Pour une décroissance de l’invisibilité de la décroissance – 3

remarquesEn préalable, je voudrais juste faire remarquer que ce n’est pas parce que le « noyau » de la décroissance doit en assurer la visibilité, qu’il doit lui-même être particulièrement visible. Je veux signaler par là que sa compréhension demande une certaine lenteur et une certaine finesse ; que sa compréhension n’est pas du même ordre que celle que l’on va attendre d’une devise, d’un slogan ou de propositions programmatiques. Le « noyau » de la décroissance n’est pas un élément décoratif, c’est une fondation, il fournit un « domaine de définition » : c’est déjà beaucoup, il ne faut pas lui demander en plus d’être spectaculaire. Les 3 remarques suivantes vont porter : sur la pertinence de distinguer entre décroissance et objection de croissance, sur la place accordée à la critique de l’individualisme pour la décroissance, sur la cohérence « fonctionnelle » que je peux trouver aux 4 principes que je propose pour cerner ce « noyau » de la décroissance.

1- Remarque sur la place de la critique radicale de l’individualisme pour la décroissance :

Baptiste Mylondo m’a fait une objection : quels pourraient être les liens intrinsèques entre décroissance et critique de l’individualisme qui justifieraient de placer cette critique parmi les principes du noyau de la décroissance politique ?

J’ébauche un double axe de réponse :

  • La croissance prétend donner tous les moyens à l’individu d’être à soi-même la propre source du sens de sa vie : individualisme donc → croissance.
  • La croissance est d’abord celle de l’individu sous l’hypothèse de la perfectibilité humaine : croissance donc individualisme (individualisme ← croissance).

La double implication me permet logiquement d’en déduire :

critique (radicale) de la croissance ↔ critique (radicale) de l’individualisme

2- Du coup, je reviens à une autre remarque faite par Baptiste : en faveur de l’expression « objection de croissance ».

  • J’en ai tenu compte dans les premiers § : l’OC est celui qui voit dans la croissance non une solution mais un problème.
  • Définition qui ne m’empêche nullement de maintenir la définition que je donne de la décroissance – comme trajet, parenthèse – car celle-ci a l’énorme avantage de donner une dimension politique (« et maintenant ? »).

Mais à la relecture de mes 4 piliers/axes de la décroissance, je m’aperçois que seul le premier – celui qui revient sur la décroissance comme trajet (ML) = la relocalisation comme but (JLP) – fonde directement la décroissance.

→ Les 3 autres (la double limite plancher/plafond, le « quand bien même » et la critique radicale de l’individualisme) sont directement valables pour l’objection de croissance : autrement dit, ils fonderont aussi une société d’après-croissance, d’a-croissance, d’économie stationnaire, de proximité…

NB : les 2 axes d’une critique radicale de l’individualisme sont donc : la question du sens de la vie et celle de la perfectibilité.

  • L’enjeu de la question de la perfectibilité est le thème de… l’éducation → ce sera le thème de la kermesse de l’AderOC organisée l’an prochain en Bretagne fin août.
  • Il reste la question du sens de la vie : je trouve que c’est une très belle question politique…

 

3- Est-il possible de trouver une « logique » à ces 4 principes ?
Comment maintenir qu’il s’agit de 4 « principes », qu’ils ont donc bien des « fonctions » différentes, et pourtant qu’ils sont liés les uns aux autres ?

Avec Baptiste, nous nous sommes aperçus en travaillant sur le revenu inconditionnel (RI) que celui qui fait une proposition politique doit être capable de fournir une définition, un fondement, un objectif et  un mobile.

  • Une définition doit être identifiante et clivante : il faut savoir de quoi on parle, sans confusion, sans brouillard.
  • Un fondement dit ce qui est juste : justifier, c’est fonder, légitimer et pour cela il faut aller aux fondements, aux racines, ce qui suppose une exigence idéologique à laquelle la société du spectacle nous déshabitue.
  • Un objectif dit ce qui est désirable : on ne peut pas contenter quand on fait de la politique de s’enfermer dans la dénonciation et la critique (car c’est ainsi que la priorité accordée au réalisme sur l’idéalisme en vient toujours in fine à se replier sur une politique du moindre mal).
  • Un mobile précise ce qui est faisable, il doit être politiquement mobilisateur : on ne peut se satisfaire de participer à des débats à l’issu desquels les participants, aussi réceptifs qu’ils aient pu être, ne passent pas à l’action.

Cette analyse permet plutôt bien de comprendre la cohérence fonctionnelle des 4 principes que je propose :

  1. Le premier pour définir la décroissance (la décroissance comme trajet, comme parenthèse, comme épokhè, comme époque).
  2. La décroissance est-elle désirable ? Quel est son objectif ? C’est de proposer un « sens de la vie » ; lequel ? On ne peut pas trouver seul un sens à sa vie → critique radicale de l’individualisme.
  3. Comment fonder/justifier ultimement le projet d’une société sans croissance ni mythe de la croissance, d’une société d’a-croissance, d’une économie stationnaire, d’une société libérée de l’économie : par l’espace écologique, le refus de l’illimitation (en particulier pour concevoir la liberté).
  4. Comment mobiliser politiquement ? Surtout ne pas donner la priorité à un argument de la nécessité qui est politiquement démobilisateur. Quand bien même les « ressources » de la nature seraient inépuisables et les richesses économiques seraient sans limites, nous préférons (moralement) une société qui respecte les limites sociales et écologiques.

