INTERVIEW GRAND ANGLE
MICHEL LEPESANT, UN APÔTRE D’UNE DÉCROISSANCE ÉPICURIENNE
Michel Lepesant qui se définit comme un « décroissant chercheur » était l’invité, quelque peu inattendu, le 30 mars dernier, aux 8èmes rencontres des Vignerons Engagés pour le développement durable. Développement durable qui, selon Michel Lepesant, est au carrefour de son avenir et va devoir choisir entre croissance verte et décroissance.
Bien que souvent perçue comme un intégrisme écologique synonyme d’austérité, la décroissance ne serait qu’une quête de sens, du sens de la vie. « Or, qu’est-ce que le vin si ce n’est profiter de la vie dans une sobriété conviviale. La décroissance serait donc la trajectoire à suivre pour revenir sous les plafonds des limites planétaires en vue d’une vie pleinement sociale et humaine ».
Par Claudine Galbrun, Revue française d’œnologie n°319 octobre / novembre / décembre 2023
R.F.O. : Nombre d’entreprises du secteur vitivinicole, à l’image des Vignerons Engagés, mettent en valeur leur engagement en faveur du développement durable. N’est-ce pas la voie à emprunter pour répondre aux défis environnementaux ?
M. L. : Certes, c’est une voie méritante mais le développement durable est aujourd’hui à un carrefour, avec deux possibilités : opter pour la croissance verte ou la décroissance. Or, la première n’a pas d’avenir et la seconde, pas (encore) de présent. La décroissance est donc l’avenir du développement durable et ce dernier, le présent de la première.
Mais pourquoi rejeter toute idée de croissance, a fortiori, si elle est verte ?
La croissance, c’est avant tout une croissance économique qui repose sur une promesse : résoudre le problème de la répartition de la richesse produite non par des politiques d’allocation mais par la seule croissance. Autrement dit : plutôt que de mieux partager le gâteau, il suffit d’en faire croître la taille. Force est de constater que cette promesse n’est pas tenue. La croissance a, de plus, colonisé nos imaginaires, exerçant son emprise sur nos vies au quotidien en véhiculant des valeurs qui sont celles du toujours plus, de la vitesse et de l’innovation, entraînant une dégradation des relations sociales et une montée des inégalités. Et puis, tout gain de croissance se traduit inévitablement par une augmentation de l’empreinte écologique. Or, nous avons d’ores et déjà dépassé les seuils de soutenabilité écologique. Quant à la croissance verte, c’est un oxymore. Lequel de ces deux termes faudra-t-il sacrifier pour la mettre en œuvre ? Celui de l’impératif de la croissance économique ou celui nous enjoignant de revenir sous les plafonds des limites planétaires ? La croissance verte est donc, au mieux, une impasse, voire un précipice. Il ne reste donc qu’une seule voie possible : la décroissance.
Sauf que le mot décroissance, souvent, effraie. Comment le rendre, sinon aimable, du moins acceptable ?
L’idée que je défends est que la décroissance doit être perçue comme une trajectoire pour sortir de cette société de croissance. Ce n’est en aucun cas l’austérité. Parler de décroissance implique une décroissance économique mais pas que. Il y a aussi quelque chose d’existentiel ou d’anthropologique que l’on peut résumer ainsi : quel est le sens de notre vie ? Les Vignerons Engagés sont dans cette quête de sens. Ceux-ci défendent le fait d’avoir, non pas un emploi, mais un métier et la culture qui y est associée. La décroissance, dans son corpus idéologique, essaie de donner une direction. Autrement dit : faire des actions qui ont du sens. Sachant que le mot sens est pris dans ces deux acceptions : la direction et la signification. La décroissance, parce qu’elle donne du sens, correspond aux attentes des personnes qui ont un métier. Or, produire du vin est un métier. Les vignerons pourraient être l’avant-garde éclairée dans un monde décroissant.
Mais quel pourrait être le modèle économique d’une filière viticole engagée dans la voie de la décroissance ?
Il n’y a pas de mode d’emploi. Mais on peut commencer par faire un état ou plutôt un dégât des lieux et constater que le modèle actuel ne peut continuer. Je pense qu’une première solution serait de diminuer la taille des exploitations, de revenir à des propriétés à taille humaine pour retrouver du sens à son métier. Les Vignerons Engagés mettent déjà en œuvre des modes de production plus respectueux de l’environnement poussant même la réflexion jusqu’à l’écoconception de leurs emballages et aux moyens de transport utilisés. Ils ne se définissent pas comme des décroissants. Et pourtant, ils appliquent, d’ores et déjà, des mesures de bon sens. Ce qui pourrait aussi être un premier pas important serait de doubler sa comptabilité par un modèle comptable alternatif comme celui promu par CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology). Ainsi, une entreprise ne peut calculer son profit qu’après avoir estimé le « remboursement » de sa dette écologique. Voilà encore quelque chose qui a du sens. Et cette question du sens est la plus concrète qu’on puisse imaginer. Dans cette période où les contraintes économiques sont terribles, la décroissance est, en fait, une parole d’espoir.
Dans un monde décroissant, faudra-t-il boire local sachant, qu’aujourd’hui, la filière viticole française tire nombre de ses profits de ses bons résultats à l’exportation ?
L’exportation de vins n’est pas forcément une mauvaise chose mais ne peut être une finalité. Ce qui pose encore une fois la question de la taille des exploitations et de la conservation du sens du métier. Il faut retrouver le local pour avoir une consommation qui ne soit pas coupée des territoires. Quelle est la région viticole qui n’a pas sa route des vins ? Cela a tout de même un autre sens que d’emprunter les allées d’un supermarché dans lesquelles le riesling côtoiera le gros plant. Comme de déguster un vin dans une cave, chez le vigneron et d’engager une relation avec ce dernier avec lequel on va passer une heure de sa vie. C’est ça, le vin !
Boira-t-on moins de vin dans un monde décroissant ?
J’ai toujours pensé que la décroissance devait être épicurienne, de façon mesurée, qu’elle soit une source de réjouissance. Le vin est souvent associé à l’ivresse et la décroissance à la sobriété. Ce n’est pas contradictoire. Qu’est-ce que le vin si ce n’est profiter de la vie dans une pratique de sobriété conviviale ? Donc, la décroissance ne se fera pas sans vin.