Faut-il décroître ?

[Ce texte est paru dans le numéro 333 de Rouge&Vert, le « Journal des Alternatifs ». La question : « Faut-il décroître ? » m’était posée ainsi qu’à Stéphanie Treillet, économiste, membre de la Fondation Copernic, auteure de L’économie du développement. De Bandoeng à la mondialisation, (Armand Colin), qui répond « plutôt non » et à Stéphane Lavignotte, pasteur et militant écologiste, auteur de La décroissance est-elle souhaitable ? (Paris, Textuel), qui répond « plutôt noui ».]

Difficile même pour un partisan de la décroissance de répondre sans hésitation à une telle question car il n’y a peut-être plus de politique réelle avec un « il faut ». Si la décroissance est inévitable, nécessaire, inéluctable, alors l’action politique en se réduisant à l’accompagnement d’un effondrement prophétisé voire même à son accélération risque bien de perdre tout ce qu’elle peut comprendre de liberté, de choix, de volonté 1.

Et pourtant, la question écologique, par la responsabilité collective de l’humanité à l’égard de la Nature, peut-elle éviter de prendre en compte une Nécessité ? Le dépassement de l’empreinte écologique, le réchauffement climatique, le pic du pétrole et des autres « ressources » naturelles n’imposent-ils pas un cadre de contraintes à l’action politique contemporaine ?

Ce n’est pas là la seule difficulté pour se prétendre décroissant. Pour les adorateurs de croissance, la décroissance signifie « récession » : devons-nous les suivre sur cette voie ou au contraire assumer une certaine défense de la décroissance comme « sobriété volontaire » ? Car si la croissance est la croissance de la richesse économique, comment parvenir à dire que la décroissance est bien du côté de la pauvreté ? Pire encore, l’objection de croissance n’est-elle pas un combat d’arrière-garde perdu depuis que tous les seuils de soutenabilité ont été explosés par la croissance ?

S’agit-il de seulement s’opposer à la croissance économique et à son idéologie du développement ou faut-il plus largement ouvrir le champ de la critique à toutes les dimensions du « monde de la croissance » ; et dans ce cas, à la crise sociale, économique et écologique viennent s’ajouter une crise démocratique, une crise anthropologique, une crise culturelle voire une crise « morale ».

C’est là tout l’enjeu de la distinction cruciale entre pauvreté et misère ; car la pauvreté mesurée économiquement ne signifie pas automatiquement une misère sociale et culturelle. La décroissance de la misère ne suppose pas automatiquement la stigmatisation de la pauvreté. Etre décroissant, c’est reconnaître que l’humain (économiquement) pauvre (mais riche de liens sociaux et de biens culturels) dispose d’une relative autonomie par rapport aux lois du marché 2, même s’il reste bien évidemment vulnérable aux catastrophes naturelles ; à condition que les « progrès » du développement, même « durable » – marchandisation croissante des ressources naturelles, prolétarisation et salarisation, expropriation et dévalorisation des modes de vie hérités – ne l’ait pas dépouillé de ses protections traditionnelles contre la misère – biens communs, domaines de gratuité des usages, solidarités et partages, liens sociaux. « Etranger aux réalités locales, non enchâssé dans des relations culturelles, le développement nourrit mal les pauvres tout en les rendant dépendants du marché » 3. Au Nord comme au Sud, pour les nantis comme pour les appauvris, la décroissance peut bien être définie comme un « anti-développement de la misère ».

Autre source de perplexité : la question de la transition et son inévitable antinomie. D’un côté, une sortie immédiate du capitalisme suppose le préalable d’une prise de conscience généralisée qui est précisément rendue impossible par les dispositifs dont le capitalisme a su s’entourer : industrie des loisirs, liquéfaction de toute instance critique, mise à disposition permanente des cerveaux par l’omniprésence des modèles véhiculés par la publicité, pseudo-compensation à la passivité du « spectacle de la société » par une réelle identification psychologique du spectateur à ce qu’il regarde 4. D’un autre côté, une sortie progressive du capitalisme peut-elle réellement faire espérer que l’opprimé mettra fin aux rapports d’oppression s’il ne fait que retourner les armes de l’oppression (exploitation, domination, discrimination) ? A faire ce que l’on a toujours fait, on n’obtiendra que ce que l’on a toujours obtenu : rien, si ce n’est tout changer pour que rien ne change.

C’est bien pourquoi les décroissants, s’ils veulent contribuer positivement à un rassemblement des radicalités anti-productivistes, anti-capitalistes et écologiques ne peuvent se contenter d’en appeler à une « bifurcation » qui n’est qu’une variante psychologisante et soft du « grand soir » : quand la prise de pouvoir est remplacée par la prise de conscience, alors est répétée l’illusion d’un point crucial, d’un embranchement, au-delà duquel le monde emprunterait irréversiblement les voies vers d’autres mondes possibles. Ce n’est pourtant que rétrospectivement que les « tournants de l’Histoire » se montrent aux historiens : aujourd’hui, on constate sans contestation que le seuil de la soutenabilité écologique a été dépassé autour des années 1970.

