J’ai lu : Héritage et fermeture, Une écologie du démantèlement

De quoi avons-nous conceptuellement besoin, nous qui défendons la décroissance ?

  • D’une définition de la décroissance la plus explicite, la plus partagée possible par la « communauté » décroissante : pour cela, nous pouvons reprendre la définition mise en avant aujourd’hui par l’OPCD (Observatoire de la post-croissance et de la décroissance) → Réduction de la production et de la consommation, planifiée démocratiquement, pour retrouver une empreinte écologique soutenable, pour réduire les inégalités, pour améliorer la qualité de vie 1.
  • J’ajouterais bien que nous avons besoin d’une définition la plus intuitive possible et dans ce cas-là, je n’en vois qu’une possible : la décroissance est le contraire de la croissance. Mais là, ça va tout de suite se compliquer : d’abord parce règne au sein de la « nébuleuse » décroissance un quasi tabou → il ne faudrait surtout pas dire que la décroissance serait le contraire de la croissance. C’est comme s’il était interdit de dire que l’anticapitalisme était le contraire du capitalisme 2 ! Pour desserrer ce noeud conceptuel autour de notre gorge décroissante, je prétends qu’après une définition la plus intuitive possible, il faut aussitôt enchaîner en montrant que la croissance est un concept économique « colonisateur » : c’est aussi un monde et son idéologie. Conséquence idéologique décisive : pour décoloniser son imaginaire, il ne suffira pas d’indiquer à l’économie des indicateurs alternatifs, il faudra aussi aller aux coeurs des modes de vie et des récits.
  • C’est donc de cohérence idéologique dont nous aurons besoin. Mais pas seulement, il va nous falloir faire preuve de ce que Claude Lefort nommait une « sensibilité à l’historique ».
    • Pour s’apercevoir que depuis les années 80, puisque les plafonds de l’insoutenabilité ont été dépassées, alors il va falloir repasser dessous. Pas simplement s’arrêter ; pas simplement un « pas de côté » ; non, un « pas un arrière » ; et même plusieurs.
    • Pire, si nous rentrons un peu plus dans le détail et que nous nous appuyons sur les limites planétaires telles que définies par le Stockholm Resilience Center, alors aujourd’hui : « Six sur neuf. Le monde vient de franchir une nouvelle limite planétaire, et ce pour la deuxième fois de l’année. Cette sixième limite planétaire concerne le cycle de l’eau, et plus particulièrement l’eau verte, celle qui est absorbée par les végétaux. Elle comprend les précipitations mais aussi l’humidité du sol et l’évaporation. Jusqu’ici elle n’était pas suffisamment étudiée. Or, selon une nouvelle évaluation réalisée par des chercheurs du Stockholm Resilience Center, en collaboration avec d’autres scientifiques du monde entier, il apparaît que l’eau verte est en dehors de la zone de sécurité. »

C’est cette « sensibilité à l’historique » qui oblige la décroissance à ne pas se contenter d’articuler naïvement une première période – actuelle, rejetée – qui serait suivie par une seconde période – future, projetée, désirée. Non, le réel ne permet pas de sauter d’un claquement de doigt d’une situation à son renversement ; il va falloir une « transition » pour passer du monde actuel rejeté au monde futur projeté (qu’il vaudrait mieux envisager au pluriel d’ailleurs) → il va falloir un « trajet » : stricto sensu, c’est cela la décroissance.

C’est là que règne aujourd’hui un grand désert idéologique. Sur les modalités, les domaines, les échelles de territoire, de rythme, d’institutions : on peut pêcher ça et là des éléments pour aider à comprendre comment ce serait faisable. On voit des entreprises, on voit des associations et des collectifs, on voit des communes prendre des initiatives. Mais ce qui manque vraiment c’est la réflexion idéologique : a) à quelles conditions idéologiques une « transition » est-elle possible, de quels concepts avons-nous besoin pour penser la transition 3 ? b) comment garantir la consistance – l’absence de contradiction formelle 4 – d’un trajet de décroissance qui s’émancipe réellement du monde de la croissance, c’est-à-dire qui ne reprenne pas d’une main un imaginaire de la croissance dont l’autre main prétend s’être décolonisée ?

