Il faut lire : Éloge des limites, de Giorgos Kallis

Giorgos Kallis dans Éloge des limites, Par-delà Malthus (2019, traduction française, PUF, 2022) apporte une pierre essentielle pour la défense d’une décroissance politique ; c’est même plus qu’une pierre, c’est une fondation.

Ce livre s’inscrit dans ce que certains 1 nomment « la voie catalane » de la décroissance. Cette voie catalane – qu’il me semblerait plus pertinent de nommer « voie méditerranéenne » – renvoie à une nouvelle génération dans la compréhension idéologique de la décroissance.

  1. Une proto-génération était constituée par l’objection de croissance : ce dont il s’agissait dans ce cas c’était de dire « halte, adieu, arrêt » de la croissance. Comme si, sans transition, d’un « saut », on pouvait passer de la croissance à la post-croissance (celle de l’état stationnaire, celle de l’a-croissance) !
  2. Une première génération de décroissance a ajouté à cette objection de croissance la prise en compte que les plafonds de l’insoutenabilité écologique sont dépassés et qu’il ne va pas être suffisant d’arrêter la croissance mais qu’il va falloir organiser – décider, planifier, contrôler démocratiquement – une « décrue ». Stricto sensu, la décroissance devient alors le temps de transition pour passer de la croissance à la post-croissance.
    • Ces plafonds sont mesurés par des « indicateurs » économiques (que ce soit en termes de monnaie ou d’énergie et de matières) et écologiques (les plus connus sont l’empreinte écologique, le jour du dépassement, les limites planétaires).
    • L’important ce n’est pas tant la précision que l’existence d’une corrélation forte entre indicateurs économiques et indicateurs écologiques. D’où tout l’intérêt des travaux qui réfutent l’illusion d’un découplage.
    • Et comme il ne faut pas « décroître pour décroître », cette « décrue » est régie par un principe « tant que » (do while) : il faudra décroître tant que l’économie ne sera pas redescendue à un état de stabilité, d’équilibre, un « état stationnaire » (John Stuart Mill, Herman E. Daly, Brian Czech et le CASSE).

Mais alors pourquoi parler d’une nouvelle génération ; quelle serait donc l’insuffisance de la précédente ? Une insuffisance politique !

  • Que penser de la décroissance si elle s’inscrit dans le même registre que l’économie moderne de la croissance, qui est celui de la rareté (chapitre 2), et qui ne fait donc que prolonger la pensée de Malthus (chapitre 1) ? Ce qui suggère déjà qu’une décroissance politique devra reposer sur l’hypothèse de l’abondance plutôt que sur celle de la rareté !
  • Si la décroissance est une politique des limites, alors pour celui qui considérera les limites écologiques comme des contraintes subies, la décroissance sera une décroissance subie et non pas choisie. Ce qui suggère déjà que la décroissance ne peut être un choix politique qu’à condition de voir dans les limites écologiques non pas tant des contraintes subies de l’extérieur (chapitre 3) que des choix politiques !

Quelle est l’idée directrice de Giorgos Kallis dans ce livre ? Qu’il y a du politique d’abord par volonté. Que cette volonté est autonomie principalement dans l’autolimitation (chapitre 4). Qu’il n’y a de sens politique dans l’autolimitation qu’à condition de reconnaître que les limites ne sont pas subies de l’extérieur mais choisies politiquement.

Ma thèse, c’est qu’il n’est possible d’envisager une limitation de nos besoins et la circonscription d’un espace où notre liberté pourra s’exprimer en toute sécurité qu’à condition de commencer par accepter que le monde est abondant.

Giorgos Kallis, Éloge des limites, page 12.

Castoriadis établit une distinction entre limites hétéronomes – que nous attribuons à Dieu ou à la nature et qui restreignent notre liberté – et limites autonomes, que nous nous imposons consciemment à nous-mêmes. Cette distinction est au coeur de ce livre.

Ibid., page 15.

Alors que les limites malthusiennes légitimaient les enclosures, l’autolimitation légitime le partage des communs. Le partage, comme les sociétés égalitaires nous l’ont appris empêche l’accumulation du pouvoir et la compétition pour les positions dominantes, qui conduisent elles-mêmes à l’expansion. Et si le surplus est partagé et dépensé au lieu d’être accumulé, l’expansion s’en trouve réduite… Malthus affirmait qu’il n’y en a pas assez pour que chacun puisse recevoir une part convenable. Suivant la thèse de l’autolimitation, au contraire, il n’y en aura assez pour chacun que lorsque nous nous limiterons nous-mêmes à la part qui nous revient. Sans limites, il n’y en aura jamais assez. Et sans partage, il y aura toujours des personnes qui en auront moins qui auront le sentiment de ne pas en avoir assez.

Ibid., page 157.

