Qu’est-ce qui nous différencie de tous les appels à l’union du rouge et du vert ?

Viendra peut-être un jour où la réponse à cette question ira de soi mais cela ne semble pas le cas aujourd’hui et c’est pourquoi le temps de la réponse doit être précédé de questions préalables qui sont autant d’objections qu’il faut bien affronter si l’on veut qu’une réponse puisse être audible :

1- Pourquoi se différencier ?

2- Y a-t-il l’un des deux fils – pour être déjà compréhensible (et donc discutable), disons d’emblée qu’il s’agit du fil rouge du socialisme et du fil vert de l’écologie – dont nous ne voulions pas ?

3- Si nous suivons et le fil rouge et le fil vert alors est-ce de l’union dont nous ne voulons pas ?

Ce n’est qu’après avoir répondu à ces questions que nous pouvons espérer compléter la question : car si l’union du rouge et du vert est nécessaire, elle est insuffisante.

4- Y a-t-il un troisième fil ? Accessoirement, quelle en serait symboliquement la couleur ?

5- Quel est la trame, ou la toile de fond, sur laquelle nous pourrons tisser ces trois fils ?

*

1- Pourquoi voulons-nous nous différencier ? Voulons-nous nous différencier pour nous différencier ? Se différencier, est-ce juste pour ne pas faire comme les autres ? Est-ce là juste le réflexe enfantin d’une « corporation d’ego » qui se hâtent de rajouter un groupuscule à une secte, une division à une dispute ?

Chaque chose en son temps : avant de se « réunir » avec d’autres, n’est-ce pas du bon sens que de se définir ? Prendre conscience de son identité ne peut sembler inutile qu’à ceux qui croient encore à une contestation unique ; peut-être sont-ce les mêmes qui cherchent systématiquement à dévaluer toute différence en nous culpabilisant immédiatement de n’être pas la « vraie gauche ». Mais la démocratie ne repose-t-elle pas sur la séparation de la politique et de la vérité ? N’est-ce pas là notre « laïcité » à nous, nous qui ne « croyons » pas à la vérité en politique, ce qui doit nous rendre tolérant ?

– Et puis n’oublions pas que dès qu’il y a pluralité – et il n’y a politique que s’il y a une telle pluralité – construire sa différence revient exactement au même que construire son identité. Se « différencier » ou « s’identifier », quelle différence ? Aucune, sauf pour les chicaneurs.

Prendre conscience de nos différences, ce devrait donc être construire notre identité.

2- Voulons-nous nous différencier des appels à l’union du rouge et du vert parce que nous ne voudrions pas de l’une des deux couleurs ? Comment le penser quand la plupart d’entre nous sont rentrés dans le labyrinthe de la politique en suivant l’un des ces deux fils ?

– Le fil rouge : parce que dans une démocratie, l’égalité formelle des droits est insuffisante à réaliser une réelle égalité si les conditions matérielles font défaut ; c’est là toute la force de la critique socialiste contre l’idéalisme libéral, critique qui ne doit jamais manquer de rappeler que les droits réduits aux « droits-libertés » ne sont rien sans des « droits-créances » ; d’où le rôle de l’Etat, d’où la nécessité de services publics… Pour autant régler la question de la justice – définie prioritairement par l’égalité – par une « surproduction relative continuelle », (Marx, Le Capital, II), c’est écologiquement un peu court.

– Le fil vert : parce que l’homme, en tant que « vivant », vit dans la nature. La nature est la branche sur laquelle nous sommes assis et que malheureusement nos sociétés productivistes s’acharnent à scier de plus en plus vite. Cette perspective écologique est celle qui fournit à la vision altermondialiste un double point de fuite : géographiquement, en inscrivant toute analyse dans le continuum du local et du global ; historiquement, en envisageant toute action présente dans l’urgence des générations futures.

3- Voulons-nous nous différencier des appels à l’union du rouge et du vert parce que nous ne voudrions pas de l’union ?

