de conclure les 3 jours de forum par le lancement de 2 chantiers. Le premier était celui d’un « budget participatif », chantier qui n’a jamais abouti. Le second était celui de la « monnaie locale ».

Qu’est-ce que nous connaissions des monnaies locales ? Pas grand-chose. Nous avions vu le film L’argent-dette, de Paul Grignon ; film qui franchement ne m’avait guère convaincu à cause du peu de goût que j’ai pour toutes ces explications par la révélation d’un secret. J’avais lu et relu un livre dirigé par Alain Testart, Aux origines de la monnaie (Editions Errance, 2001)((Pour un CR de lecture : https://decroissances.ouvaton.org/2010/04/06/la-monnaie-moyen-dechangemoyen-de-paiement/.)). Je n’y avais pas compris grand-chose sinon qu’il y avait un récit standard sur l’origine de la monnaie, récit qu’il fallait remettre en question : ce récit est « la fable du troc ».

C’est un peu plus tard que j’ai compris que cette « fable du troc » n’est que l’une de ces nombreuses fables – dont la matrice est La fable des abeilles (1714) de Bernard Mandeville – qui avaient pour mission de fournir au libéralisme naissant des récits performatifs sur la naissance de ce que Polanyi appellera des « marchandises fictives » : la terre marchandisée en propriété, l’activité marchandisée en travail, la monnaie marchandisée en argent. C’est Adam Smith qui dès le début de La richesse des nations (1776) fera d’un goût inné pour les échanges le mobile psychologique et individuel de toute production.

C’est ce certain flou dans notre compréhension qui a fait qu’au début, même si nous nous méfions de ce qui pouvait relever de la fable du troc, nous avons lancé notre MLC sur les rails d’autres échanges. La première formulation qui a fait mouche dans notre collectif était : « La réappropriation citoyenne de la monnaie passe très exactement par un triple refus : du n’importe où, du n’importe qui, du n’importe quoi. Pour la Mesure, qui, où et quoi c’est au contraire très « important », cela importe ; cela « importe » du sens dans le mécanisme de la Mesure »((https://decroissances.ouvaton.org/2011/02/10/reussir-la-mesure/.)).

Il ne s’agissait là que de formuler clairement que le « sens » d’une MLC ne pouvait pas se retrouver dans ce que les économistes appellent une monnaie all purposes : ce qu’est l’Euro, qui est de l’argent.

Il nous a fallu quelques années de difficultés à essayer de réduire le turn-over et à conserver les utilisateurs pour réaliser que ces difficultés révélaient ce qu’un des membres de notre collectif nommait un « hiatus ». Car la façon la plus simple de « faire nombre », c’est d’enlever toutes les contraintes et de tout faire pour « faciliter » les échanges. Or le premier effet des critères d’inclusion c’est de restreindre le domaine de circulation de la MLC. Autrement dit, aucune main invisible ne pouvait garantir une harmonie préétablie entre le « faire sens » et le faire nombre ».

Il fallait donc trancher : non pas sacrifier mais prioriser. C’est là qu’il a fallu mettre des mots sur l’objectif de réussite d’une MLC : d’où la distinction entre « échanger » et « partager ».

L’enjeu pratique de cette distinction c’est de cesser de se demander d’abord comment rapprocher la réussite d’un projet de MLC de ce que l’argent englobe sous le nom de « réussite ». Or pour décoloniser ainsi son imaginaire monétaire, pour « changer de paradigme » monétaire, il ne suffit pas de controverser et de critiquer – repérer les frottements, les définir et les discuter – il faut aussi disposer d’un sol et d’une perspective : pour se lancer, il faut un point d’appui pour le pied d’appel, et il faut une zone de réception.

Je défends l’idée que c’est en changeant de perspective – assumer le statut de « monnaie » plutôt que celui d’argent – qu’un projet de MLC pourra se rendre compte qu’une éventuelle « réussite » ne sera pas économique mais sociale, territoriale, locale, citoyenne.

Au sens le plus courant, un échange est une interaction entre deux parties, basée sur une règle d’équivalence. Du point de vue d’une des parties, échanger c’est donner un bien ou un service et recevoir « en échange » une contrepartie sous la forme d’un bien ou d’un service équivalent, et symétriquement. Dans le cas d’un échange de biens, l’échange se fait entre deux propriétaires.