Autrement dit, si la décroissance doit être politique, alors elle ne peut pas se décharger de sa responsabilité sur le dos de la nature.

Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique »

Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), page 111.

Cette dépolitisation se retrouve dans le slogan princeps de beaucoup de décroissants : « une croissance infinie est impossible dans un monde fini ». De l’impossibilité biophysique de la croissance (considérée d’un point de vue bioéconomique, selon N. Georgescu-Roegen), on en déduit alors la nécessité politique de la décroissance qui serait « inéluctable », « inévitable ». Et on pense pouvoir réduire toute argumentation en faveur de la décroissance aux seuls « faits » scientifiques alors que la politique est d’abord affaire de prudence (φρόνησις / phrónēsis) 2 et de choix délibéré (prohairesis, προαίρεσις).

Lorsque nous pensons que les limites existent objectivement en dehors de nous, nous occultons le fait que c’est en dernière instance à nous de les fixer et de définir nos besoins, et nous reproduisons ainsi l’idée malthusienne selon laquelle la nature ne nous permet pas de faire tout ce que nous voulons. Même les limites les plus strictes, dont nous avons fini par penser qu’elles étaient inscrites dans la nature elle-même, sont en réalité toujours le fruit de processus sociaux… Je soutiens […] que nous devrions nous autolimiter non seulement parce qu’il y a des limites, mais parce que nous le voulons. En réalité, même si la croissance n’avait pas de limites, il serait d’autant plus nécessaire de la limiter, car une croissance illimitée est une catastrophe.

Giorgos Kallis, Éloge des limites, pages 96-98.

Je pense effectivement qu’il n’existe pas de limites extérieures… La limite relève d’un choix, et c’est le type de monde que nous souhaitons créer et transmettre à nos enfants qui doit nous permettre de la définir. Nous n’avons rien à gagner à attribuer ce choix à la nature… La défense de l’autolimitation n’a rien à gagner au fait de postuler l’existence de limites extérieures. Depuis Malthus, face à l’idée d’un monde limité, la réaction de la société a toujours été d’exclure les plus faibles de ce monde et d’essayer de l’agrandir à leurs dépens. Par définition, un monde limité est un monde de rareté. S’il est abondant et que nous avons assez, en revanche, il n’est pas limité. Si nous cessons d’utiliser du pétrole, la question des limites des réserves de pétrole perd toute sa pertinence. Si les Grecs voulaient limiter l’argent, ce n’est pas parce qu’il existait une limite à la croissance de l’argent, mais précisément parce qu’il n’y en avait aucune. C’est lorsqu’il n’y a pas de limites que nous devons nous limiter. Et c’est seulement lorsque nous aurons acquis la certitude que le monde est abondant que nous nous limiterons.

Ibid., pages 179-180.

In fine, on peut bien continuer à s’appuyer sur des limites planétaires mais à condition de commencer par rappeler que ce sont d’abord des indicateurs politiques. C’est seulement une fois le choix de l’autolimitation démocratiquement décidée, que ces limites indiqueront les cadres temporels et économiques de la diminution de la production et de la consommation 3.

*

Finissons ce qui espère être déjà une mise en appétit pour se précipiter vers la lecture de ce livre par ce qui pourraient être des (bonnes) manières de poursuivre sur cette voie méditerranéenne de la décroissance :

  1. Pourquoi écrire qu' »une croissance illimitée est une catastrophe » ? Si les limites naturelles sont toujours le fruit de processus sociaux, alors la catastrophe est d’abord sociale avant d’être écologique. Et en quoi peut bien consister une telle catastrophe sociale ? De la même façon que Giorgos Kallis construit son plaidoyer en faveur du désir des limites par autolimitation en renversant la pensée de Malthus, eh bien nous devons renverser le présupposé de la « neutralité institutionnelle » qui fonde le régime de croissance : à partir du tournant moderne du « régime de croissance » (Onofrio Romano), les institutions n’ont plus eu pour finalité d’assurer une organisation idéale de la société, mais elles se sont contentées de garantir à chaque individu les moyens d’accès à la finalité qu’il s’est fixée. Elles exercent ainsi un pouvoir passif et neutre, en assurant la reproduction de la survie biologique. A contrario, une économie politique de la décroissance devra réfléchir à ce que peut bien vouloir dire une réhabitation institutionnelle du sens de la vie de chacun, ce qui présupposera une critique radicale de la tyrannie de l’horizontalité. Ce qui impliquera une nouvelle tâche politique : se fonder au moins autant sur une théorie de la justice que sur ce que pourrait et devrait être une « théorie politique du sens ».
  2. Cet éloge des limites se trouvera renforcé lors des discussions et des controverses qu’il ne peut manquer de susciter s’il consolide la construction sémantique de ce qu’est une « limitation » ; qui peut être infranchissable (une « borne ») ou franchissable (une « limite »). Une limitation franchissable peut être réversible ou irréversible. Le rebours d’une limitation franchissable réversible peut retrouver peu ou prou la situation de départ ou alors déboucher sur un effondrement (qui résulte du fait que le franchissement du seuil a fini par saper les conditions initiales).
  3. Ce n’est donc pas la nature qui est limitée mais nos désirs qui sont illimités. Il ne s’agit pas alors pas tant de maîtriser la nature que de maîtriser ses désirs (vieux principe de moralité depuis les stoïciens jusqu’à une maxime cartésienne de modération). Reste néanmoins à définir et à délimiter les désirs et les besoins. Jusqu’à quel point la liberté personnelle doit-elle « s’affranchir du besoin » (page 159) sans retomber dans la conception libérale de la liberté comme « délivrance » des conditions matérielles et politiques (Aurélien Berlan, Terre et liberté) ?
Giorgos Kallis

