RI et union Européenne, qu’en attendre ?

Malheureusement le colloque a été annulé pour le 8 décembre. Mais pour une fois j’avais écrit mon intervention prévue ; je peux donc la communiquer. Le thème général de cette rencontre était : Que nous est-il  permis d’espérer pour l’instauration d’un revenu de base (RB) quand on l’envisage dans le cadre de l’Union Européenne (UE) ?

La présentation du colloque enchaînait deux questions sous formes d’options :

  1. Le revenu de base : un défi ou une opportunité pour l’Europe ? Je réponds :
    • Un défi ? certainement parce qu’il s’agit d’une question de justice et que cette question est toujours difficile, « sujette à dispute » selon l’expression de Pascal dans ses Pensées (Lafuma, 103).
    • Une opportunité ? Peut-être mais pas pour notre Europe actuelle dont les rapports de force entre gouvernements ayant intériorisé le cadre néolibéral et lobbies s’imposent de toute façon par la voie descendante à des citoyens ayant le sentiment d’être écartés de la moindre participation à la vie démocratique de l’Europe.
  2. Le revenu universel doit-il permettre de dépasser ou de renouveler la notion classique de travail ou simplement faciliter l’insertion sociale par l’emploi dans une logique de marché ? je réponds :

  • Il ne s’agit pas de faciliter l’insertion sociale, il s’agit simplement de la reconnaître: ce qui est exactement l’inverse. L’expression « insertion sociale » est en réalité un masque pour « insertion économique par l’emploi dans une société encastrée dans une économie de marché ».
  • Evidemment quand c’est « par l’emploi » et dans une « logique de marché », cela ne peut qu’empirer : l’emploi économique ne donne pas de sens à une vie réussie, l’activité socialement utile, si. [poor woorkers, bullshit jobs, GJ] Quant au marché, son irrationalité ne devrait jamais être oubliée. La « fable » moderne de la reconnaissance sociale par le « travail » est encore aujourd’hui toujours reprise non seulement par le « capital » mais aussi par ceux qui prétendent le critiquer : alors qu’il faudrait cesser de faire passer tout « travail » pour une activité socialement/économiquement/écologiquement utile. C’est une décroissance de l’emploi qu’il faudrait envisager plutôt que son extension.
  • Il faut donc chercher la réponse dans l’alternative : dépasser ou renouveler la notion classique de travail, et effectivement ce n’est pas « simple », parce que :
    • La notion classique du travail est en réalité sa notion « moderne », c’est-à-dire une notion qui n’a pris de sens que depuis quelques siècles, dans le binôme capital/travail.
    • Il s’agit donc non pas de renouveler ce qu’il y aurait de « nouveau » dans le « nouveau monde » (dont le paradigme a toujours été celui du far west) mais bien de le dépasser, de s’en passer, de passer à la suite, d’avancer (= de sortir du monde de la croissance et de ses fables).

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D’avancer des propositions, et le revenu de base (RB), ou revenu universel (RU) ou revenu inconditionnel (RI) en est une :

Mais avant de faire des propositions, il me semble nécessaire de dire quelques mots sur la question de la stratégie de la transformation :

  • Philosophiquement, je pourrais en faire une question préalable de méthode (une qpm) et pour cela ne pas hésiter à m’inspirer de la grande leçon que Descartes donne sur ce que c’est que critiquer/douter dans la première de ses Méditations métaphysiques: pour que la critique soit constructive (déboucher alors sur des propositions concrètes, à la fois désirables et réalisables), elle doit  être provisoire et elle ne peut l’être que si et seulement si elle a été méthodique, radicale et hyperbolique.
  • Politiquement, ce seraient les conditions d’une mobilisation constructive (et non pas seulement « réactionnaire ») et j’espère tirer là toutes les leçons que mon engagement du côté des monnaies locales complémentaires (MLC) m’a offert :
    • Méthodiquement → il faut savoir rejeter ce qui n’a pas marché (c’est une sorte de principe de précaution a posteriori de l’expérimentation) → il faut savoir reconnaître l’échec d’une expérimentation quand sa continuation ne ferait que renforcer le monde qu’elle prétendait pourtant au départ critiquer.
    • Radicalement : il faut avoir l’audace d’aller au fond des choses, à leur racine, à leur fondement. Ne pas expérimenter à moitié, ne pas couper la poire de l’expérimentation en 2.
    • Hyperboliquement ou excessivement : il faut faire preuve d’imagination.