– Nous voulons l’union parce que l’union n’est pas la fusion. La fusion, c’est la confusion. Il y a des problèmes spécifiquement écologiques ; il y a des problèmes spécifiquement économiques. Tous les problèmes écologiques ont des effets économiques ; et réciproquement. Mais pour autant, les problèmes écologiques ne deviennent pas des problèmes économiques ; et vice-versa.

– En esthétique, l’harmonie est classiquement définie comme l’unité dans la diversité. Comment traduire une semblable idée en politique ? Plutôt que l’unité, ne devrions-nous pas préférer la « convergence » ? Plutôt que la diversité, ne devrions-nous pas préférer la « pluralité » ? Du coup, l’harmonie ne peut-elle pas devenir « cohérence », c’est-à-dire « convergence dans la pluralité » ?

– Nous retrouverions ainsi la « poly-structure » proposée lors des rencontres de Nyons ; nous savons que la rencontre de Séné ne l’a pas abandonnée mais pour le moment elle est malheureusement mise « en attente ». Car dans cette « poly-structure », il y avait place pour une « plate-forme de convergence » : « une plate-forme d’élaboration de la mise en œuvre du projet politique s’appuyant sur le manifeste de La Louvesc et permettant de concrétiser une convergence entre notre mouvement politique et toutes les alternatives altermondialisme-compatibles : il s’agit d’associer à notre démarche les réseaux associatifs qui pourraient être attirés par la possibilité de voir un débouché politique à leur proposition (en les incitant à participer à nos réseaux thématiques d’élaboration), un élargissement (amplificateur) de leur réseau déjà existant, un apport financier pour monter des opérations subversives infinançables hors réseau militant… »

– Nous voulons donc d’une union du rouge et du vert au nom de la cohérence ; mais en même temps, au nom de cette même cohérence, nous pensons que la seule union du vert et du rouge est incomplète. Donnons un seul exemple, celui de la « décroissance ». Certes, l’un de ses plus habiles défenseurs­ – Paul Ariès – présente explicitement ce « concept-obus » comme celui qui peut articuler les solutions aux crises de l’urgence écologique et de l’urgence sociale : la décroissance peut « sceller une alliance du rouge et du vert » en faisant « l’union entre la question sociale et la problématique environnementale ». Certes, mais cette union ne rend pas pour autant la décroissance « désirable ». On sait trop comment une grande espérance de justice et d’égalité a été dévoyée au 20ème siècle et n’a apporté que le totalitarisme rouge. Au nom d’un déterminisme économique « en dernière instance », le pire n’a pu être évité. De même, si le concept de décroissance n’est là que pour remplacer la nécessité économique des uns par la nécessité écologique des autres, on n’aura pas beaucoup avancé ! Et surtout, on ne voit pas comment le fil vert pourrait à tout coup nous préserver des excès du fil rouge ; ni comment le fil vert pourrait à tout coup nous protéger des risques d’un éco-fascisme. Bref, ne voit-on pas que c’est bien au nom d’un autre fil, d’un troisième fil, que nous justifierons nos critiques dirigées contre une société même idéalement repeinte en rouge et vert ? 

– Pourquoi, même dans une société d’abondance et même au sein d’une nature infinie, donnerions-nous encore la préférence à une société économiquement juste et écologiquement responsable ? 

– Pourquoi un monde pourtant juste et responsable mériterait encore nos critiques et nos demandes d’un autre monde ? 

L’union du rouge et du vert est nécessaire mais elle est insuffisante.

4- Il manque donc un fil ; ou en manque-t-il plusieurs ? Mais s’il en manque plusieurs, pourquoi celui-ci et pas celui-là ? Comment arrêter la liste des fils sous peine de tomber dans un inventaire à la Prévert qui nous ferait perdre la « cohérence » des idées, qui nous ferait perdre le fil. Même s’il n’est pas un « parti », un « mouvement » se doit de définir son identité par ses idées, et par la cohérence de ces idées. Ce troisième fil semble donc devoir satisfaire une double exigence en apparence bien difficile à réaliser : d’un côté, une exigence de cohérence ; d’un autre côté, une exigence d’ouverture à l’image de ce « mouvement altermondialiste » dont toutes les présentations commencent par rappeler la pluralité, l’hétérogénéité, la multiplicité de ses composantes. Bref, ce fil doit apparaître comme plusieurs fils à la fois, tout en étant un seul fil ! Impossible ?

