Revenir à la société : la question du revenu inconditionel

ATTAC_ROUGEPour une conception ATTACquante et non pas défensive de la protection sociale : acquérir de nouveaux avantages en faveur de la société.

Publié dans la nouvelle Revue éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac, Les Possibles, n° 01 Automne 2013, par Baptiste Mylondo et Michel Lepesant

Il peut sembler incongru de traiter du revenu inconditionnel dans un dossier sur la protection sociale : cette mesure aux multiples noms et variantes est souvent critiquée à gauche par ceux qui craignent qu’elle ne remette en cause notre système français de protection sociale. En effet, dans une optique libérale, il s’agirait bien de supprimer l’essentiel des prestations sociales avec, pour solde de tout compte, le versement d’un revenu minimum, le plus souvent d’un montant indécent. Un tel revenu minimum impliquerait alors une régression sociale, qui se traduirait notamment par une baisse des prestations mais surtout par la disparition de certains dispositifs assurantiels comme l’assurance chômage ou même l’assurance maladie (comme le redoute par exemple Michel Husson [1]).

Solder la protection sociale, il n’en sera évidemment pas question ici. Le revenu inconditionnel implique bien une réforme du système de protection sociale. Il suppose bien le remplacement de certaines prestations, mais pas n’importe lesquelles, et pas n’importe comment. Dans la version de gauche que nous défendons, seules les prestations auxquelles le revenu inconditionnel se substituerait parfaitement et avantageusement pourraient être supprimées. Parfaitement, cela signifie que l’objet des prestations supprimées doit être identique à celui du revenu inconditionnel : la protection contre la pauvreté. Pour apaiser les craintes de Michel Husson ou d’autres, le revenu inconditionnel ne saurait donc se substituer à l’assurance maladie. Avantageusement, cela veut dire que le montant du revenu inconditionnel doit être supérieur à celui des prestations supprimées, de telle sorte qu’aucun bénéficiaire de minima sociaux ne soit perdant. Cette position est commune à toutes les versions de gauche du revenu inconditionnel, qui ont la particularité d’être défendues par des militants attachés au système de protection sociale, si attachés qu’ils souhaitent l’améliorer et plus encore, la repenser.

1. Réformer la protection sociale : pour une couverture sociale inconditionnelle

La pauvreté monétaire touche aujourd’hui 8 à 15 % de la population, suivant le seuil de pauvreté choisi (50 ou 60 % du revenu médian), soit 5 à 9 millions de personnes ! Des statistiques indignes d’un pays aussi riche que le nôtre, et que notre système de protection sociale ne parvient pas à faire reculer. Au cours des dix dernières années, le taux de pauvreté a même sensiblement augmenté.

Les failles de la couverture sociale contre la pauvreté (les minima sociaux, qui sont le dernier filet de sécurité) sont bien connues. Elles sont principalement de trois ordres :

  • L’existence d’une exclusion de droit Certaines catégories de personnes en situation de pauvreté sont oubliées des dispositifs de protection sociale. Les prestations ciblées, soumises à certaines conditions d’attribution, entraînent en effet une exclusion de droit, écartant certains individus ou foyers des bénéficiaires potentiels. Ainsi, les étrangers, les jeunes adultes de moins de 25 ans (hors RSA jeunes dont l’accès est si conditionné qu’on ne compte à ce jour guère plus de 10 000 bénéficiaires), ou encore les chômeurs en fin de droits vivant en concubinage avec un travailleur, ne peuvent bénéficier du RSA-socle (ou sous certaines conditions très restrictives).
  • L’existence d’une exclusion de fait

Il est possible de répondre aux conditions d’attribution des minima sociaux sans pour autant en bénéficier. De fait, un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA-socle n’en bénéficient pas, et ce taux de non-recours grimpe à 66 % pour le RSA activité ! Ce non-recours peut s’expliquer par plusieurs phénomènes [2] :

La complexité des dispositifs conditionnels entraîne parfois des erreurs dans le traitement des dossiers. Certains bénéficiaires se voient ainsi refuser des prestations auxquelles ils ont pourtant bien droit… Mais l’erreur ne vient pas toujours de l’administration. Perdus dans le système de protection sociale, certains bénéficiaires potentiels peuvent tout simplement ignorer les prestations sociales auxquelles ils peuvent prétendre.