Au sens le plus courant, dans un partage, l’interaction est asymétrique, entre un propriétaire qui partage et un non-propriétaire qui en bénéficie. J’ai un gâteau, je le divise et le partage avec celui qui n’a pas de gâteau. L’un donne sans contrepartie et l’autre reçoit sans obligation de rendre.

Mais si au lieu d’envisager la différence entre échanger et partager du point des individus, nous le faisions du point de vue du commun ? Et si nous refusions de légitimer la fable libérale((Dont la défense et l’exposé canonique se trouve au chapitre V, On property, que John Locke consacre à la « propriété » dans le Second Traité du gouvernement civil (1690).)) qu’un individu puisse être légitimement propriétaire d’un bien ; et si nous imaginions que toute appropriation privée est une expropriation ? Et si nous imaginions qu’il n’y a d’abord de propriété légitime que commune ?

Dans ce cas-là, l’échange apparaît comme une transaction entre voleurs ; et le sens du partage se renverse : un « propriétaire » n’est plus quelqu’un qui « donne » mais celui qui « rend ». Le gâteau en son entier était propriété commune et en le partageant, celui qui se l’était approprié rend à celui qui en était privé sa part légitime. Le partage n’est alors qu’un « revenu » au sens le plus étymologique du terme : ce qui revient. Revenir, c’est rendre au commun.

L’obligation de rendre n’est plus alors une contrainte entre individus mais une obligation sociale : celle de reconnaître à tout individu appartenant à une société sa part de contribution à la véritable richesse. Et nous retrouvons la définition de M. Aglietta : « la vraie richesse des nations est leur capital public, c’est-à-dire le système des biens collectifs de la société qui légitime la dette sociale que chaque membre adulte de la société doit honorer par l’impôt sa vie durant ».

Le commun apparaît alors comme un système de dettes qui relient tous ceux qui appartiennent à ce commun.

Ce que Michel Aglietta écrit à la dimension d’une nation, qu’il serait intéressant d’essayer de la traduire à l’échelle  des « bassins de vie » des MLC. Cela pourrait donner : la vraie richesse d’une association porteuse d’une MLC n’est pas que son fonds de reconversion soit garanti, mais c’est qu’il rende possible tout un système de partage de dettes dont la circulation constitue précisément la vie sociale du bassin de vie.

A une échelle encore plus réduite, celle d’une AMAP par exemple, cette mutualisation des dettes est précisément ce qui crée et magnifie le lien associatif : en cas de gel hivernal par exemple, les amapiens acceptent de se priver de panier tout en continuant pourtant à le payer ; cela crée une dette, qui ne sera jamais remboursée financièrement, mais qui humainement et socialement est féconde. C’est le partage de la dette – et là on est bien loin d’une procédure aussi participative soit-elle – qui concrètement crée l’esprit commun.

Cette différence entre « échanger » et « partager » fait jouer ainsi tout un réseau de termes au radical commun de la « part » : partager, appartenir, participer, répartir…

Mais alors, comment montrer ce tissu de dettes, à la fois matérielles et spirituelles  (au sens de l’esprit d’équipe) ? C’est la fonction du « symbole » (σύμβολον) de spiritualiser le matériel et de matérialiser le spirituel. La fonction de la « monnaie » est donc d’abord de symboliser un réseau de dettes sociales, un réseau d’entraide, de proximité, de convivialité…

En définissant une MLC comme une « monnaie », on s’est alors éloigné d’un argent comme « outil de facilitation «  des échanges, et donc de la fable du troc((C’est chez G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), qu’on peut trouver une différence entre un outil (pour accomplir un geste) et un instrument (pour améliorer la perception).)).

Mais si une MLC en tant que « monnaie » est instrument monétaire de partage, que doit-elle ainsi symboliser ?

C’est là qu’une MLC ne peut être une « monnaie » que si elle assume sa « localité » : ce qui doit être symbolisé dans une MLC, c’est là où ont lieu ces partages.

Je crois que nous mettons là le doigt sur ce qui peut en grande partie expliquer les échecs et les réussites des MLC : leur appartenance à un « lieu ».