– De façon surprenante, sans avoir encore « nommé » ce fil, pouvons-nous déjà en proposer la couleur ; non pas une troisième couleur mais précisément l’arc-en-ciel de toutes les couleurs. Symboliquement, nous y retrouverions le rouge et le vert et ce serait donc bien cet arc-en-ciel qui définirait notre identité par rapport aux autres rouge et vert. Symboliquement, chaque couleur passant invisiblement de l’une à l’autre, cet arc-en-ciel serait bien aussi le symbole de notre volonté d’union. Symboliquement, ce troisième fil sera surtout la marque de notre respect pour toutes les diversités : bio-diversité bien évidemment, mais aussi socio-diversité d’un monde dans lequel d’autres mondes sont possibles, sans oublier la pluralité politique accordée même à ceux qui s’opposent.

– Le troisième fil – par sa pluralité et son altérité intrinsèques – peut donc être approché par plusieurs voies. Ce qui est à la fois une facilité et une source de difficulté. Une facilité car les parcours des uns et des autres peuvent converger. Une source de difficulté car le chemin de l’un n’est pas forcément le chemin de l’autre. Pire, il y a toutes les chances que chacun doive faire un effort d’ouverture et d’altérité pour reconnaître dans une autre voie d’accès que la sienne, une voie tout aussi valable et respectable ; effort pour voir ces chemins comme autant de rayons convergeant vers un même pôle d’exigence : cette exigence, qui nous permettrait de critiquer encore un monde seulement économiquement juste et écologiquement responsable, quelle peut-elle être ?

– Une première voie pourrait être celle de l’humain : l’humain n’est-il pas le modèle même d’un être toujours à la recherche d’une cohérence et d’une ouverture, d’une vie réussie qui manifeste donc une certaine unité et en même temps qui peut trouver cette unité dans la force d’une expression ou d’une construction de soi ? Or cet humain n’a-t-il pas trois facettes ? C’est un vivant, c’est un individu travaillant et s’activant au sein d’une société, c’est un homme vivant en compagnie d’autres hommes. Fil vert du vivant, fil rouge de l’associé, fil arc-en-ciel de l’homme. En tant que vivant, l’humain se doit d’être responsable au milieu de la Nature, en tant qu’individu, l’humain se doit d’être juste dans la Société, en tant qu’homme, l’humain doit se montrer digne en compagnie d’autres hommes. La voie de l’humain peut donc bien nous mettre sur la piste de trois « valeurs » : responsabilité, justice et dignité. Vert, rouge, arc-en-ciel.

– Une deuxième voie pourrait être celle de la société. Disons tout de suite que ne peuvent être surpris de la convergence avec la voie précédente que ceux qui croient que « société » et « individu » s’opposent : « Toute société humaine se compose d’individus isolés et tout individu humain n’est véritablement humain qu’à par­tir du moment où il apprend à agir, à parler et à exercer sa sensibilité dans la société des autres. La société sans indivi­dus et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas », écrit avec la simplicité du bon sens le sociologue Norbert Elias (La société des individus, p.117).