Car faute d’un tel soubassement idéologique, ce sont toutes les initiatives engagées qui risquent de manquer leur objectif – celui de quitter sans retour le monde de la croissance : il ne suffit pas de prendre son élan, il faut aussi atterrir.

C’est là que le livre d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin vient commencer à combler un tel vide.

Héritage et fermeture, Une écologie du démantèlement, éditions divergences (2021), 166 pages.

Il faut reconnaître que sa lecture n’est pas des plus faciles. Essentiellement, parce que beaucoup d’analyses sont en réalité des discussions et des confrontations avec d’autres analyses (savantes), qui sont plus évoquées que présentées (le plus souvent dans les notes, qui sont regroupées en fin de volume). Ce qui malheureusement tend à estomper non seulement l’apport général de l’ouvrage mais aussi les thèses propres aux 3 parties.

  1. La première partie écrite par Alexandre Monnin explicite la notion de « commun négatif ».
  2. La deuxième partie écrite par Emmanuel Bonnet est celle avec laquelle nous avons le plus d’interrogations. Que faut-il entendre par « déprojection » ? D’un côté, nous ne pouvons qu’acquiescer à la critique radicale de l’innovation ; en effet, le monde de la croissance est bien l’extension sans limite des possibles, comme le formule la fameuse loi de Gabor : le possible technologique deviendra nécessairement réalité. Alors en effet, il nous faut assumer la « force déceptive » de l’Anthropocène : « apprendre à déprojeter des « futurs obsolètes » plutôt que de projeter des futurs souhaitables » (page 65), apprendre à ne pas faire advenir certaines virtualités. Mais, d’un autre côté, E. Bonnet fonde cette « déprojection » sur une critique radicale de ce qu’il nomme « organisation ». Mais qu’entend-il par « organisation » ? Si c’est le devenir-entreprise de toute organisation, nous ne pouvons que le suivre. Malheureusement, la définition qu’il donne de l’organisation est si large – « tout ce qui peut prétendre être social » (page 70) – que nous ne voyons pas quel pourrait être le sujet de la déprojection (car nous ne pouvons pas imaginer que ce serait l’individu). Pour le dire autrement, la décroissance que nous défendons – celle d’un socialisme de la vie sociale et non pas de l’activité industrielle, d’un socialisme sans progrès – ne peut pas ne pas s’appuyer sur un redevenir-communauté de certaines formes collectives. De ce point de vue-là, il nous semble que la défense de la « déprojection » fait l’impasse sur les critiques que nous pensons justes que Frédéric Lordon adresse à ce que G. Agamben a nommé « destitution ». Quant à nous, nous ne voyons pas bien ni comment on pourrait faire sans institutionnalisation, ni surtout sans préexistence ontologique et chronologique du social sur l’individuel (le prix à payer pour une critique radicale de l’individualisme, c’est bien cette dignité ontologique et chronologique reconnue à ce qui a prétention à « être social ») 5. Bref, nous ne sommes pas certains qu’une approche trop destituante de l’organisation soit parfaitement compatible avec le programme assumé par les 2 autres parties, celui de l’héritage (voir en particulier page 30).
  3. La troisième partie écrite par Diego Landivar rappelle précisément ce que c’est qu’hériter.

Mais alors en quoi ce livre doit-il pourtant être marqué d’une pierre blanche dans le travail de reconceptualisation dont a terriblement besoin la décroissance ?