Le non-recours peut aussi s’expliquer par une réticence des bénéficiaires à subir l’épreuve du guichet. Demander le soutien de la solidarité nationale est déjà une démarche difficile, que le passage par le guichet peut rendre plus humiliante encore. Il faut y apporter la preuve de sa pauvreté, d’une supposée inadaptation à la société, montrer surtout que l’on est un pauvre « méritant »…

Et, pour être « méritant », les bénéficiaires potentiels doivent accepter des contreparties (engagement dans un parcours d’insertion, rendez-vous réguliers avec un conseiller d’insertion, recherche active d’un emploi, etc.). Certains peuvent refuser ces contreparties par principe, par découragement ou par manque de confiance dans leur capacité à les remplir.

  • Le montant insuffisant des prestations

Même lorsqu’ils répondent aux conditions d’attribution des dispositifs d’aide sociale, même lorsqu’ils ont connaissance de ces dispositifs et qu’ils font effectivement la demande pour en bénéficier, acceptant les contreparties requises et l’humiliation du guichet, le montant des prestations versées ne permet pas aux bénéficiaires de sortir de la pauvreté. À peine plus de 480 euros pour une personne seule au RSA, on est loin du seuil de pauvreté… La situation est encore plus critique pour les couples de travailleurs précaires ou de chômeurs en fin de droit, pour les retraités disposant de faibles pensions, et pour les parents isolés qui bénéficient eux aussi de minima sociaux nettement inférieurs au seuil de pauvreté.

En définitive, on attend des bénéficiaires en âge de travailler qu’ils acceptent le premier boulot venu, quelles que soient les conditions d’emploi ou de rémunération, et qu’ils prennent part à notre absurde effort de croissance, à notre productivisme insensé. Le choix offert est désespérant : la pauvreté, l’exploitation, ou les deux !

Le revenu inconditionnel que nous défendons est une réponse apportée à ces diverses failles et travers de la protection sociale. Comme son nom l’indique, il s’agit d’abord d’une prestation inconditionnelle, c’est-à-dire versée sans aucune condition d’éligibilité (hormis des conditions minimales de résidence), sans qu’aucune contrepartie ne soit imposée aux bénéficiaires, et sans qu’il soit même nécessaire de demander à en bénéficier. Il ne peut donc y avoir aucune exclusion de droit, ni de fait. Toute la communauté est couverte, sans exception.

Quant au montant du revenu inconditionnel, ses défenseurs de gauche s’accordent tous sur le fait qu’il doive être décent, donc suffisant. Il doit par conséquent :

  • Garantir l’accès aux biens et services essentiels.
  • Permettre ainsi à ses bénéficiaires de se passer durablement d’emploi.

Inutile ici d’avancer un montant, le caractère suffisant devant de toute façon être défini collectivement, mais l’on pourrait sans doute se fixer le seuil de pauvreté comme minimum.

D’ores et déjà, un tel revenu inconditionnel constituerait donc une couverture sociale universelle, préservant de la pauvreté et de l’exploitation tous les membres de la communauté. C’est ce que l’on peut légitimement attendre d’un système de protection sociale, et c’est ce que garantit le revenu inconditionnel. Mais, en réalité, le projet est politiquement bien plus ambitieux. En effet, le revenu inconditionnel (RI) ne pourrait-il pas être le cœur d’une protection sociale redéfinie ? Il ne s’agirait plus alors d’en repenser simplement la forme (les conditions et leur administration) et les prestations (le montant et le financement), mais plutôt d’en repenser le sens (le fondement et l’objectif).

