Contribution au numéro 8 des Z’IndignéEs, d’octobre 2013.
Et si la « décroissance » cessait de n’être qu’un slogan ou un mot pour ambitionner de s’imposer dans toutes les discussions politiques, par des propositions à la fois enthousiasmantes et pragmatiques. Non pas pour se contenter de dire « objection », « adieu » ou « halte » à la croissance mais bien pour demander comment « dé-croître » : comment passer démocratiquement du monde de la croissance à d’autreS mondeS possibleS, ceux de l’a-croissance ?
Ne cachons pas qu’une telle « hégémonie culturelle » devrait d’emblée affronter deux variantes de l’à-quoi-bon-isme. Pour les « sécessionnistes », à quoi bon partir du monde tel qu’il existe pour penser les transitions et les transformations sociales et écologiques puisque, à ne refaire que ce qui a déjà été fait, on n’obtiendra que ce que l’on a toujours obtenu : rien. Pour les partisans de la capitulation, à quoi bon rêver d’autreS avenirS puisque les catastrophes, démographique, nucléaire, climatique rendent tous les projets vains ? La nécessité fera loi et le royaume de la liberté n’est qu’une chimère.
Dans les deux cas, le refus de « faire et penser la transition » se réduit au rejet de « la » politique. C’est, à la fois, contre le productivisme « et son monde » et contre ces à-quoi-bon-istes que nous proposons deS politiqueS de la décroissance.
Ecrivons tout cela autrement : je n’ai pas découvert la « décroissance » en lisant des livres ou en écrivant sur des listes internet. Engagé dans des expérimentations minoritaires, amap, coopérative de producteurs-consommateurs, monnaie locale complémentaire, j’ai très vite osé prendre conscience que, malgré toute la révérence que je portais au socialisme utopique, l’essaimage de nos alternatives concrètes n’était qu’une fable. Mais, chut, surtout faire attention à ne désespérer ni les colibris, ni Notre-Dame des Landes…
Et pourtant je sais que dans une époque obscure[1], il faut sans illusion et sans attendre passer par les alternatives concrètes à taille humaine. Il n’est plus temps pour jouer les prophètes (de bonheur comme de malheur), il n’est plus temps de s’en remettre aux lendemains des victoires électorales ou insurrectionnelles (victoires qui ne viennent jamais ; car, une victoire, faute d’hégémonie culturelle, n’est en réalité qu’un soin palliatif).
Une « alternative concrète », c’est d’abord une « expérimentation minoritaire » qui porte sur les besoins humains essentiels, y compris ceux de « haute nécessité » : alimentation, logement, santé, éducation, culture, toutes ces interdépendances qui conditionnent une autonomie généralisée de la vie… Mais, ces expérimentations, qui sont nécessaires, sont insuffisantes et c’est pourquoi elles doivent s’articuler avec un « travail idéologique de projet » et avec des « visibilités » : leS politiqueS de la décroissance. Le « terrain » à lui seul est insuffisant.
- Nous n’avons pas seulement besoin de vivre autrement, nous avons aussi besoin de penser autrement et d’agir autrement.
- Chacun de ces trois « pieds » (même pratiqué de façon ascendante), s’il se croit suffisant, devient « abstrait ». Explicitement, cela signifie que la cohérence d’un projet idéologique (le « nouveau paradigme ») est peine perdue si elle ne se nourrit pas de la pratique des expérimentations sociales et des dissensus propres aux débats politiques. Cela signifie qu’il est bien inutile de battre les estrades électorales si les revendications ne sont articulées ni à des pratiques déjà réelles et désirables ni à la cohérence d’un projet radical de transition.
Nous avons besoin d’un projet radical de transition
Les décroissants ont donc besoin que des chercheurs théorisent nos pratiques tout autant que les praticiens se mettent à théoriser leurs pratiques. Nous avons besoin d’une radicalité idéologique : non pas celle de la posture intransigeante mais celle de la cohérence (systémique). Une telle radicalité-cohérence recoupe les trois significations de la « racine » : bien sûr la profondeur, dans la verticalité du creusement mais aussi dans l’horizontalité du rhizome ; la solidité et la consolidation de l’enracinement ; et enfin la continuité des racines héritées qu’il faut conserver et protéger. Une telle cohérence entraîne les décroissants à ne pas seulement critiquer le capitalisme mais aussi à critiquer les critiques du capitalisme. Nous avons besoin :
- De remplacer la vision linéaire d’un sens de l’Histoire (la ligne droite du progrès ou sa variante prophétique de la « bifurcation ») par la figure du buisson dont les embranchements eSpérimentent déjà d’autres mondeS possibleS.
- De fonder notre sentiment d’exister plutôt sur une heuristique de la joie que sur celle de la peur. La crise, les crises, sont certainement des causes de la critique mais ce ne sont pas des raisons. Nous ne faisons pas des expérimentations parce que nous sommes dans la crise, parce que ça va mal : nous le faisons parce que cela nous fait du bien, dans la joie.
