Il y a une expression d’Aristote que je trouve tellement profonde : « Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c’est d’une vie point trop accablée de peine » (Les politiques, 1278 b 27).
« Une part de bonheur ». Première interprétation : il y a dans chaque vie plusieurs parts et l’une d’entre elles est une part de bonheur. Deuxième interprétation : le bonheur que chacun peut ressentir est une part d’un bonheur plus large. Bonheur qui serait à la fois commun et préalable. Le bonheur individuel serait une part du grand gâteau du bonheur commun.
Je préfère la deuxième interprétation. Une part de bonheur parce que chacun ap-part-ient à une commun-auté plus vaste à laquelle il peut part-iciper.
Le bonheur serait ainsi une affaire de partage. Mais là aussi, attention à ne pas confondre deux interprétations de ce que c’est que « partager ». Dans un premier sens, partager, c’est donner à un autre individu une partie de ma propriété ; cet « autre » n’est pas propriétaire de ce que je partage et il peut me remercier de ma générosité. Mais dans un autre sens – et, encore une fois, c’est celui que je préfère – partager, c’est rendre à celui qui en est privé une part d’un Commun que je m’étais appropriée et dont j’avais exproprié l’autre : dans ce cas, au moment du partage, c’est à celui qui donne de remercier. La première interprétation est individualiste et propriétariste ; la deuxième est communiste. Dans le premier cas, je donne une partie de ma propriété, dans le deuxième cas, je rends sa part à un copropriétaire.
Le bonheur comme Commun dont chacun est le copropriétaire indivis. Pour le « bonheur des Modernes », on dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres (Voltaire). Pour le « bonheur des Anciens », le bonheur des autres fait le bonheur des uns.