2. Revenu inconditionnel et protection de la société

Traditionnellement, à gauche comme à droite la protection sociale est pensée de façon descendante, comme l’ensemble des dispositifs mis en place par l’État pour protéger les membres d’une société des risques portant sur la santé, la famille, le logement, la vieillesse, l’emploi, l’exclusion sociale. Ne serait-il pas temps, pour une gauche d’émancipation citoyenne et de transition écologique, d’oser redéfinir la protection sociale de façon ascendante, et donc de façon plus citoyenne et moins étatique ?

Plus que le devoir de protection de la société à l’égard de ses membres, c’est la protection de la société elle-même qui devrait être mise en avant : ce que les citoyens font pour la conserver. Plus exactement, on peut penser la protection sociale comme articulation du droit individuel d’être protégé/couvert par la société et du devoir de chacun de protéger la société qu’il reçoit en héritage des générations précédentes afin de la transmettre aux générations suivantes.

  • Radicalement, l’enjeu politique ici n’est pas la nature de la société à protéger, mais l’existence même d’une vie en société. Dans notre « société des individus », « l’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société » [3]. Ne faudrait-il pas alors redéfinir la protection sociale par l’objectif de protéger la société du risque majeur de la dissociété ? « Par opposition avec l’hypersociété et le régime totalitaire, qui sont les deux autres types de régression inhumaine, « ’la dissociété’ est une société qui réprime ou mutile le désir d’’être avec’ pour imposer la domination du désir d’’être soi’ » [4]. Du coup, dans la dissociété, la « dissociation personnelle » de chaque dissocié les amène à ne plus supporter le « vivre-ensemble » qu’avec des personnes semblables à elles-mêmes. -*En faisant de la société même l’objet de la protection sociale, nous retrouverions là l’idée que la société est le premier des biens communs. D’autant que, quand on part à la recherche d’un « fondement » du RI [5], seul un tel fondement semble tenable et, cerise sur le gâteau, il fournit aussi un « fondement » commun pour une autre revendication portant sur le revenu, celle d’un revenu maximum acceptable (RMA). -*Cela revient à définir la société comme un « espace des communs » s’intégrant dans ce que les Amis de la Terre nomment « espace écologique », cet espace qui encadre toute activité soutenable entre un plancher et un plafond.

Quels sont dans cette perspective les objectifs du RI ?

  • C’est, premièrement, la rupture avec une centralité du travail, poumon d’une société de croissance. Le RI est un bon moyen d’atteindre un objectif clair : « garantir le revenu » pour « abolir le culte du travail » [6]. Certes, d’un côté, c’est toujours avec satisfaction que nous entendons la première objection jaillir quand nous exposons cette revendication d’un revenu déconnecté de tout travail : « Mais alors, plus personne ne voudra travailler ! ». Comment mieux reconnaître que le critère déterminant pour identifier le travail est la pénibilité. D’un autre côté, toutes les expérimentations de RI tendent à montrer que, même avec la garantie d’un revenu décent, les bénéficiaires continuent de travailler. Autrement dit, le RI serait une mesure nécessaire pour désinciter du travail, mais insuffisante.
  • C’est, deuxièmement, la critique de la marchandisation des rapports sociaux [7] et donc de l’argent, moyen d’échange généralisé d’une économie de croissance. C’est pourquoi les décroissants incluent dans le RI non seulement une part versée en argent « officiel » mais aussi une part de « gratuités » et une part versée en monnaie locale complémentaire (MLC). L’intérêt d’une part en MLC est triple : relocalisation, possibilité d’une « fonte » (aucun encouragement à la spéculation) et « affectation » (certains biens, certains services chez certains prestataires liés éthiquement par une « convention ») [8].
  • C’est, troisièmement, la critique de la course à l’illimitation (toujours moins pour certains, toujours plus pour d’autres), moteur de la croissance : c’est là qu’il ne faut pas envisager l’instauration d’un RI sans celle d’un revenu maximum acceptable (RMA) [9]. Tant pour poser la « question sociale » de la misère et des inégalités que la « question écologique » de la soutenabilité : comment une société sans limites pourrait-elle être une société juste, responsable et décente ?