- Nous avons besoin de commencer sans espoir ni désespoir. « Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus », écrivait Albert Camus. C’est pourquoi les décroissants doivent, avant même de songer à détruire le capitalisme, refuser immédiatement de continuer à le fabriquer (John Holloway, Crack Capitalism, Libertalia, 2012).
Nous avons besoin que des décroissants portent de « belles revendications »
Stratégiquement, nous avons besoin de sortir de l’illusion de la prise préalable du pouvoir. Ce qui n’interdit pas la visibilité politique : mais sans ignorer la pente du visible en spectaculaire. Nous n’avons donc pas besoin que des décroissants aillent aux élections en disant : « Votez pour nous et voilà les promesses que nous vous promettons de tenir ». Nous avons besoin que des décroissants disent : « Voilà les autreS mondeS possibleS que nous sommes en train d’expérimenter et si vous votez pour nous, vous renforcerez notre droit à l’expérience minoritaire ». Bien entendu, ces éventuels élus seraient désignés à partir d’un engagement de mandature dont ils devraient rendre compte devant leurs mandants, avec le non-cumul impératif, y compris dans le temps, et un revenu limité au revenu moyen local.
Politiquement, nous avons besoin de « belles revendications » ; par exemple :
- Briser la triade infernale de la publicité, du crédit et de l’obsolescence programmée[2]. Pour cela les décroissants pourraient revendiquer, pour tous les appareils et machines, une garantie PMO de 15 ans.
- Pour casser les chaînes qui lient le travail et le revenu, nous avons besoin d’une transition pragmatique vers une société ré-encastrée dans un « espace écologique des revenus »[3] (pas de plancher d’un revenu inconditionnel sans le plafond d’un revenu maximum acceptable). C’est pour cela que nous revendiquons sans attendre une retraite d’un montant égal et décent pour touTEs dès soixante ans.
- Nous avons besoin d’inventer une Démocratie première : comment repenser l’intérêt général en faisant droit à la question des communs et de la gratuité, mais sans revenir à la solution étatique ? Nous avons besoin d’une Démocratie maintenant : proportionnelle, parité intégrale, pluralisme des modes de désignation (tirage au sort, délégation, mandat impératif) et de décision (référendum, preferendum, conférence de citoyens…), mandats courts…
C’est dans ces conditions que nous pouvons joyeusement expérimenter
Nous ne vivons pas plus pour manger que pour échanger. Mais pour vivre nous devons régulièrement manger et échanger. C’est pourquoi ni les amaps ni les monnaies locales ne sont des buts en soi qui ne pourraient trouver sens que dans leurs seules mises en pratique. Si c’était le cas alors l’essaimage ne serait pas une fable et les coupons de monnaie locale pourraient remplacer le bulletin de vote !
Les expérimentations minoritaires ne se suffisent donc pas à elles-mêmes : ce qui signifie qu’elles doivent cesser de se faire passer pour ces autres façons de faire de la politique dont raffolent ces militants tristes qui, après avoir consommé de l’idéologie et n’être allés aux élections que dans l’espoir de prendre le pouvoir, ne pratiquent maintenant les alternatives que pour tenter de trouver un pansement à ce qui leur reste d’engagement désabusé. Et c’est ainsi que, par abstraction (ou par pureté, ou par oubli d’articuler leS politiqueS de la décroissance), ils en viennent à empêcher les expérimentations sociales de s’appuyer sur d’autres façons de faire de la politique et d’avoir l’ambition de penser une cohérence idéologique.
Cette articulation concrète des trois pieds – alternatives, visibilités, projet – n’est jamais aisée. Car une mauvaise habitude revient souvent lors du boitillement d’un des pieds de vouloir y échapper en allant simplement chercher un « complément » dans un seul des deux autres pieds, en sacrifiant le troisième. Et c’est ainsi qu’une expérimentation qui bafouille croit se sauver en se laissant récupérer par une institution territoriale (par un soutien qui peut certes être « utile » tant techniquement que financièrement) mais en repoussant aux calendes grecques l’effort de ré-appropriation citoyenne de la compréhension. Et c’est ainsi que tel parti politique croit pouvoir augmenter le nombre de ses adhérents en y intégrant les « créatifs culturels » et autres « consom’acteurs » mais sans faire aucun effort de critique radicale de ses propres présupposés productivistes.
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Toutes ces prises de consciences – qui renvoient psychologiquement dos à dos tant l’espoir que le désespoir, comme politiquement il faut sortir du face à face entre réforme et révolution – peuvent favoriser l’augmentation objective de la puissance d’agir et de comprendre dans chaque situation ; c’est cette augmentation que Spinoza nommait la « joie ».
A l’ère de l’anthropocène, cette triste époque de la révolution technologique permanente, il y a donc encore quelques « bonnes raisons » de s’engager « par le bas » dans des expériences d’accoutumance à la décroissance et de pauvreté volontaire. Et l’une de ces bonnes raisons est précisément la joie qui les accompagne, les récompense et les suscite.