  • Si succès de l’Eusko il doit y avoir, alors chacun doit reconnaître que ce n’est pas un succès économique mais un succès « culturel » : l’Eusko est le symbole d’une identité basque.
  • Si échec il y a de beaucoup de projets de MLC, c’est précisément qu’ils ont été conçu par leur porteurs comme un parachutage sur un « lieu ».

Un territoire est un « lieu commun » à condition qu’il prenne « soin » de ses contributeurs : autrement dit, pour « prendre soin », il faut commencer par faire l’inventaire des « be-soins » locaux. Ce n’est pas un projet de MLC qui va « fédérer l’existant » des alternatives sur un territoire donné. C’est l’inverse : si un territoire repère un besoin insatisfait dont un élément de solution est une MLC alors les membres de l’association de la MLC cesseront de se définir comme des « porteurs » projets et ils se redéfiniront comme des « portés » par un projet monétaire.

  • En 1932, ce dont avaient besoin les habitants de Wörgl, ce n’était pas de « jouer au monopoly éthique » mais de relancer une usine, de construire un pont et des bâtiments, de rendre attrayantes les rues de la ville… C’est ainsi que le Wörgl fut une monnaie de production.
  • En 1956, ce dont avaient besoin les habitants de Lignières-en Berry, ce n’était pas de fabriquer une oasis d’alternatives, mais de relancer les échanges commerçants au cœur d’une ville qui était en train de se vider… C’est ainsi que la Lignière fut une monnaie de consommation.
  • En 1998, dix-sept après avoir créé une association de quartier, les habitants de Palmeiras se demandaient : « pourquoi sommes-nous pauvres ? ». Ce n’était pas tant parce qu’ils étaient pauvres que parce qu’ils achetaient en dehors du quartier. La création de Banco Palmas permit de créer un marché solidaire et alternatif entre les familles : « Au-delà d’une institution traditionnelle de micro-finance, cette banque communautaire vise le développement du quartier comme un tout et non celui d’individus isolés »((João Joaquim DE MELO NETO SEGUNDO, « Banco Palmas ou les richesses d’une favela », Revue Projet, 2011/5 (n° 324 – 325), p. 114-117. https://www.cairn.info/revue-projet-2011-5-page-114.htm)).
  • Aujourd’hui, le renouveau de la MLC pionnière en France (2010), Les Abeilles de Vileneuve-sur-Lot, repose sur sa relocalisation sur le projet Tera.

b) En guise de conclusion : réflexions de méthode

J’espère avoir permis de penser comment « reconsidérer la richesse » d’une eSpérimentation monétaire en dégageant quelques conditions de réussite pour tenter un « redevenir-monnaie » d’une MLC :

  1. Un projet de MLC ne peut avoir lieu que s’il est ancré dans un lieu. Et ce sont les besoins de ce territoire dont il faut prendre soin qui constitue le tremplin sur lequel les portés de projet pourront prendre leur impulsion. Quand un projet de MLC « ne prend pas », c’est exactement parce qu’il n’a aucune « prise » sur le territoire concerné, qu’il ne le « comprend » pas.
  2. En amont de cette impulsion, surtout ne jamais considérer les frottements, les troubles et les hiatus comme des briseurs d’élan : tout au contraire les reconnaître (les repérer, les définir, les discuter).
  3. Une eSpérimentation alternative doit pratiquer la confiance dans la conceptualisation ascendante, celle des savoirs remontants.
  4. C’est cette confiance qui va fournir l’audace d’explorer le buisson des bifurcations.

C’est sur ces derniers aspects que je voudrais apporter quelques réflexions plus « épistémologiques ».

Le plaidoyer que je porte sur les « savoirs remontants » renvoie à ce que l’on appelle le « militant-chercheur »((https://decroissances.ouvaton.org/2013/01/06/engagement-epoque-obscure/)) :