5 commentaires

  1. Et pour repréciser simplement un oubli : le communisme libertaire est un courant historique de l’anarchisme. Il a été porté notamment par Kropotkine, Malatesta, Cafiero, et s’est positionné, dans un congrès international anarchiste à la fin du XIXème siècle, en opposition au collectivisme libertaire, sur les questions de la distribution de la production au mérite (en fonction du salaire – position des collectivistes) ou en fonction des besoins (Position des communistes).
    La majorité des organisation anarchistes (Alternative Libertaire – dont je suis aussi membre -, (les) CNT, CGA, FA, OCL), se revendiquent du communisme (réel – libertaire) en tant qu’objectif final.
    Donc communisme libertaire n’est pas une antinomie.

  2. bonsoir, que pensez vous du projet de décroissance communisme libertaire exposé de manière détaillée en consultant le lien suivant
    decroissancecl.revolublog.com/publications-dcl-c25361606

    projet cohérent et systémique de décroissance ou utopie ?

    1. Le projet de DCL m’est assez illisible, déjà que le communisme puisse se dire libertaire me semble contreproductif et historiquement difficile à digérer, d’autant que la filière libertaire me semble beaucoup plus naturelle pour renouveler la gauche émancipatrice. Quelle est leur position (DCL) vis à vis des structures (par exemple en référence à « la tyrannie de l’absence de structure » de Jo Freeman)? Quel est le lien entre les NTIC qui révolutionne le monde et le projet DCL?
      De mon point de vue, l’organisation viable, permettant au groupe de prendre des décisions, qui peut se mettre en place, c’est soit une structuration autour du chef tout à fait en phase avec le capitalisme et l’individualisme, soit la maîtrise de l’intelligence collective qui est incompatible avec le capitalisme individualiste. Je ne vois aucune ligne de force compréhensible dans le projet DCL. Ceci dit, il n’est pas incompatible avec une émancipation articulée autour de l’Intelligence Collective appliquée aux groupes humains.

      1. Bonjour,

        Je suis l’animateur du site « décroissance communiste libertaire »

        La première erreur que vous commettez dans votre commentaire consiste à assimiler le communisme à l’histoire, une certaine histoire (URSS, Cuba, Chine, etc.). Je considère que ces expériences historiques n’ont été, au mieux, que des modernisations de rattrapage capitaliste, et non du communisme. Donc ne parlons plus d’histoire concernant ce terme, et parlons de son contenu réel.

        Le communisme serait l’émancipation par rapport à la valorisation du capital (invertir de l’argent pour produire des marchandises et obtenir plus d’argent), la propriété privée des moyens de production, le marché et la monnaie. Il s’agirait d’un mode de production sociale qui supprime les crises développées par le capitalisme : crises de surproduction, de disproportion, de suraccumulation, de réalisation, de valorisation ; crises commerciales, industrielles, monétaires et financières (Voir Alain Bihr, La reproduction du capital, Tome 2, ch.16 et 18).
        Ces crises sont de plus en plus insurmontables car la base de la valorsation (le travail humain) est de plus en plus remplacée par du travail mort (des machines, robots, applications, programmes informatiques et intelligences artificielles), et que le crédit et l’actionnariat, dernières solutions en dates pour différer la crises, ne fonctionnent plus réellement en tant que régulateurs (Voir Lohoff et Trenkle, La Grande Dévalorisation).

        Le communisme dont il est question serait la forme d’organisation de la production et de la distribution, qui, sur des échelles déterminées, instaurerait propriété commune des moyens de production et leur contrôle commun, la dissociation entre réussite ou non des activités de production et l’accès aux biens et services permettant la satisfaction des besoins des individus, la maîtrise et la transformation concertée des appareils de production, l’alternance entre périodes d’activité et périodes de formation, la réduction et l’égalisation des temps d’activité sociale en fonction du niveau de productivité, etc.

        Ce communisme, pour être émancipateur, doit-être libertaire : fonctionner sur la base de la démocratie directe, de l’autogestion macro-sociale (grandes décisions) comme micro-sociale (petites décisions au niveau de l’atelier, du bureau, du quartier), du fédéralisme, du mandat impératif, court, limité en renouvellements, révocable à tout moments. (Je ne traite ici que des aspects « politiques » du projet libertaire, et non des aspects socio-culturels, que je défends également par ailleurs).
        Une société libertaire qui ne développerait pas le communisme, mais le collectivisme (tel que défini par les disciples de Bakounine) – collectivisation mais distribution marchande, maintiendrait les risques de crises commerciales et les inégalités ; de même que le mutuellisme (Proudhon) – maintenant propriété privée et échange marchand, et ainsi la valeur, et donc inégalités, risques de crises commerciales et de valorisation.