– Ceci étant dit, cette voie « par la société » est d’une grande fécondité car c’est celle déjà empruntée par les sociologues-philosophes de la Théorie critique : Adorno, Horkheimer, Marcuse, Habermas et aujourd’hui Honneth (citons particulièrement la revue Variations, puisque son accès est libre : http://lasmala.lesite.free.fr/variations/index.html). Evoquons quelques apports de Honneth. (a) La société y est étudiée comme ce champ à l’intérieur duquel s’opère des relations de « reconnaissance » où les individus et les groupes construisent leur personnalité à travers les trois grands domaines de l’existence : en nous reconnaissant dignes d’amour et d’affection, les proches nous donnent confiance en nous ; en nous reconnaissant des droits, la loi et la Nation nous donnent le respect de nous ; en faisant reconnaître nos mérites et nos compétences au travail ou dans les loisirs, nous nous attirons l’estime des autres et de soi et nous nous « réalisons ». (b) La « philosophie sociale » explicitement revendiquée par Honneth lui permet alors d’apporter une critique tout à fait originale à nos sociétés « post-modernes » : ce sont des « sociétés du mépris ». Non seulement la plupart des humains ne reçoivent que mépris ou invisibilité au lieu de reconnaissance (et deviennent des « individus superflus » ­– P.Bourdieu, La Misère du monde) mais même l’idéal d’une réalisation de soi semble aujourd’hui produire plus de souffrances que d’épanouissement, donnant ainsi naissance à de nouvelles pathologies paradoxales de l’individuation : vide intérieur, sentiment d’inutilité, désarroi (A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi). Il faut lire La société du mépris d’Axel Honneth ! (c) Mais comment Honneth peut-il justifier qu’il existe des pathologies du social dont chacun peut constater que ni le fil vert ni le fil rouge ne peuvent rendre compte ? Qu’est-ce qu’une vie sociale normale pour Honneth ? Une vie dans une société qui assurent à chacun la possibilité d’une « vie réussie », d’une « vie bonne », dont le critère de réussite est donc la réalisation de soi, la construction de soi. Chacun peut s’apercevoir qu’une telle exigence ne relève pas intrinsèquement d’une société juste et écologiquement responsable : même dans un monde rouge et vert, quand bien même évidemment la justice sociale et la responsabilité écologique en sont les conditions nécessaires (mais insuffisantes), la reconnaissance n’est pas garantie.

– Et Axel Honneth insiste fortement sur l’irréductibilité de ce que nous appelons le fil arc-en-ciel avec ce que nous appelons le fil rouge : se référant à Hegel, Marx et Weber, il rappelle que « ces auteurs ont insisté sur le fait qu’une société peut aussi échouer dans un sens plus global, à savoir dans sa capacité à assurer à ses membres les conditions d’une vie réussie. Je décris comme pathologies sociales les déficiences sociales au sein d’une société qui ne découlent d’une violation des principes de justice communément acceptés mais des atteintes aux conditions sociales de l’autoréalisation individuelle ». Le fil arc-en-ciel n’est le fil rouge.

– Une troisième voie pourrait être celle empruntée par les recherches de Chantal Mouffe sur ce qu’elle appelle une « démocratie plurielle » ; le plus simple est de la citer : « La référence au socialisme, si elle continue à être nécessaire, n’est pourtant plus suffisante pour rendre compte de la diversité des luttes démocratiques qui existent aujourd’hui dans les sociétés occidentales. L’émergence de nouvelles luttes contre le sexisme, le racisme ainsi que contre les multiples autres formes de subordination, exige d’élargir le champ de la lutte pour l’égalité. D’autre part, l’expérience désastreuse du socialisme de type soviétique a fait prendre conscience du besoin d’articuler la lutte pour l’égalité avec le combat pour la liberté. D’ailleurs un trait distinctif d’un grand nombre de ce qu’on désigne comme nouveaux mouvements sociaux a consisté à mettre en avant des objectifs que l’on pourrait qualifier de libertaires », écrit-elle dans l’introduction du Politique et ses enjeux. Le troisième fil apparaît ici comme ayant à voir avec la liberté. Nul n’ignore que le drapeau arc-en-ciel est devenu depuis une trentaine d’année le symbole des luttes gay et lesbiennes. D’où pour elle « le problème politique fondamental : comment s’organiser dans la reconnaissance de nos différences afin de mettre en place une chaîne d’équivalences entre les différentes luttes ? », problème qu’elle désigne explicitement comme celui de la politisation du mouvement altermondialiste.