Voilà qui permet juste de clarifier la perpétuelle confusion entre « décroissance » et « objection de croissance ». La décroissance est seulement la transition d’une société de croissance à une « société d’a-croissance », celle dans laquelle l’objection de croissance sera devenue un des piliers du paradigme dominant, par lequel l’humanité retrouverait la capacité porteuse de son écosystème naturel, transition vers une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente, politiquement démocratique. A condition que cette « transition » soit « volontaire », elle est la « décroissance » 5. Mais, même volontaire et/ou « désirable », la décroissance ne se fera pas sans réticence psychologique et difficultés matérielles : aujourd’hui, la croissance se mesure à l’aide d’un indice, celui du PIB/habitant. Il est certes tout à fait souhaitable que d’autres indices (IDH, BNB, BIB…) soient mis en place pour que la richesse réelle ne soit plus confondue avec la seule accumulation capitaliste. Mais il est bien évident que ce ne sont pas ces nouveaux indicateurs qui devront mesurer une quelconque décroissance 6 ! La décroissance économique, se mesurera bien à l’aide de l’indice qui aujourd’hui est celui de la croissance : ou alors, ce n’est plus de décroissance dont il faut parler mais seulement d’alter-croissance, d’alter-développement et l’on en revient à notre première perplexité, celle qui devinait qu’il ne peut pas y avoir de critique cohérente de la croissance économique sans une critique politique de la « société de croissance ».

A condition donc que la transition soit choisie et non subie, que la misère ne soit plus confondue avec la pauvreté, que la décroissance économique ne soit pas esquivée, la décroissance peut/doit assumer des responsabilités politiques. Si la décroissance n’est que ce mot qui pointe le cœur de la transition pour sortir du capitalisme alors elle n’est pas un but ; mais seulement un dé-but, un commencement. Y a-t-il là de quoi répondre sans détour à la difficile question : comment s’y prendre ? Comment ne pas en rester à la critique permanente ? Comment prendre des responsabilités politiques, portées par les convictions dérangeantes de la décroissance ?

Sans attendre ! Beaucoup de décroissants, et ils ne sont pas les seuls, explorent les pistes des expérimentations sociales et des alternatives concrètes, et cela dans tous les domaines fondamentaux du vivre-ensemble : alimentation, logement, santé, transport, éducation, monnaie, culture. Difficile en effet de se prétendre « décroissant » sans s’investir individuellement et collectivement dans de tels projets, dans des « espériences », bien sûr avec un regard autocritique : amap, monnaie locale, coopérative, habitat groupé, habitat nomade, éducation populaire…

Ces alternatives sont nécessaires mais elles risquent fort d’être insuffisantes et de ne pas pouvoir échapper à la juste critique que Marx adressait déjà aux « socialistes utopiques » dans Le Manifeste : « Pour eux, l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société ».

Le temps n’est-il pas venu, après celui de la « décolonisation de l’imaginaire » et du « mot-obus », de proposer des « mesures de la décroissance » : de quoi décrire des conditions réalistes pour, au fur et à mesure et dans la mesure de ce qu’il est possible de Faire 7, commencer par la décroissance. Quelles pourraient être de telles mesures de la décroissance ?

– La réduction du temps de travail : une semaine de 4 jours, 3 jours puis 2 jours… « A la louche », la quantité totale de travail aujourd’hui nous assure une empreinte écologique de plus de 3 planètes alors qu’il faudrait redescendre vers 1 seule planète. Même en tenant compte de la « prospective de l’emploi par secteurs » inventoriée par Jean Gadrey 8, la réduction du temps de travail hebdomadaire par 2 ne semble pas irréaliste 9…  Pour réussir la compatibilité de cette réduction du temps de travail avec une « pleine-utilité sociale » (et non pas le « plein-emploi ») devrait être favoriser la « déproductivité », celle qui mesurerait le ralentissement des vitesses de production.