3. Comment fonder la revendication d’un RI ?

Si la fin justifiait les moyens, la définition de l’objectif ferait l’économie de la recherche d’un « fondement ». Mais, si l’on refuse un tel « utilitarisme », alors il faut savoir distinguer entre ce qui est juste (défini et construit rationnellement par le fondement) et ce qui est souhaitable (désiré et défini par la mise au clair d’un objectif). Pourquoi est-il juste de souhaiter « faire société » en encadrant les revenus entre le plancher du RI et le plafond du RMA ?

Avant de répondre explicitement à cette question du fondement, il n’est pas inutile d’en dégager un enjeu politique. Quand nous constatons à quel point la proposition d’un RI se retrouve sur tout l’échiquier politique [10], que pouvons-nous en penser ? Le RI est-il une idée suffisamment forte pour transcender les clivages politiques, ou bien est-il au contraire une idée assez faible pour supporter d’être récupérée par des formations politiques qui ne partagent rien ? Pour le dire autrement, à droite comme à gauche, l’objectif de « (re-)faire société » doit pouvoir faire consensus ; mais de quelle société s’agit-il ? C’est là que la réponse à la question du fondement repose sur une définition de la société.

C’est pour cette raison politique que nous écartons deux fondements souvent proposés pour légitimer le RI : le droit au travail et l’efficacité économique. Dans les deux cas, le RI n’apparaît finalement que comme une proposition conjoncturelle : ces deux justifications reposent sur des situations de fait, le chômage et l’inefficacité économique ; ce qui reviendrait, en cas de plein-emploi et d’efficacité économique retrouvés, à ne plus défendre l’instauration d’un RI.

Nous écartons aussi la justification libérale du RI comme outil d’une politique de redistribution fiscale et sociale ; dans son dernier ouvrage [11], Pierre Rosanvallon adresse à celle-ci une critique forte : les politiques de justice redistributive, dont la forme dominante est l’égalité des chances, se fondent sur une théorie de la justice comme « théorie des inégalités légitimes ». On voit bien comment une proposition de RI pourrait alors se fondre dans une politique générale d’égalité des chances en vue de participer à une société essentiellement conçue comme un marché de concurrence entre ses membres.

Il ne semble donc pas que le principe de la redistribution, qui pourrait fonder le RI, puisse aussi fonder le RMA. Car le RMA pose la question du plafond, alors qu’un principe de redistribution peut juste contribuer à une réduction des inégalités, ce qui n’est pas la même chose. Une fois un revenu décent garanti, une fois établi un principe de différence justifiant des « inégalités sociales et économiques » en se contentant a/ d’une juste égalité des chances et b/ de devoir « procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société » [12], il n’y a plus de quoi justifier un plafonnement des revenus. Cette absence de « justifiabilité » révèle un véritable défi que doit affronter une défense de la double revendication d’un RI articulé à un RMA : au nom de quoi, le minimum réel et décent étant assuré, faudrait-il empêcher ceux qui obtiennent plus que les autres de profiter de leurs revenus inégaux ?

Dit autrement, comment donc définir la société pour que RI et RMA soient des revendications non seulement souhaitables, mais aussi justes ? En quoi est-il légitime de souhaiter construire une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente et politiquement démocratique ?

En refusant de définir la société moderne par la juxtaposition d’individus qui interagissent comme s’ils ignoraient qu’ils vivent en société, nous proposons une approche alternative [13] : la société est avant tout un « espace des communs », nécessairement délimité par un plancher et un plafond. Au cœur d’une redéfinition de la protection sociale, nous plaçons cet espace des revenus : c’est au-delà du maximin du RI et en deçà du minimax du RMA que des discussions pourront avoir lieu pour se demander quel écart il faudrait défendre entre le montant du RI et celui du RMA ; d’autres perspectives politiques pourront ensuite être mises en discussion : gratuités, fiscalité, héritage, biens communs… Par la garantie d’une liberté personnelle, par la reconnaissance de la participation de tous à la production des richesses (égalité), par un droit aux expérimentations sociales et écologiques minoritaires qui créent localement des contextes favorables à toutes ces « valeurs communes » qui permettront de faire société (solidarité), serait ainsi (re-)faite une société qui assume d’être aussi une communauté du vivre ensemble, du buen vivir, une société comme « bien commun vécu [14] » qu’il s’agit de conserver, construire, transmettre.