*

Merci donc à Giorgos Kallis pour cette ré-humanisation de la question des limites :  » Je soutiens que la décroissance est avant tout un projet d’autolimitation – une culture des limites dans la poursuite de la joie et du bien-être, et pas seulement une stratégie défensive visant à éviter le désastre et à maintenir le système actuel plus longtemps, comme on peut peut-être l’interpréter dans les travaux du Club de Rome »4.

  • Car comment ne pas avoir constaté que l’externalisation des limites vers la nature prend souvent la pente de l’antihumanisme ?
  • La voie méditerranéenne remet la décroissance sur les rails politiques du socialisme et du communisme (sans croissance).
  • En passant de la rareté à l’abondance – c’est la voie que George Bataille empruntait dans La part maudite sous le nom d' »économie générale » : c’est celle qui peut servir à justifier tant les gratuités que le revenu inconditionnel.

En France, cette voie méditerranéenne est celle empruntée depuis quelques années (en particulier depuis l’intervention d’Onofrio Romano à nos (f)estives de 2017) par la Maison commune de la décroissance (la MCD) dont la ligne idéologique pourrait être : pas de décroissance sans politique ; pas de politique sans théorie ; pas de théorie politique sans « théorie du sens ». La décroissance comme théorie politique du sens (commun).

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Les notes et références
  1. https://www.terrestres.org/2021/01/06/decroissance-et-marxisme-la-voie-catalane/[]
  2. Serge Latouche, « 1. La ruse et la prudence : l’enjeu démocratique », dans : Serge Latouche éd., Les raisons de la ruse. Une perspective anthropologique et psychanalytique. Paris, La Découverte, « Recherches/MAUSS », 2004, p. 21-46. URL : https://www.cairn.info/les-raisons-de-la-ruse–9782707144614-page-21.htm[]
  3. Et comme cette diminution durera largement plus de 2 trimestres consécutifs, ce sera une « récession » ; mais comme elle ne sera pas subie, ce ne sera pas une « dépression » mais bien la décroissance : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/24/la-decroissance-sera-certes-une-recession-mais-elle-ne-sera-pas-une-depression_6095899_3232.html.[]
  4. Kallis, G. (2023). Degrowth and the Barcelona School. In: Villamayor-Tomas, S., Muradian, R. (eds) The Barcelona School of Ecological Economics and Political Ecology. Studies in Ecological Economics, vol 8. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-031-22566-6_8[]

3 commentaires

  1. Merci pour le compte rendu, toujours très pertinent! Néanmoins on ne peut s’empecher de se demander ce qui n’a pas déjà été dit par nos prédécesseurs, de Castoriadis à Latouche, en passant par le PPLD qui expliquait déjà « quand bien même nous ne serions pas soumis à des bornes écologiques… » Depuis 10 ans, ne patinons-nous pas un peu ?

    1. Author

      Bonjour François
      je suis un peu surpris de vous voir attribuer l’idée du « quand bien même » au PPLD ! En fait je ne sais pas si vous l’écrivez par moquerie ou sérieusement 🤨. Même si je me suis toujours vanté que le PPLD ait toujours été mon premier lecteur, il vaut mieux rendre à Lepesant ce qui est à Van Impe 🙉.
      Je vous réponds quand même avec sérieux et vous invite à lire la recension que je viens de faire du livre d’Onofrio Romano : on part de Latouche et O. Romano le met un peu hors-jeu..
      Je vous conseille aussi le livre de la MCD ; qui débute par un relevé des malentendus et des clichés sur la décroissance.
      Bref, le patinage est une joli discipline sportive, qui peut même être artistique.
      Quant à faire de Castoriadis un défenseur de la décroissance, j’ai dû manquer quelques lectures.

  2. et ben, ça donne sacrément envie de le lire…
    Autant la qualité du propos que celle du compte-rendu!

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