Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les trahisons électorales de Macron… – au plus près – ces anciens « amis » de la décroissance qui franchissent sans honte la ligne rouge de l’extrême-droite – comment résister à la tentation de tout laisser tomber, et de transformer la retraite en retrait ?
J’ai toujours trouvé chez Camus le modèle de ce qui serait un engagement politique résolument humaniste ; alors je retourne à Sisyphe. Et si certains abiment la décroissance en pratiquant la dégringolade (voir l’analyse sur le site de la MCD), je m’obstine à vouloir remonter la pente.
Que puis-je alors attendre d’un « remonte-pente » ?
- qu’il permette d’éviter les écueils du débat pour faciliter au contraire la voie de la discussion. Dans un débat, compte avant tout l’égalité des temps de parole des intervenant.e.s et peu importe que chacun.e y expose son opinion sans interaction avec les autr.e.s. Difficile donc dans un débat de construire ensemble une solution commune puisqu’y est privilégiée l’exposition des opinions plutôt que la confrontation de leurs arguments opposés.
- qu’il puisse s’extraire et s’élever au-dessus de la situation ; autrement dit, qu’il assume une certaine verticalité, mais ascendante (c’est un remonte-pente). Il doit donc assumer une certaine abstraction.
- qu’il s’y articule du « jeu », de la « souplesse », de l’imagination avec de la robustesse (pensons toujours à un remonte-pente qui doit pouvoir épouser le relief tout en garantissant sécurité et régularité).
- qu’il puisse résoudre des « problèmes » (au sens de J. Dewey) : il y a un « problème » lorsqu’un déséquilibre se fait jour dans une situation et que le milieu ne peut y remédier immédiatement. Il faut alors chercher à résoudre le problème en le construisant (par recueil des données et élaboration d’hypothèses).
Et bien à l’encontre tout un pan de la critique qui répondrait par l’action (ici et maintenant, de toute urgence, faire, défaire, refaire…), c’est plutôt dans un certain type de mot que je crois pouvoir trouver ce que je cherche : dans le « concept ». Pourquoi ?
- Un concept est rarement un célibataire ; il est souvent mis en couple avec un autre concept avec lequel il entretient une relation d’opposition, ou de spécification (ex : l’autonomie n’est pas l’opposée de l’indépendance mais une autre espèce de liberté). C’est pourquoi la façon souvent la plus simple de définir un concept est de construire une définition par contraste (ex : une frontière est franchissable, une limite ne l’est pas). Enfin, c’est ce contraste qui fournit le cadre de la discussion et de la confrontation.
- Un concept est une abstraction, c’est-à-dire à la fois une extraction et un abrégé (abstract). S’il est un englobant, ce n’est pas par le plus petit dénominateur commun (ça, c’est le cas quand l’idée est « générale ») mais par la mise en avant (en hauteur) d’une propriété (ex : à la différence de l’argent, ce qui caractérise la monnaie, ce n’est pas l’échange mais le partage). C’est pourquoi le concept est toujours le mot qui abrège une conception. C’est en tant que conception, qu’un concept doit être expliqué, déplié ; et souvent, ce déploiement du concept passe par une histoire des conceptions (ex : la démocratie). Enfin, en tant qu’englobant, il peut souvent être entraîné dans une remontée en généralité : c’est ce qui fait qu’une critique systémique ne peut pas se réduire à un inventaire rhapsodique de cas mais doit aller chercher les liens et les relations.
- Conceptualiser, ce n’est pas chercher une définition dans un dictionnaire (fut-il philosophique) : plutôt que définir, c’est redéfinir. Et cette activité intellectuelle est autant de l’imagination que de la raison, car il s’agir d’inventer, d’improviser, de jouer avec les mots. C’est pourquoi en tant que mot, le concept peut être un néologisme, ou un mot-valise (ex : une eSpérimentation, une utopiste).
- Mais c’est dans le rapport au réel que le concept exerce pleinement son potentiel émancipatoire d’abord parce que bien souvent c’est en verbalisant que l’on va prendre soin (en posant des mots, on dépose des maux) de la situation, que l’on va désigner un problème, désigner une solution. Ensuite – et c’est une grande différence avec une idée générale – un concept peut être vide : c’est pourquoi il faut illustrer les concepts, par des cas, par des exemples. Surtout, le rapport du concept au réel n’est pas condescendant : c’est pourquoi si un exemple ne peut jamais prouver une conception, un contre-exemple peur répudier un concept. Mieux, il existe un usage contrefactuel des concepts, qui n’est possible que parce que le concept peut s’élever au-dessus des faits. Mieux, il existe un usage contrefactuel du concept : on peut remplir un concept par une utopie, une espérance, un désir…
Il s’agit juste de réhabiter le concept de concept. Tous les mots ne sont pas des concepts, tous les concepts ne sont pas des mots qui font du bien, mais il existe un type de concepts qui sont des mots qui font du bien. Pas de double critique de l’horizontalisme comme de la verticalité descendante si l’on ferme les portes de la fabrique du concept.