Le tournant socialiste de la décroissance

Je continue de creuser conceptuellement un double sillon : a) la croissance n’est pas qu’une conception de l’économie mais c’est aussi une conception du monde ; b) la définition la plus intuitive de la décroissance est bien d’être le contraire de la croissance.

J’en déduis facilement que si je suis capable d’énoncer quelques traits de la vision « croissanciste » du monde, alors je pourrai commencer par prendre le contrepied de ces traits pour ne pas en rester à une première définition intuitive de la décroissance et commencer assez vite à approfondir.

Dans la conception croissanciste du monde :

  1. La liberté est fondamentalement la liberté d’un individu.
  2. Une limite est un obstacle à cette liberté individuelle : être libre, c’est s’affranchir de tout dépendance, de toute contrainte, c’est franchir ou repousser les limites.
  3. Comme « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » alors seule une autre liberté individuelle peut venir limiter ma propre liberté.
  4. Cette rencontre des libertés se fait sur le mode de la compétition.
  5. Le modèle des relations humaines est alors le modèle économique du marché, autorégulé par la concurrence (dans laquelle chacun ne défend que son intérêt particulier).
  6. Ce modèle économique de la concurrence n’est compatible avec ma liberté individuelle qu’à condition que chaque individu ait le même droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin.
  7. « Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités », écrivent G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa dans leur introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015).
  8. L’économie (en tant que phénomène) est alors l’organisation de la lutte pour l’appropriation privée des ressources communes.
  9. L’économie (en tant que science) est alors le discours qui justifie cette lutte de « chacun contre chacun » parce que l’économie est « la lutte contre la rareté « .
  10. La croissance est la promesse idéologique que, malgré la rareté, le gâteau grossissant, alors tout le monde finira par avoir une part suffisante.

Bon, et bien voilà tout un programme : reprendre point par point et en prendre le contrepied.

Nous essaierons pendant nos prochaines (f)estives d’en aborder quelques-uns.

  • Il y a déjà le livre d’Aurélien Berlan pour nous aider à penser la liberté non comme « délivrance » (ou indépendance) mais comme « autonomie » (ou interdépendance).
  • S’il y a une différence à discuter c’est celle entre « vie société » (où le modèle méritocratique du concours est déterminant) et « vie sociale » (où c’est la modèle partageux de l’entraide et de la coopération qui prétend régler les interdépendances).
  • Pour remettre l’économie à sa place, oser la repenser non pas à partir de la rareté mais à partir de l’abondance : car c’est alors que la croissance révèle toutes ses limites sociales.
  • C’est ainsi que l’on peut espérer rendre à la conception socialiste de la liberté sociale tout sa dignité.

Il n’est pas évident – la colonisation de nos imaginaires étant si accomplie – que nous arrivions très facilement à mener toutes ces réflexions.

Olivier Rey m’adresse une remarque tout à fait juste. La voici : « Tu cites l’excellent livre d’Aurélien Berlan, Terre et Liberté. Il me semble que suivant Berlan, il faudrait nuancer, dans le résumé que tu donnes de la conception croissanciste du monde, le point 2, où il est question de « s’affranchir de toute dépendance ». En effet, si un des buts fondamentaux de la croissance est de délivrer des contraintes matérielles et du souci politique, les sujets de la croissance peuvent s’accommoder, dans la poursuite de cet objectif, d’une dépendance toujours croissante (à l’égard de la mégamachine technologique et technocratique qui s’occupe de tout). Günther Anders le remarquait : « Nous sommes des figures qui ne sont pas moins comiques que les “propriétaires de leur faim” de Stirner tournés en dérision par Marx. “Les souverains de notre passivité” : car ce que nous possédons, c’est uniquement notre pouvoir-être-livrés. » Quand je dis à quelqu’un, qui fait usage chez le boulanger de sa carte de crédit « sans contact », qu’il se rend de son plein gré dépendant d’un gigantesque système électronico-bancaire pour acheter une simple baguette, la réponse type est : « Oui mais c’est pratique. » Dans la perspective de Berlan : on renonce à toute indépendance pour être délivré de ce minuscule souci qui demeurait, dans le système marchand généralisé, d’avoir de « l’argent sur soi ». Il me semble donc que ce que promet la croissance, c’est moins l’indépendance qu’une sorte de retour à un état infantile où les parents pourvoyaient à tous les besoins. (L’être humain ne songe plus guère désormais à se définir comme « vivant rationnel ». C’est que la raison, qui faisait autrefois sa dignité, s’est trouvée pour ainsi dire extériorisée dans tous les dispositifs de domination et de mise à disposition du monde, permettant ainsi aux êtres de régresser vers un état où on peut se contenter de suivre ses envies — quitte à être frustré quand elles ne sont pas satisfaites.) Voilà la petite remarque que je souhaitais te soumettre. »

Je rajoute que cette idée d’Olivier Rey selon laquelle les dispositifs de mise à disposition du monde (pensons au livre d’Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible) extériorisent la raison qui, depuis les temps modernes, était la faculté qui caractérisait l’individu moderne par une double universalité ( tous les hommes ont une raison et c’est la même) me semble une analyse très judicieuse, surtout si on prétend réhabiter la raison.

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