L’antiproductivisme, un déni pour la gauche

moins26_une-760x1024Je propose ici une version (plus) longue d’un article paru dans le journal de nos amis suisses, Moins, consacré à une courte histoire de l’antiproductivisme. J’ai pris ce titre comme clin d’oeil au sous-titre du livre que j’ai dirigé sur L’antiproductivisme, un défi pour la gauche (éditions Parangon, 2013).

Le productivisme a-t-il jamais fait véritablement débat au sein du mouvement socialiste et ouvrier ? Sa victoire incontestable au sein de toutes les variantes dominantes  de la « gauche » – ce qui n’élimine pas des variantes antiproductivistes, mais toujours groupusculaires ou marginales dans les organisations – résulte tout au contraire d’un déni de la question qu’il faudrait évoquer à partir de quatre moments historiques : le « moment 1848 », l’entre-deux-guerres, les « trente glorieuses » et aujourd’hui. En effet, ne peut-on pas d’ores et déjà faire l’hypothèse que c’est l’évitement systématique d’un tel débat qui est peut-être la véritable explication du désarroi, sinon de la sidération, dans lequel se trouvent aujourd’hui toutes les « gauches » ?

Bien sûr pour une mythologie de l’antiproductivisme il faudrait commencer par évoquer les luddites (1811-1812) et la révolte des Canuts (1831) et faire d’eux les précurseurs lucides d’une critique de l’industrialisme et de « la destruction d’un univers qualitatif, celui du travail autonome de l’artisan, de son talent professionnel et de son expérience personnelle » 1. Mais, en réalité, il faut plutôt constater qu’en 1848, Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Pierre Leroux participent activement aux deux grandes mesures destinées à affronter la question sociale : la « Commission du Luxembourg » et les « Ateliers nationaux ». Si en 1789 la question politique avait écarté  la question sociale au nom de la foi dans le Progrès et la Raison, en 1848, c’est la question sociale qui escamote la question du productivisme au profit d’une querelle entre socialistes et libéraux à propos du « droit au travail ». Pour les libéraux, attentifs aux effets pervers des Poor Laws, en particulier du système de Speenhamland (1795-1834, Grande-Bretagne), seule la concurrence permettra d’échapper aux pièges de l’assistanat. Pour les socialistes, Sismondi le premier, la concurrence provoque à la fois la hausse de la production (gagner des marchés) et la baisse de la consommation (baisse des salaires). « Cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante » écrit Louis Blanc (Organisation du travail, 1845). Que ce soit par les bienfaits du Marché ou par le Droit (au travail), socialistes et libéraux partagent donc un même credo productiviste : la croissance pour échapper à la fatalité de la misère, pour résoudre la question sociale, l’abondance à l’horizon de la révolution industrielle.

Chacun sait comment, dans la suite de ce 19ème siècle, la défaite des socialismes utopiques, romantiques, et la victoire du socialisme scientiste marginalisèrent toute parole antiproductiviste 2. Comment entendre le plaidoyer (1889) d’un William Morris pour les « Arts appliqués » quand même un Paul Lafargue justifie son Droit à la paresse (1880) parce qu’il voit dans la machine « le rédempteur de l’humanité » 3 ?

A la différence de la suivante, la première guerre mondiale n’avait pas dû assez démolir les capacités productives des belligérants et en à peine 10 ans de reconstruction, la crise de 1929 est là. Pour le capitalisme la crise de surproduction est une crise de sous-consommation. Et c’est ainsi que furent escamotées les impasses du productivisme par la fuite en avant dans la société de consommation : « Loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés… En échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur [le fordisme], il a été procédé à la prolétarisation du consommateur », tel fût le « tournant libidinal du capitalisme 4.

Du côté de la révolution bolchévique, la NEP (1921-1929) puis le stalinisme firent explicitement  le choix du productivisme. Très vite les propositions d’un Kropotkine (qui avait pourtant parfaitement vu que la reconstruction devrait d’abord se faire démocratiquement, et donc à partir d’une organisation relocalisée des forces productives) furent écartées au nom d’un capitalisme d’Etat 5. C’est ainsi que l’on peut lire, en 1928, dans le programme du VIème congrès de l’Internationale communiste : « Au gaspillage formidable des forces productives, au développement convulsif de la société, le communisme oppose l’emploi systématique de toutes les ressources matérielles de la société et une évolution économique indolore basés sur le développement illimité, harmonieux et rapide des forces productives. » Et au Congrès CGTU de la métallurgie, en 1937: « Dire que l’on est contre le travail à la chaîne me fait penser à quelqu’un qui dirait qu’il est contre la pluie. […] Nous sommes pour les principes de l’organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaîne et les normes de production ».

C’est dans ce contexte que le terme « antiproductivisme » va naître, au sein des « non-conformistes des années trente » 6, à la recherche d’une troisième voie entre le capitalisme et le totalitarisme soviétique. De la même façon qu’un siècle plus tôt le socialisme était né en réaction à l’individualisme, c’est le personnalisme qui procure à cette tentative son fondement philosophique. Il faudrait là retracer l’originalité et la radicalité du « personnalisme gascon » d’un Bernard Charbonneau et d’un Jacques Ellul et surtout montrer la cohérence de leurs travaux de l’autre côté de la guerre, pendant les Trente Glorieuses 7.

Finalement, au sein de la gauche et des socialismes, la tendance productiviste l’a toujours emporté soit en escamotant le débat, soit en le ridiculisant, par exemple en faisant passer l’antiproductivisme pour un conservatisme honteux, voire pour un protofascisme plus ou moins conscient 8. Définir le productivisme comme « le fait de produire pour produire » ne signifie pas que l’on oublie qu’en régime capitaliste on produit toujours pour vendre mais que le débat sur les modes de production écarte toujours la question du produit. Cette « abstraction » productiviste du « produit » résulte en fait d’une réduction de l’économie à l’antagonisme de la production et de la redistribution, en faisant de l’une la solution de l’autre, au lieu de ré-enchâsser la production au sein de toute les chaînes de l’économie : Extraction → production → redistribution → consommation → déchets.

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Les notes et références
  1. Fernand TANGHE, Le droit au travail entre histoire et utopie,  1789-1848-1989 : de la répression de la mendicité à l’allocation universelle, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002,page 159[]
  2. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Points Seuil, 2012.[]
  3. Pour un lien entre productivisme et machinisme, voir l’autre Karl, Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983 : Pour ses machines, l’industrie a besoin toujours d’avoir immédiatement à disposition tous les « facteurs de production » : la terre, l’activité et la monnaie ; et pour cela elle les marchandise : la propriété, le salariat et l’argent, à la recherche du gain : la rente, le profit, l’intérêt.[]
  4. Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, Consommer, donner, s’adonner, 44|2014, 27-45.[]
  5. Paul Ariès, « La gauche productiviste, c’est le stalinisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 12 novembre 2016. URL : https://journals.openedition.org/chrhc/4926, « La gauche productiviste, c’est le stalinisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 12 novembre 2016. URL : http://chrhc.revues.org/4926[]
  6. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30 : une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 2001.[]
  7. Christian Roy, « Charbonneau et Ellul, dissidents du « Progrès » », in Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La découverte, Paris, 2013, pages 283-298.[]
  8. Voir dernièrement les mauvais reproches de Philippe Pelletier dans Les Z’Indignées n°34, avril 2016.[]

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