4. Plaidoyer pour des débats à venir

Nous avons bien conscience que ce rapide exposé laisse en suspens quelques épineuses questions pratiques ou techniques. Mais, s’il s’agit vraiment de protéger la société en tant que telle (objectif de la reconnaissance de l’utilité sociale de chacun) parce qu’elle doit être un espace du bien-vivre (fondement par un espace écologique des communs), alors la question des moyens, aussi difficile soit-elle, n’est pas première. À nos yeux, le revenu inconditionnel reste une « belle revendication », mobilisatrice, porteuse d’un projet ambitieux de transformation sociale et de transition écologique, et susceptible de susciter l’adhésion d’une large part de la population.

Mais finalement, plutôt qu’un plaidoyer en faveur de ce revenu, nous souhaitons surtout lancer un appel en faveur d’un débat sur le revenu inconditionnel. Car un tel débat, sans présager en rien d’une solution clé en main ou de ce que pourraient être le financement d’une telle mesure, son montant ou ses modalités d’administration, aurait le grand avantage de questionner notre société. Même ceux qui contestent l’idée doivent bien reconnaître une vertu au revenu inconditionnel : il soulève de nombreuses questions essentielles. Chaque objection opposée appelle de nouvelles interrogations sur notre société. « Qui voudra encore bosser ? », demandent immédiatement certains. Mais plus qu’une remise en cause du revenu inconditionnel, c’est en réalité la question de la forme et du sens des emplois actuels qu’ils posent, ou n’osent pas poser… « Qui s’occupera des tâches pénibles ? », s’alarment d’autres. Mais qui est contraint de les réaliser aujourd’hui, devrait-on plutôt se demander, et surtout comment mieux partager ces activités ingrates. « Quelle est l’ampleur de la redistribution qu’implique le financement d’un revenu inconditionnel suffisant ? », s’inquiète-t-on encore, alors qu’il faudrait se demander quelle est la redistribution permise par cette mesure en s’inquiétant davantage des inégalités actuelles. Pour finir, « peut-on vraiment payer les gens à ne rien faire ? », entend-on parfois. C’est alors la question primordiale de l’utilité sociale, dans et au-delà du travail, qui est enfin soulevée. Que l’on soit pour ou contre le revenu inconditionnel, que l’on décide de l’instaurer ou non, nous ne pouvons prétendre à la justice sociale en occultant plus longtemps ces questions, et le revenu inconditionnel a le grand avantage de les poser toutes, radicalement.

C’est donc à l’occasion de telles remises en débat que seraient démocratiquement discutées les questions du montant, du financement, de l’administration. Bien évidemment, notre proposition de RI ne manquerait pas de se définir de façon plus polémique en allant se confronter à d’autres propositions avec lesquelles elle peut être confondue : les versions de droite du revenu minimum [15] ; la proposition ni droite ni gauche d’un « revenu de base », et d’autres versions à gauche : la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) ou le salaire universel…

Surtout, nous espérons que de tels débats pourraient favoriser tout un ensemble de propositions pragmatiques (dont l’application pourrait être immédiate) et transitoires pour développer la protection dont a besoin la société ; propositions qui pourraient bien toutes avoir comme horizon de sens l’instauration d’un revenu inconditionnel, sans que cette instauration ne soit un préalable :

  • Pour les moins de 25 ans : une allocation d’autonomie.
  • Pour les licenciés : un fonds de réserve abondé par une autre répartition des revenus entre capital et travail.
  • Pour les travailleurs : un accès de droit et inconditionnel au temps partiel choisi.
  • Pour tous les adultes : le partage social des tâches (on peut penser aux tâches ingrates mais aussi à une participation citoyenne aux affaires publiques [16]).
  • Pour les plus de 60 ans : une retraite d’un montant égal pour tous [17].