D’autant que le terme de « décroissance » n’apparaît pas. Même s’il est plusieurs fois répété que l’on ne pourra pas échapper de « faire passer toute projection sous les fourches caudines des limites planétaires », le référent historique de cet ouvrage n’est pas la décroissance (comme « époque ») mais l’Anthropocène. Ce qui ouvre le besoin d’une clarification historique et conceptuelle entre croissance (qui ne devient « monde et idéologie » qu’à partir du second tiers du 20ème siècle) et Anthropocène. A faire.

Néanmoins, si l’on repère que la première des difficultés définitionnelle que doit affronter la décroissance est bien son préfixe « dé », alors on ne peut que se réjouir de trouver dans cet ouvrage la plus grande densité de néologismes construits sur ce préfixe 6.

En tant que dé-croissant, il ne faut pas résister à en esquisser une liste (non exhaustive) : démantèlement, destauration, désintensifier, déprojection, déconnexion, décoloniser, défuturation, désinnovation, déscalarité, dé-organisation, désinvestissement, désincubation, décommissionnement…

Tous ces « dé » sont ce que nous appelons des « déclinaisons » de la décroissance.

  • Une déclinaison, c’est un axe de décroissance à partir du moment où a) celle-ci est définie comme le contraire de la croissance et où b) la croissance n’est pas réduite à un concept économique mais est étendue aux modes de vie (son « monde ») et aux modes de pensée (son « idéologie »).
  • Une déclinaison, c’est un axe de décroissance à partir du moment où la décroissance est redéfinie comme trajet pour revenir sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique, pour « repasser sous les fourches caudines des limites planétaires ».
  • Une déclinaison, c’est un axe de décroissance dont le point de départ est bien le monde tel que nous en héritons en commun.

« Tel que nous héritons en commun » : et c’est là que cet ouvrage délivre tout son potentiel conceptuel car il nous fournit de quoi profondément penser le commun et l’héritage : non, tout commun n’est pas bucolique, et oui, il va nous falloir faire avec des « communs négatifs » (première partie) ; autrement dit, ce dont nous héritons n’est pas un merveilleux patrimoine que nous nous réjouissons de transmettre aux générations futures, mais c’est un monde de merde, les « ruines du capitalisme », des « hybrides socio-techniques épuisés, effondrés, caducs et déréglés » (page 96) (troisième partie).

C’est sur cet apport conceptuel tellement fécond pour décliner la décroissance que nous nous sommes appuyés pour écrire le chapitre 5 de la deuxième partie du livre collectif que la MCD publie sous le nom de La décroissance et ses déclinaisons.

A chacun donc de lire ce livre de la MCD.

A chacun de lire le livre de Bonnet, Landivar et Monnin, muni d’un paquet de fiches à remplir, dont les entêtes seront : Technologies zombies, ruines, (types de) communs négatifs, fermeture (du capitalisme), héritage (continuité, deuil, charge, responsabilité), critique des stratégies de basculement et de prise de conscience (par les récits et les imaginaires), hybrides sombres, renoncement ; redirectionnisme…

Mais il ne suffira pas de lire…


Pour ceux qui se retrouvent frustrés que je n’en écrive pas plus et qui gèrent mal cette frustration :

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Les notes et références
  1. Pour un inventaire des définitions de la décroissance dans le livre La décroissance et ses déclinaisons : https://ladecroissance.xyz/2022/05/21/comment-definir-la-decroissance/.[]
  2. Ou l’antiracisme le contraire du racisme, ou la décrue le contraire de la crue…[]
  3. Tel était l’objet de mon Politique(s) de la décroissance.[]
  4. Cette absence de contradiction formelle est une condition nécessaire mais elle n’est pas suffisante. Elle est nécessaire parce que sinon c’est la croissance qui continue. Elle n’est pas suffisante pour garantir une réalisation.[]
  5. Tel sera précisément le thème des (f)estives organisées en août sur la « vie sociale ».[]
  6. Je n’ai repéré qu’un autre livre aussi prolixe dans ces néologismes du « dé », c’est Bifurquer, le dernier livre auquel ait participé Bernard Stiegler.[]

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