– Il ne faut pas alors se cacher que vient de se poser la question du libéralisme. Terme tabou d’abord en raison de la victoire de « l’offensive du néo-conservatisme contre la démocratie » (pour reprendre le titre d’un autre article de Chantal Mouffe). Question taboue pour presque toute la gauche française qui marque là juste son ignorance qu’historiquement libéralisme et socialisme sont philosophiquement deux doctrines sœurs et qui, du coup, croit pouvoir faire l’économie d’un véritable travail d’explication avec le libéralisme. L’antilibéralisme paresseux de la gauche de la gauche n’est-il pas l’une des causes des échecs de toutes les tentatives d’appel à l’unité ? Au fond, qui osera penser et dire que là réside l’impasse théorique des cual ? Mais soyons juste et lisons par exemple l’éditorial de Cerise, le nouveau journal des « communistes unitaires » ; après le traditionnel couplet sur la fausse gauche vraiment social-libérale, vient l’indication d’un problème trop rarement avoué pour ne pas être attentif à sa lecture : « Reste que le maire de Paris met le doigt là où ça fait un peu mal du côté de la gauche politique alternative : nous avons été jusqu’à présent peu capables d’élaborer un discours sur les libertés individuelles et collectives ; nous sommes trop peu sûrs de nous lorsque nous parlons démocratie ; nous sommes un peu vagues quand nous parlons d’émancipation ou d’appropriation des savoirs et des pouvoirs par le plus grand nombre. » Dont acte. Au travail !

– Une quatrième voie plus théorique consiste à prendre conscience que le face-à-face du libéralisme et du socialisme dans leurs excès – ultra-socialisme marxiste et ultra-libéralisme – repose en réalité sur un paradoxal paradigme commun dont les têtes de chapitre sont : fin de l’histoire, productivisme, valeur-travail, dépolitisation, utilitarisme, « gadoue » ou « mirage » de la question de la justice, réduction de toute rationalité à la rationalité instrumentale, etc. Or, en laissant de côté la question de savoir si le marxisme est la vérité de tout socialisme comme l’ultra-libéralisme économique serait la vérité de tout libéralisme, nous pensons que ce face-à-face ne peut être rompu que par l’exigence écologique de responsabilité vis à vis de la nature ; d’où un nouveau « paradigme » : retour d’une « sensibilité à l’histoire » (générations futures et anticipation de la « catastrophe »), anti-productivisme, réévaluation de la place du travail dans une vie sensée, repolitisation par les alternatives et les engagements citoyens, anti-utilitarisme, retour de la question du partage, intérêt pour l’émancipation, etc. Cette fois-ci, remarquons que c’est le fil vert qui vient briser un stérile face à face entre le fil socialiste et le fil libéral du « personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (c’est-à-dire à la manière dont il conçoit le bien-être des autres hommes) ; par contre, chacun peut chercher son bonheur de la manière qui lui paraît bonne, à condition de ne pas porter préjudice à la liberté qu’a autrui de poursuivre un but semblable… » (E. Kant).

– Cette quatrième voie, théorique, gagnerait énormément à s’enrichir des critiques que, dès ses débuts, le socialisme marxiste a encouru de la part des autres socialismes. Dans cette veine, on peut même relire les Manuscrits de 1844, en particulier le passage sur le travail aliéné : « l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi ». Se souvenir aussi des critiques que les socialistes-libéraux italiens et allemands adressaient très tôt en ce début de 20ème siècle aux marxistes-léninistes : que de discussions fécondes à reprendre sur le revenu, l’héritage, etc.

– Mais alors ce troisième fil est-il un fil libéral ? Non seulement, il faut sans ambiguïté admettre que le terme de « libéralisme » est trop usé, trop volé par les néo-conservateurs ultra-libéraux, mais il ne vaut même pas la peine d’essayer d’en retrouver un usage acceptable. Non pas parce qu’il serait illusoire de croire que la « gauche digne » – pour éviter l’intégrisme de la « vraie gauche », contentons-nous d’opposer la « gauche digne d’être de gauche » à la « gauche indigne » – pourrait récupérer le libéralisme culturel et le libéralisme politique à condition d’abandonner le libéralisme économique à la « vraie droite » et à la « fausse gauche » (L’empire du moindre Mal de J.-C. Michéa en apporte une forte démonstration) mais parce l’hypothèse économique la plus fondamentale du libéralisme – la définition de l’individu par la propriété de soi – doit être fortement contestée. Même si cette définition pourrait être si facilement réfutée par la simple lecture des textes de Locke et de Hume.