Nous croyons avoir proposé de placer le revenu inconditionnel au cœur d’un projet de protection sociale d’une double manière :

  • Si l’on veut réformer la protection sociale (par une couverture sociale inconditionnelle), il faut revenir à la société comme au véritable objet de la protection sociale.
  • Un « revenu » est ce qui revient. Le RI signifie précisément que, dans une polis, ce que chaque membre apporte, quelle que soit la forme de son utilité sociale, doit lui revenir inconditionnellement. Ce qui doit être reconnu et valorisé socialement, c’est la participation autonome de chacun à la coexistence.

La proposition de revenu inconditionnel que nous portons s’inscrit dans le projet politique d’une gauche antiproductiviste et socialiste. Antiproductiviste, parce que nous ne relions plus le revenu au travail, mais à l’activité socialement utile : utilité sociale que nous définissons par la liberté de chacun d’occuper son temps comme il l’entend – à partir du moment où cette activité n’est pas illicite. Socialiste parce que nous replaçons la société au cœur des revendications sociales : tous les dispositifs de protection sociale devraient prendre particulièrement garde à « faire société ».

Notes

[1] Interrogé début 2013 par Arte Future sur cette question du revenu inconditionnel, Michel Husson pointait notamment cette critique..

[2] Ce phénomène de non-recours aux prestations sociales, à travers l’exemple du RSA, est traité en détail par Philippe Warin, de l’Observatoire du non-recours au droits et services, dans « Le non-recours au RSA : des éléments de comparaison », Odenore, décembre 2011.

[3] Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, Tel, 2002, p. 254.

[4] Jacques Généreux, La Dissociété, Paris, Seuil, 2006, p. 153.

[5] Fondement (ce qui est juste) ≠ objectif (ce qui est souhaitable).

[6] Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Paris, Utopia, 2012. Ne pas perdre sa vie à la gagner, Paris, Éditions du Croquant, 2010.

[7] Michel Husson, décidément très critique contre le RI, écrit : « « Enfin le grand point faible des projets de revenu universel est qu’ils visent à étendre le champ de la marchandise, puisqu’ils proposent un revenu sous forme monétaire. Ce point de vue équivaut à une véritable désocialisation. » Nous avons répondu ailleurs à cette critique : Michel Lepesant, « Considérer ensemble RI et monnaie locale », Mouvements, n° 73, printemps 2013.

[8] Cet objectif du RI suppose une distinction entre « argent » et « monnaie » que les expérimentations de MLC en France et leurs difficultés lucidement reconnues incitent à construire.

[9] Michel Lepesant, « Pas de RI sans RMA », Mouvements, n°73, printemps 2013.

[10] D’Utopia, mouvement qui traverse le PS, EELV, le PG à Christine Boutin en passant par Dominique de Villepin, les variantes politiques du RI sont nombreuses.

[11] Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Seuil, 2011.

[12] John Rawls, Libéralisme politique, Paris, Puf, Quadrige, 2011, p.347.

[13] Sans revenir à une société holiste parce que hiérarchisée, comment préserver les libertés individuelles tout en se gardant de l’individualisme moderne que Tocqueville avait bien distingué de l’égoïsme ? Tenir ce défi, c’est retrouver celui des premiers « socialistes ».

[14] François Flahaut, Où est passé le bien commun, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 118 : « Ce type de bien commun, intangible mais très réel, répond aux mêmes critères que les autres (libre accès et non-rivalité) ; plus un troisième critère : non seulement le fait d’être plusieurs ne diminue pas le bien-être vécu par chacun, mais le fait d’être plusieurs est la condition nécessaire pour que ce bien se produise. » François Flahaut poursuit ainsi l’intuition de Hannah Arendt : faire de la « pluralité », la « condition humaine » de l’interaction politique et de la parole.

[15] Pour une distinction explicite des versions de gauche et de droite du RI : Baptiste Mylondo, « Revenu d’existence ou revenu d’existence ? dans Notre décroissance n’est pas de droite, ouvrage coordonné par Michel Lepesant, Golias, 2012.

[16] Suivant la proposition de Bruno Théret, http://www.veblen-institute.org/Reduction-du-temps-de-travail

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