– Un revenu maximum autorisé : la première des décroissances est la réduction des inégalités. C’est la condition première, nécessaire mais insuffisante, pour rendre possibles, soutenables et surtout désirables d’autres mondes. Si l’on ne veut pas réserver la simplicité volontaire à quelques-uns, il faut que, politiquement, la décroissance sache reposer la « question sociale » et la relier sans hésiter à la « question écologique » : si productivisme et consumérisme sont les « 2 farces du capitalisme » alors la décroissance ne peut espérer faire passer le moindre appel à la sobriété, au « bien-vivre », tant que les inégalités sociales fourniront directement le contexte social et économique de situations dans lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme, l’affrontement, le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que la bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la démocratie générale, la décence…

– Une retraite unique inconditionnelle à partir de 60 ans, 55 ans… d’un montant permettant une vie décente : aller jusqu’au bout de la logique de ce que pourrait/devrait être une retraite par répartition : la retraite unique pour ne pas reproduire les inégalités des classes sociales et du salariat. Car, même en acceptant que des travaux différents puissent expliquer des écarts de salaires, on ne voit pas du tout comment pourrait être justifiée la prolongation de ces écarts, quand on passe du travail au non-travail. Une telle proposition constitue le premier pas pour une revendication en faveur d’un revenu inconditionnel d’existence (RIE), revendication qui s’articule facilement avec la précédente dans le cadre de ce que les Amis de Terre nomment « espace écologique », défini par un plancher et un plafond au-delà et en deçà desquels un mode de vie est « insoutenable ».

– La sortie la plus rapide possible des nucléaires, civil et militaire : encore plus particulièrement en France à cause de la part du nucléaire dans la production d’électricité (près de 80%) et de l’arsenal nucléaire militaire (environ 350 têtes nucléaires), la sortie des nucléaires 10 doit faire partie des premières revendications/mesures de la décroissance 11. Tant par le volet militaire que par le volet civil, le nucléaire impose à nos sociétés et à la nature le « monde du nucléaire ». Il n’est pas question de nier qu’une telle sortie serait – à elle toute seule – une véritable rupture et qu’en tant que telle elle aurait une portée « rêvolutionnaire » : mais précisément, quelle meilleure occasion pour redonner à un projet politique toute sa dimension démocratique et sociale ?

– Des régies territoriales de l’énergie, de l’eau, du logement, de la santé et du foncier pour protéger/établir les gratuités : il y a dans le « mot-chantier » qu’est la gratuité de quoi assurer un socle à une véritable et exigeante démocratie sociale. 1/ Le « coût de la gratuité » permettrait de reposer/repenser les questions des « communs » et de l’intérêt général : quelle souveraineté, quel territoire, quelle démocratie ? Quels services publics ? 2/ Seraient combattus ensemble le totem de la propriété et le tabou de la gratuité 12 : la « question sociale » se trouverait ainsi déplacée de la question de l’appropriation à celle de l’usage 13 ; 3/ La gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage borneraient l’espace écologique pour retrouver la maîtrise des usages.

Autant de chantiers de la décroissance qui ne manquent ni de responsabilité ni de conviction et qui osent enfin poser les vrais enjeux idéologiques d’une sortie du productivisme : la liberté plutôt que la dictature, la pauvreté plutôt que la misère, la transition plutôt que le grand soir.

_____________________
Les notes et références

  1. La critique contemporaine du capitalisme doit éviter de (re-)tomber dans les contradictions liberticides entre déterminisme économique et volontarisme politique.[]
  2. Majid Rahnema et Jean Robert, La puissance des pauvres, Actes Sud, 2008.[]
  3. Ibid., p. 156.[]
  4. Dans la société du spectacle, tout spectateur devient un « voyeur ».[]
  5. La décroissance est « un mot de transition qui bannit de son vocabulaire l’adverbe « toujours » », La décroissance en 10 questions, p.141, Paris, 2010.[]
  6. A moins de souhaiter aussi la décroissance du bonheur, de l’espérance de vie…[]
  7. Ces mesures, de « belles revendications », s’inscrivent dans les cercles vertueux décrits par Serge Latouche : les R de la décroissance ; http://confluences.ma-ra.org/?p=273[]
  8. Adieu à la croissance, II, chapitre 4, Paris, 2010.[]
  9. Pour qu’une telle RTT ne reproduise pas les erreurs de la gauche, penser à relire André Gorz, par exemple : la réduction de la durée du travail¸chapitre 9 de Capitalisme, Socialisme, Ecologie, Paris, 1991.[]
  10. Sortie toute relative parce que même après la fin de la production d’électricité par le nucléaire, une société dénucléarisée doit encore, pour des générations, s’occuper des pollutions et des déchets.[]
  11. Et quand on voit comment après Fukushima, le Japon a pu brutalement réduire sa consommation d’électricité, on ne peut s’empêcher de penser que la sortie des nucléaires devient une exigence réaliste.[]
  12. Paul Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, p.288, Paris, 2010.[]
  13. « Les biens communs… sont des institutions humaines. Ils sont fondés sur une propriété qui permet l’usage au lieu de l’appropriation », Geneviève Azam, Le temps du monde fini, p.175, Paris, 2010.[]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.