Le troisième fil est donc tressé de nombreux brins : brin de la dignité, brin de la reconnaissance, brin de la « vie bonne », brin de l’individualité non individualiste, brin de l’émancipation, de la liberté, de la créativité, du désir. Autant de brins que de teintes dans l’arc-en-ciel de l’humain.

Pourquoi alors ne pas présenter symboliquement le mouvement altermondialiste comme un tissu à trois fils, rouge, vert et arc-en-ciel ?

5- Quel serait la trame d’un tel tissu à trois fils ? Car le Mai se veut un mouvement politique altermondialiste.

– Pourquoi le troisième fil n’est-il pas le fil de la démocratie ? En quoi la démocratie est-elle symboliquement plutôt la trame que le fil ? Car après tout, la crise sociale, la crise écologique et la crise anthropologique débouchent aussi sur une crise démocratique ? Montrons que pour chacun des trois fils, la démocratie vient comme installer des garde-fous, des limites, de la « mesure ».

– Est-il utile de rappeler une énième fois le déficit démocratique de la seule tentative à grande échelle de réalisation du socialisme ?

– Faut-il vraiment accorder plus d’importance qu’il n’en faut à ceux qui n’ont pas toujours du fil vert une lecture démocratique ? Certes l’éco-intégrisme est une menace mais tant que la simplicité restera volontaire, elle demeurera émancipatoire et conviviale. Tant que la décroissance s’obligera à rester équitable et désirable, elle échappera à toute tentative de mainmise sectaire.

– Quelques précisions s’impose toutefois pour la relation entre fil arc-en-ciel et démocratie. La politisation de l’humain est gros de dangers anti-démocratiques. Car l’une des définitions du totalitarisme est précisément de conditionner la réussite du changement de société au changement des hommes : nous ne voulons pas d’autres mondes à condition d’un autre homme. C’est toute la difficulté de ce troisième fil de l’humain en politique : ne tomber ni dans la démesure de vouloir fabriquer un homme nouveau ni dans l’excès inverse de la résignation selon lequel l’homme – défini une fois pour toutes théologiquement par l’Homme – ne pourrait jamais changer. Le temps de la démocratie est précisément celui de cette « patience » : ni le temps précipité qui affirmerait qu’il faut au préalable changer l’homme avant d’espérer réussir à changer la société – ni le temps aboli qui affirmerait qu’aucune condition sociale alternative ne réussirait « à la longue » à faire changer les hommes. Le projet démocratique d’une société juste, vivante et saine se nourrit des constats que notre société est actuellement injuste économiquement, suicidaire écologiquement et socialement pathologique : elle est humainement indigne et justifie du coup notre indignation politique. Pour autant, acceptons les hommes tels qu’ils sont et non pas tels que nous voudrions qu’ils soient. Refusons de fabriquer l’humain, osons simplement l’humain.

– Enfin, dernière objection possible : pourquoi proposer une trame « démocratique » et non pas simplement une trame « politique », sans préciser qu’elle serait démocratique ? Pour une raison simple que J. Rancière formule avec concision : la démocratie est le principe même de la politique, « le principe qui instaure la politique en fondant le « bon gouvernement » sur sa propre absence de fondement » (La haine de la démocratie, p.44). D’où sa définition paradoxale de la démocratie : un gouvernement « anarchique », fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner. Car en démocratie, il s’agit bien de n’accorder aucune place privilégiée ni aux « compétents », ni aux « incompétents », ni aux « homme habiles à prendre le pouvoir par la brigue ».

Soyons clairs, ce qui nous différencie de tous les appels à l’union du rouge et du vert ne peut absolument pas justifier la moindre réticence aux démarches unitaires qui fleurissent depuis ce printemps. Forts de notre identité idéologique, nous pouvons espérer contribuer à favoriser tous les espoirs, tous les projets de rassemblement : d’abord en apportant nos différences dans le pot commun des actions.

Notre identité altermondialiste ainsi affirmée, osons construire nos différences et les réaliser.

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