        Ce communisme doit être soutenable : le modèle de production actuel ne l’est pas, pour des raisons que je n’aurais pas à rappeler en détail à des décroissants (climat, ressources, biodiversité, risques de catastrophes techno-sanitaires majeures). Une des raisons de cette insoutenabilité est sans conteste la gourmandise et le gaspillage extrême impliqué par le procès de valorisation du capital (concurrence, surproduction, obsolescence programmée, packaging, publicité, centralisation énergétique inefficace et énergivore, trop longs circuits de distribution, etc… la liste peut être longue). Mais il n’est pas certain que même avec tous ces correctifs anticapitaliste, le mode de production et le volume de consommation devienne supportable pour la biosphère. Un certain degré d’autolimitation de la consommation de la société supplémentaire, sera certainement nécessaire. Le tout serait d’arriver à concilier soutenabilité métabolique (sans quoi la société se dirige vers son autodestruction) et soutenabilité sociale (sans quoi la pénurie pourrait donner lieu à des inégalités, et des formes de violence sociale, de guerre, d’autoritarisme).
        Et pour boucler la boucle, une transition décroissante et libertaire réussie est impossible sans rupture avec la logique de valorisation du capital. Essayer de réduire le volume de consommation avec une économie qui implique que la masse de valeur produite croisse sans cesse mènera tout droit vers une crise, et donc une catastrophe sociale.
        Ceci signifie que les programmes de transitions économiques alter-capitalistes type Keynésiennes (principalement usage du crédit) et marxistes tronquées (plus juste répartition de la valeur produite et des gains de productivité), ou tout ce qui a trait aux revenus de base, au contrôle des banques et aux taxations de la finance, au protectionnisme, seront a long terme inefficaces, car maintenant la structure marchande de l’économie, soit la concurrence et la course à la valorisation, et donc les ferments des crises de valorisation et de réalisation.
        Un article plus détaillé ici sur les interrelations entre crises économiques et écologiques :
        http://decroissancecl.revolublog.com/economie-et-ecologie-a-la-croisee-des-crises-critique-de-la-valeur-et–a125784994

        C’est cette prise de conscience qu’il s’agit de faire progressivement avancer parmi celles et ceux qui luttent et dont les luttes doivent converger : Syncialistes, privé-e-s d’emploi, ZADistes, étudiant-e-s et lycéen-ne-s, et ce au niveau international. Pour avoir une prise sur les choses, sortir de la valorisation et transformer les moyens de production pour les adapter aux métabolismes planétaires, voire fermer des secteurs entiers de production sans dégâts sociaux (chômage de masse), il faudra en premier lieu contrôler démocratiquement les moyens de production, donc les arracher aux mains des capitalistes et détruire l’Etat en place protégeant les possédants (pour le remplacer par un confédéralisme démocratique).

        En ce qui concerne vos deux interrogations :

        Pour ce qui est de la tyrannie de l’absence de structure : cela fait plus 150 ans que les courants ouvriers révolutionnaires anarchistes on compris qu’il s’agissait de contrôler le pouvoir démocratiquement, à la base, (« L’ordre moins le pouvoir ») et ce, par des structures et des règles, mais délibérées collectivement (démocratie directe, mandats impératifs, etc.). Penser que l’anarchisme est absence de structures.

        Les NTIC constitueraient des outils intéressants si elles étaient métaboliquement soutenables. Malheureusement, elle émettent beaucoup de CO2 – les maintenir impliquerait un choix social, consistant à renoncer à d’autres choses. Cependant, bien avant leurs arrivée, les libertaires s’étaient enthousiasmés successivement pour le développement de la statistique, des chemins de fer, de la radio ou de la télévision, qui sans leurs usages capitalistes et autoritaires, auraient permit de faciliter les transmissions d’informations et de communication.

  3. J’ai lu tes 3 articles et je te rejoins complètement sur le lien ténu qui existe entre notre conception de la liberté et la forme de capitalisme qui domine aujourd’hui, celle de l’actionnaire majoritaire, et sur laquelle nous manquons terriblement de prise.
    Comment contribuer à faire évoluer notre conception et notre pratique (philosophique, juridique…) de la liberté sans pour autant retomber dans les travers autoritaristes? Comment mieux se nourrir collectivement de la richesse dont chacun de nous est porteur? Voilà un des enjeux politiques incontournables pour qui ne veut plus « détourner le regard quand la maison brûle ». Je crois que ce projet porte un nom, il s’agit de domestiquer l’intelligence collective, de mieux en maîtriser les codes, dans tous les groupes avec lesquels nous sommes en interaction. L’intelligence collective est incompatible avec le capitalisme/individualisme actuel. Il est possible de commencer tout de suite, ici et maintenant, de s’initier à l’intelligence collective, d’expérimenter, de corriger, de se rater, de recommencer. Je crois que c’est en phase avec notre temps et que c’est essentiel.

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