L’évidence des Temps modernes

Je poursuis mes réflexions sur les racines individualistes du monde que la décroissance rejette, qui est pourtant celui dans lequel nous vivons.
Le point de départ est une opposition simple, celle entre individu et groupe : si l’in-dividu est « par définition » in-divisible alors c’est le groupe (le commun, le collectif) qui est « divisible ».

1-Voilà qui peut suffire à expliquer la fragilité et la faiblesse de toute vie collective en face du roc du « quant à soi ».

    • La modernité c’est l’impuissance radicale du groupe devant l’affirmation péremptoire de Soi. « Et puis, c’est tout » crie l’enfant comme seule et suffisante justification de son caprice (ce qui lui tient lieu de liberté). « I would prefer not to » répète le héros du Bartleby d’Herman Melville.
    • C’est David Hume (dans son Traité de la nature humaine, livre entièrement consacré à résoudre le « problème de Hume » = celui de l’association) qui en a donné la formulation philosophique : « La passion est une existence primitive ». il veut dire par là que la passion – que ce soit une préférence forte ou une préférence faible (Charles Taylor) n’a aucune importance – est sans raison, sans justification : voilà pourquoi il peut en déduire qu’« il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ».

2- On pourrait désigner Descartes comme celui qui a inauguré les Temps modernes en instituant une figure moderne du Sujet :

  • Quel que soit le « problème de Descartes » (la question de la vérité et plus particulièrement d’une « première vérité »), sa solution est le Sujet formulé dans le fameux cogito (cette proposition « je suis, j’existe » est vraie toutes les fois que je la prononce ou la conçois en mon esprit). Et c’est la méthode qui en est la justification : quand Descartes constate que l’imagination (qu’il définit comme une faculté de composer) peut sans cesse intervenir dans la sensibilité (par la tromperie, la folie ou le rêve) comme dans l’entendement (par l’hypothèse du mauvais génie), alors il saisit qu’il ne reste plus que le Je qui par sa simplicité ne peut pas être analysé, décomposé, divisé.
  • Bien sûr, techniquement, la méditation de Descartes ne porte que sur l’existence du sujet (Suis-je ?) mais, historiquement, la découverte de Descartes s’étendra à la nature du sujet (Qui suis-je ? → Ah, voilà le « qui » !).
  • Il y a donc une évidence du Sujet : cette évidence, c’est l’impossibilité de pouvoir diviser, schizer le Sujet, « et puis c’est tout ! »
  • Cette évidence moderne fait du Sujet le point de départ indiscutable de toute expérience ; indiscutable en un double sens car aux deux bouts de la chaîne d’une discussion, le sujet est à la fois le point de départ et le point d’arrivée → le sujet peut ainsi d’autant plus facilement mettre fin à toute discussion qu’il en constitue le commencement (ce cercle du Sujet sur lui-même, c’est celui de la réflexion ; en logique, c’est un cercle vicieux ; dans une discussion, c’est une més-entente ou un dialogue de sourds).

3- Vient le moment des bémols à ce que je viens d’écrire :

  • Bien sûr je n’ignore pas qu’un individu peut être divisé (des topiques freudiennes aux schizes deleuziennes) ni même qu’un groupe peut être animé par un « esprit d’équipe » (ou une illusion groupale – Didier Anzieu).
  • Bien sûr je n’ignore pas l’artifice à faire d’un moment une « rupture » dans ce qui peut toujours être présenté comme une continuité. De ce point de vue, l’invention cartésienne du Sujet est une « fiction » qui oublie toute une tradition philosophique. Pour s’informer sur cette tradition, je peux citer en vrac les travaux d’Alain de Libera (ses cours au Collège de France), ceux de Jérôme Baschet (Corps et âme, une histoire de la personne au Moyen-Âge et aussi https://journals.openedition.org/assr/20243). Sans oublier l’énorme travail de Giorgio Agamben pour mettre à jour une généalogie théologique et médiévale du capitalisme (Homo sacer).
  • Il ne faudrait pas oublier d’autres généalogies du Sujet et de l’individu : au moins celle de Dany-Robert Dufour (La Cité perverse, libéralisme et pornographie) et les travaux de Jean-Claude Michéa…
  • Surtout, il faudrait étudier comment l’invention moderne du Sujet a conduit au renforcement conjoint du rationalisme (universalisme) et de l’individualisme (particularisme) : comment on est passé d’un sujet-substance de l’universel (Descartes) à un sujet-individu (ce que Sade nomme « isolisme »).

Je finirais par une double ouverture :

  1. Les temps modernes n’ont pas inventé l’évidence du Sujet, ils ont juste assuré le passage d’une évidence (celle de la priorité d’une vision holiste sur une vision individualiste – pour reprendre le vocabulaire de René Dumont) à une autre : l’évidence des modernes c’est l’existence primitive du Je. Ontologiquement, je défends exactement la position contraire, je défends la priorité ontologique du commun sur l’individu, de la vie sociale sur la vie individuelle. La double revendication d’un revenu inconditionnel (plancher) et d’un revenu maximum (plafond) en constitue une conséquence politique.
  2. Les temps modernes c’est aussi la montée d’une émancipation de la personne humaine : c’est pourquoi même au sein d’une foule nazie, une personne peut croiser les bras. Seule.

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