C’est cette « méthode » que Baptiste Mylondo et moi avons suivi dans notre Anthologie du revenu universel quand, dans nos explications et dans nos commentaires, nous défendons en filigrane notre propre version du RB que nous nommons « revenu inconditionnel » (RI) : acceptons toute discussion sur la base d’une « définition » claire de notre proposition sans cacher ni ce que nous nommons « objectif » (en quoi est-ce désirable ?) ni ce que nous nommons « fondement » (en quoi est-ce juste ?), en vue de d’avancer des propositions pas seulement motivantes mais mobilisatrices.

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Il y a (entre nous, à ce colloque) un consensus sur une définition générale du revenu universel : la double inconditionnalité = de la naissance à la mort, sans condition d’activité.

Mais sur le « sans condition », il y a deux variantes : « sans condition » comme absence de condition (il pourrait y avoir  des conditions mais on fait le choix de ne pas en faire – parce qu’on est gentil, ou que l’on a de beaux idéaux, ou que ce serait pragmatiquement difficile à mettre en place) et « sans condition » parce que cela n’a de sens social de socialement demander une condition à des personnes déjà membres d’une société (la question de la condition est une « erreur de catégorie »).

  • Soit parce qu’elles sont déjà nées et pas encore mortes → elles appartiennent donc à la société.
  • Soit parce qu’en dehors d’activités définies socialement comme nuisibles, toute activité choisie individuellement en vue d’une vie bonne doit être reconnue comme une contribution à la production sociale de la richesse → elles participent à la vie sociale.

La conception que nous – Baptiste Mylondo et moi – défendons, au nom de la décroissance, est la deuxième variante. Elle est fondée sur une conception « holiste » , coopérativiste, de la vie sociale plutôt que sur une conception « individualiste » de la vie en société. L’une des conséquences les plus directes de ce « fondement » est que l’objectif du RI est la conservation, l’entretien et la protection de la société en tant que « bien commun vécu » = la persévérance de la société dans son existence peut se formuler comme « exclusion de l’exclusion » et dans ce cadre le RI doit être un instrument de lutte contre la misère, les inégalités = la persévérance du commun comme ce qui rend possible des vies bonnes individuelles = et c’est au nom de ce « commun » et du refus du « hors de l’espace commun » que nous ne séparons pas notre demande d’un revenu plancher suffisant (le RI) de celle d’un revenu plafond (RMA).

Cette mise au point a des conséquences politiques directes quand il s’agit de déterminer quelles mesures vont permettre une transformation de la société en vue de notre conception du Bien = et je retrouve encore une fois la question pragmatique de la question de la mobilisation.

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Pourquoi pourrions-nous espérer de l’échelle européenne pour aller vers l’instauration d’un RI ?

Cette question revient paradoxalement à se demander quelles seraient les conditions pour l’instauration d’un revenu… sans condition ? Faut-il chercher une transition plutôt du côté « revenu » ou du côté « inconditionnel » ?