  • A ne pas confondre avec le chercheur-militant, celui qui a l’honnêteté de ne pas cacher ses sympathies idéologiques au moment de mettre en perspective ces recherches((Le texte référence en la matière pourrait être celui de Paul Ricœur , en ouverture de son Histoire et Vérité (Seuil, 1955) : « Objectivité et subjectivité en histoire ».)). Mais il n’en reste pas moins un « observateur » qui met son « expertise » au service de son engagement. Il n’est pas « partie-prenante » du terrain.
  • Le militant-chercheur est celui qui fait du terrain même de son engagement le terreau de sa réflexion ; il n’est pas alors en position d’observateur mais de coproducteur de conceptualisation remontante.
  • C’est pourquoi cette pratique de la théorie ne doit pas être confondue ni avec la recherche-action((Michèle Catroux, « Introduction à la recherche-action : modalités d’une démarche théorique centrée sur la pratique », Recherche et pratiques pédagogiques en langues de spécialité, Vol. XXI N° 3 | 2002, http://journals.openedition.org/apliut/4276)) ni avec l’enquête au sens de J. Dewey((Joris Thievenaz, « La théorie de l’enquête de John Dewey : actualité en sciences de l’éducation et de la formation », Recherche et formation, 92 | 2019, 9-17, https://journals.openedition.org/rechercheformation/5596)), qui ont en commun de passer à côté du potentiel conceptualisant du terrain. Au mieux, le terrain peut être intégré dans un circuit de reformulation de la théorie mais il n’apparaît pas comme le lieu de naissance du concept.
  • Un savoir remontant est une production de concepts avec pour finalité première de dépasser des « frottements » rencontrés sur le terrain.
  • Une telle remontée conceptuelle ne peut avoir lieu qu’à condition de disposer d’un lieu comme espace public de discussion.

C’est pourquoi je rajouterai une cinquième condition de réussite d’une alternative concrète : pas de « lieu » sans « milieu ». A la fois parce que ce milieu met à disposition une perspective mais aussi parce que ce milieu est milieu de concrétisation. Ce milieu est un repère pour permettre de « situer » le projet

Le dernier écueil qu’il faut affronter dans mon plaidoyer pour des savoirs remontants comme potentiels de conceptualisation, c’est le piège – déjà repéré – de l’abstraction.

En ce sens un savoir remontant produit des distinctions conceptuelles et exprime le besoin d’une carte pour situer au milieu de quoi ont lieu des eSpérimentations.

  • Par « concrétisation » (au sens de G. Simondon((Pour G. Simondon l’objet technique devient un « objet concrétisé » quand « c’est sa relation aux autres objets, techniques ou naturels, qui devient régulatrice et permet l’auto-entretien des conditions du fonctionnement ; cet objet n’est plus isolé; il s’associe à d’autres objets, ou se suffit à lui-même, alors qu’au début il était isolé et hétéronome », ibid., pages 46-47. Je reprends mots à mot cette description mais là où Simondon écrit « objet », je mets « projet ».))), j’entends un processus par lequel un projet réussit à se situer par rapport à d’autres projets, repérés sur plusieurs axes.
  • Ce repérage permet et de localiser et de mettre en perspective. Autrement dit, si je reprends l’analogie avec l’analyse d’un saut, ce repérage permet de situer non seulement le point d’impulsion mais dès la prise d’élan il se met en perspective du point de réception.
  • Pour le moment, il me semble que ce repère pourrait comprendre 4 axes : celui des territoires, celui des temporalités, celui des institutions et celui des attitudes.
    • Territoire : du commun le plus proche (la proximité) au commun le plus éloigné (le terrestre) ; voisinages, communes, bassins de vie, biorégions…
    • Temps : de la mesure immédiatement applicable à tout un échelonnement du court terme au terme de plus en plus long (le terme extrême étant évidemment envisagé par l’entropie).
    • Institution : entre des sphères de justice (entreprises, administrations, associations…) mais aussi à l’intérieur de chaque sphère un échelonnement par un principe de subsidiarité).
    • Attitude : c’est du facteur humain dont il s’agit ici ; dont les deux extrêmes me semblent être la rupture (c’est le « tout ou rien ») et l’accompagnement (au péril de ce qui pourrait être « collaboration »).

Voilà donc les 5 conditions qui faudrait réunir pour se permettre d’espérer : un ancrage relocalisé, une reconnaissance des frottements, la confiance accordée aux savoirs remontants, l’exploration du buisson des bifurcations, une carte aux 4 axes pour se situer.


  1. Intervention de Michel Lepesant : https://decroissances.ouvaton.org/2011/12/11/projet-ascendant-et-descendant/ []
  2. Le modèle ici est celui de cette vision d’Ernst Gombrich qui voit dans l’histoire de l’art une histoire des problèmes poïétiques affrontés par les artistes, à leurs époques. []

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