« Rien de grand ne s’est accompli sans passion », affirmait Hegel au moment de penser le rôle que des individus pouvaient jouer dans la grande Histoire. C’est ainsi que la grande histoire de l’anticapitalisme a pu, à un moment, nous proposer le choix entre le mythe du Grand Soir (version anarchiste) et le Grand Récit (version marxiste) ; dans les deux cas, inéluctablement, le capitalisme allait s’effondrer sous les poids de ses contradictions internes (et du volontarisme, soit de la révolution soit de la dictature du prolétariat).
Las, le capitalisme est toujours là. Et la domination dans les modes de production s’est doublée d’une aliénation dans les modes de vie et dans les rapports de consommation.
Alors, la voie du socialisme utopique, celle des expérimentations minoritaires, a repris du poil de la bête et, puisque « small is beautiful« , l’espoir s’est déplacé vers les petits matins et les petits récits.
Las, le capitalisme est toujours là. Mieux, il a su se réapproprier la puissance mobilisatrice et mystificatrice des récits. Au niveau macroéconomique, le Grand Récit est celui de la Croissance, qu’il faut sans cesse relancer sous peine de perdre l’équilibre. Au niveau microéconomique, c’est à coups de storytelling que la moindre entreprise se forge son identité narrative.
Et nous voilà aujourd’hui envahi par les récits, des grands et des petits ; des récits partout. Il ne s’agit même plus de persuader, encore moins de convaincre, juste de séduire. C’est la victoire mentaliste de la publicité, partout, tout le temps.
Même la critique qui prétend aujourd’hui être la plus radicale n’est qu’un récit supplémentaire, qui s’affiche comme un « autre récit », rempli de vérités alternatives et d’infox, mais tissé entre elles par de fausses intrigues d’autant plus irréfutables qu’elles sont in-discutables.
Et voilà où je veux en venir : tous ces récits ont tous en commun de faire écran – ils font le spectacle et ils font barrage – au discutable. C’est pourquoi je prétends qu’aujourd’hui le règne du régime pandémique du non-débat est sans opposition, la discussion étant escamotée et inaudibilisée par les récits en tout genre.
Où reste-t-il des lieux de discussion ? Les petites comme les grandes discussions n’ont plus lieu, faute de tels lieux ; ni au parlement si mal nommé, ni sur nos territoires, et guère plus dans les familles. Nous n’arrivons plus à causer qu' »entre nous » et cela ne fait pas une discussion.
C’est pourtant de tels lieux de discussion dont nous avons terriblement et démocratiquement besoin ; des lieux communs ; pour frotter nos analyses, nos compréhensions, nos interprétations ; pour controverser sans polémiquer.
Cet espoir mis dans des lieux de discussion comme lieux de frottements est ce qui relit les interventions passées évoquées ci-dessous et les interventions futures : dans un livre collectif et dans les prochaines (f)estives de la décroissance.