  • Attention aux expérimentations de revenu limitées dans le temps, l’espace, la catégorie sociale : on y perd le fondement ontologique de ce qu’est une « vie sociale » et donc on y réduit la liberté à la liberté individuelle en oubliant sa condition sociale. C’est là l’aporie d’une démarche inductive (ascendante) du local au global surtout quand il s’agit de reconnaître que toute transformation politique se déroule dans une « situation », un « paradigme », c’est-à-dire un cadre à l’intérieur duquel le sens du local est « contextualisé ».
  • C’est là que je propose d’envisager favorablement une voie en passant au niveau « européen » :
    1. le niveau européen permet un changement d’échelle qui pourrait lever l’objection du « chevalier isolé » : (être le pionnier en matière de comportement altruiste). L’Europe pourrait fournir un territoire suffisamment vaste → « Délicat, voire utopique, lorsque l’on sait que les 28 pays membres de l’Union européenne sont déjà incapables de s’entendre sur l’harmonisation de leur fiscalité. »
    2. Même un critique de l’UE telle qu’elle est aujourd’hui ne peut pas contester une certaine efficacité au niveau juridique, pour s’en plaindre ou s’en réjouir c’est une autre question. C’est pourquoi il faudrait demander du côté de l’Europe plus un soutien juridique qu’un soutien de financement.

Or, même en tant que décroissants, il me semble que nous devons réhabiliter le levier du droit, pour 2 raisons :

  1. Il faut acter la difficulté à transformer les choses en utilisant les voies « classiques » de la critique = les luttes contre et les expérimentations locales pour (les « alternatives concrètes » qui montrent que d’autreS mondeS sont possibleS).
  2. Il y a au fond de tout droit positif un idéal normatif de justice (et c’est pourquoi même les régimes les plus abjects ne peuvent échapper aux apparences du vote, quitte à le truquer).

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→ Quelles propositions de transition pour avancer ?

  • Pourquoi ne pas demander au niveau européen ce que nous avions échoué à demander en 2014 dans la loi de l’ESS pour les MLC c’est-à-dire un droit à l’expérimentation minoritaire ? Dans l’esprit d’une complémentarité entre résilience et efficacité = c’est l’argument qu’utilise Bernard Lietaer, l’un des pères de l’euro, pour être aujourd’hui l’un des plus ardents défenseurs des MLC en Europe.
  • Dans la version du RI que Baptiste Mylondo et moi défendons ce droit pourrait être utilisé pour expérimenter ce que nous appelons « les 3 parts » dans la distribution du RI : gratuité, MLC et monnaie publique[1].
  • Difficile d’imaginer dans l’Europe actuelle la moindre tentative pour plafonner fiscalement les revenus.
    • Un grand ménage fiscal, supprimer les niches profitant aux plus aisés, augmenter la progressivité des impôts pour lisser les écarts de revenus ou, encore, imposer plus fortement le capital. « En Espagne, relever la taxation des 10 % les plus riches permettrait de payer un revenu universel pour tous », promet Federico Demaria, économiste à l’Université autonome de Barcelone et cofondateur du réseau de recherche Research & Degrowth.
    • Reconsidérer la base sur laquelle l’impôt des entreprises est calculée : au lieu d’une fiscalité économique (en fonction de la richesse produite), une fiscalité écologique proportionnelle à la dégradation écologique calculée sur la chaîne entière de l’activité économique : de l’extraction à la pollution en passant par la production.

C’est pourquoi, nous proposons de nous « contenter » de mesures qui auraient l’avantage de commencer sans attendre à constituer un « contexte » favorable à ce qu’il pourrait y avoir d’inconditionnalité dans le revenu inconditionnel :

  • Du côté de la remise en cause de la soi-disant reconnaissance sociale par le travail : un Droit inconditionnel à un temps partiel choisi individuellement.
  • Du côté de la disjonction entre revenu et travail : un Droit inconditionnel à une retraite universelle d’un montant égal pour tou.te.s.

[1] Nous ne sommes pas favorables à ce que tout le revenu inconditionnel soit distribué seulement en gratuités, même si elles sont la juste fourniture mutualisée des moyens de base dont chacun a besoin pour s’émanciper. Car toute gratuité doit anticiper trois « dommages » intrinsèques : fléchage, flicage et gaspillage. Il faut donc en passer aussi par la monnaie : les pistes de la « monnaie publique » (refuser la création monétaire au secteur bancaire et la réserver à une autorité monétaire contrôlée par le « public ») et des monnaies locales (la lenteur et la proximité plutôt que le gain et la liquidité à tout prix) doivent être explorées.

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