Jusqu’à quel point peut-on espérer que la décroissance ne soit pas seulement une politique en opposition à la croissance et son monde mais la politique qui va prendre en charge la rupture radicale avec la façon moderne de faire de la politique ?
Quelle est cette façon de faire ? Celle de rentrer dans une compétition à la poursuite du pouvoir – que ce soit de façon majoritaire ou minoritaire importe peu – à condition de ne jamais remettre en question le dogme fondamental du régime de croissance : celui de la « neutralité institutionnelle ».
- Dans le régime de croissance, les institutions ne se mêlent jamais de la question de savoir ce qu’est une vie sensée, parce que la vie en société doit être considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les différents acteurs. A chacun sa portion individuelle de vie ! La seule fonction de la politique est de préserver la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation (par le Droit et le Marché).
- La croissance n’est rien d’autre que la traduction du principe moderne de neutralité : sa « justice » consiste dans son indifférence procédurale pour toute conception normative de la vie bonne. Son seul objectif est juste celui d’augmenter les chances matérielles de chacun de choisir et de mettre en œuvre ses propres objectifs individuels.
Une politique décroissante – en faveur de l’émancipation – pour renverser le régime de croissance doit donc renverser ce dogme de la neutralité. Ce qui veut dire qu’une politique ne doit pas seulement se juger à l’aune d’une théorie de la justice mais aussi à l’aune de ce que devrait être une théorie politique du sens.
- En régime de croissance où il faut « croître pour croître », la signification de la vie est à la dérive de la croissance comme boussole pour donner la direction. C’est ce qu’il faut renverser pour envisager une politique où c’est l’exigence de sens-signification qui déterminera le sens-direction.
- En régime de décroissance, la politique devra retrouver l’ambition de juger que certaines conduites sont « aliénées », que certains désirs sont « faux », que certaines techniques sont sociocidaires…
- En régime de décroissance, le commun ne consistera pas à agglutiner des monades individuelles mais sera d’abord l’objet d’une attention commune de préservation et de conservation pour ce qui précède et rend possible l’expression des individualités : la vie sociale. Autrement dit, une théorie politique du sens est une politique du commun, du sens commun, de la common decency…
- En régime de décroissance, il nous faudra protéger la nature non pas parce qu’elle nous en donnerait l’ordre – que ce soit comme une marâtre ou comme une terre-mère – mais pour des « valeurs » qui devront assumer d’être des choix humanistes pour l’autonomie (non pas comme indépendance mais) comme auto-limitation.
C’est en particulier sur ce dernier point que le livre de Giorgos Kallis est d’une importance pour toute théorie politique du sens. A lire absolument.